Robert Louis Stevenson.

Henri et Mackellar s'inquiètent du silence de l'expédition(...).
Ils avancent à leur tour dans le désert.
La neige est tombée. Plus de traces. Le silence surtout est affreux.
Les sifflements du vent dans la solitude sont comme l'expression d'un silence accompli.
(Sonorisez le vent, les arbres cassés et, si vous le pouvez, le silence sonore du désert)
Antonin Artaud - Le Maître de Ballantrae - Scénario d'après Stevenson déposé le 26 avril 1929.

Il y a enchassé dans Le Maître de Ballantrae(1) de Stevenson, un court récit raconté par le Maître lui même (c'est d'ailleurs le seul), et rapporté par l'un des deux narrateurs qui, pour reprendre les termes même du texte, a sur moi une singulière emprise.
Rappelons que Le Maître de Ballantrae est l'histoire d'un rivalité entre deux frères ; l'un, le Maître qui n'a rien d'autre que son esprit diabolique est un séducteur, l'autre est vertueux mais il n'attire pas la sympathie.On n'en dira pas plus si ce n'est pour dire que l'on trouve là tous les grands thèmes de Stevenson (le double, le trésor, l'Aventure) et que c'est tout simplement un chef d'oeuvre.
Revenons à notre petit récit.
Mon ami le comte, c'est ainsi qu'il commença son récit, avait pour ennemi un certain baron allemand qui ne connaissait pas bien Rome. peu importe l'origine de l'animosité du comte ; mais comme il avait la ferme intention de se venger, sans aucun risque pour lui même, il n'en dit rien au baron (...).
Un jour par hasard, le comte se promenant à cheval découvre dans les environs de Rome un petit chemin abandonné avec d'un coté un tombeau romain antique, de l'autre une maison abandonnée dans un jardin planté d'yeuses. Au bout du chemin, un champs de ruines, au milieu duquel sur le flanc d'un coteau, une porte ouverte et, non loin de là, un pin solitaire rabougri et pas plus haut qu'un framboisier. L'endroit était désert et très discret ; une voix intérieur dit au comte qu'il y avait là quelque chose d'avantageux pour lui.
Le comte poursuit ses recherches - la porte s'ouvrait sur un couloir en vieille maconnerie romaine - et découvre un puits dont les parois étaient encore bien droites et les joints lisses. Le comte reste un moment appuyé sur le garde de fou constitué d'une grille qui protège le puits, lorsque soudain celle-ci céde sous son poids. Il s'en faut d'un cheveux pour qu'il ne tombe la tête la première. Il lui vient alors une idée. Il remet le garde fou comme il l'avait trouvé, de telle sorte que le premier venu y trouverait la mort.
Le lendemain, il rencontre la baron et lui montre une vive inquiétude. L'autre lui en demande la cause, le comte se fait prier, déclare qu'il s'agit d'un rêve, et soudain comme s'il s'emballait demande à son ami de prendre garde, car c'était de lui qu'il avait rêvé. Le baron bien entendu veut connaître le rêve.
- Je vous ai vu à cheval, je ne sais où, mais je pense que c'était près de Rome, car vous aviez d'un coté un tombeau antique et de l'autre un jardin planté d'yeuses. Il me semble que je vous criais sans cesse de revenir, car j'étais au comble de la terreur. Je ne sais si vous m'entendiez, mais vous vous obstiniez à avancer . Le chemin vous conduisit à un endroit désert, parmi les ruines, où il y avait une porte à flanc de coteau et, tout près de la porte, un pin chétif. Là vous avez mis pied à terre... Vous êtes parvenu à une petite cavité où il y avait un puits avec un garde fou (...). J'eu l'impression de m'égosiller à vous mettre en garde, vous criant qu'il était encore temps, vous adjurant de quitter immédiatement ce vestibule(...). C'est alors que vous avez recu une communication. Je pense que je n'ai pas compris de quoi il s'agissait, mais la peur m'a arraché d'un coup à mon sommeil et je me suis réveillé tout tremblant et sanglotant.
Les deux amis sont d'accords pour trouver le rêve étrange - de quelle communication s'agit-il ? - et décident ne plus y faire allusion.
Quelques jours plus tard, le comte propose au baron qui accepte une promenade à cheval dans la campagne romaine. Sur le chemin du retour le comte fait montre d'agitation
"Qu'avez vous ? s'écria le baron. Que vous arrive-t-il ?" - "Rien, s'écria le comte. Ce n'est rien. Un malaise, que sais-je ? Rentrons vite à Rome !" mais pendant ce temps, le baron avait regardé autour de lui ; et là, à gauche sur la route, tandis qu'ils regagnaient Rome, il vit un petit chemin poussiéreux, avec un tombeau d'un coté et un jardin planté d'yeuses de l'autre (...).
Ils rentrent à Rome où le comte est alité.
Le lendemain, on retrouva le cheval du baron attaché au pin, mais on n'entendit plus parler du baron lui-même, à partir de ce moment là.

Trois pages où se cotoient le fantastique et le policier, où un décor rencontre une aventure, où le Mal devient objet de fascination. La perfection.
Lorsque que le narrateur reprendra le récit à son compte on apprendra que le comte et le Maître ne font probablement qu'un.
...Et maintenant, voyons était-ce un meurtre ? demanda le Maître en s'interrompant brusquement.
- Etes vous sûr que c'était un comte ? demandai-je.
- Je ne suis pas certain du titre, dit-il, mais c'était un gentilhomme de famille noble ; et Dieu vous préserve Mackellar, d'un ennemi si subtil !
En prononçant ces derniers mots, il me regardait d'en haut et souriait au-dessus de ma tête. L'instant d'après, il était sous mes pieds(2). Les yeux fixes comme un enfant, je continuais à suivre ses oscillations ; elles me donnaient le vertige, j'en avais la tête vide et je parlais comme dans un rêve. Puissance de la littérature.

(1) On conseillera l'édition et la traduction d'Alain Jumeau dans la collection Folio-Gallimard.
(2) La scène se déroule sur un bateau, le personnage épouse les mouvements du batiment.