Ruines circulaires

Le Zèbre est peut-être de tous les animaux quadrupèdes le mieux fait et le plus élégamment vêtu.

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mardi 28 septembre 2010

La carte et le territoire.


J'ai lu un long article qu'il avait écrit dans une revue de sciences humaines, il y développait des considérations assez curieuses sur le Destin, sur la possibilité de développer une nouvelle religion basée sur le principe de synchronicité
M. Houellebecq, La carte et le territoire.

Jusqu'ici nous sommes en pleine causalité. Une cause : la charge excessive, un effet : la cassure de l'atome. Mais si nous demandons pourquoi tel atome se casse en premier et tel atome ensuite, il semble bien que nous plongions dans l'acausalité. La très grande majorité des physiciens s'accordent aujourd'hui pour dire qu'il n'y a là aucune raison de quelque nature qu'elle soit (…) Nous savons pourquoi les atomes éclatent, mais pas pourquoi ils éclatent à un instant donné.
H.Reeves, La synchronicité, l'âme et la science.

J'avais il y a quelques années consacré une notule à Michel Houellebecq dans laquelle suite à ma déception à la lecture de Plateforme et La possibilité d'une île je concluais que l'auteur des Particules élémentaires confondait la carte et le territoire. Quelle ne fut donc pas ma surprise de constater que son dernier livre avait justement pour titre La carte et le territoire.
Que nous raconte ici Houellebecq à travers la vie et l'œuvre de l'artiste Jed Martin ? ni plus ni moins que le devenir carte du territoire c'est à dire d'un monde qui se présentait absolument comme un dispositif rationnel, dénué de magie comme d'intérêt particulier, un monde qui vise à une certaine ataraxie de l'être : ...il serait dans la vie comme il l'était à présent dans l'habitacle à la finition parfaite de son Audi Allroad A6, paisible et sans joie, définitivement neutre.
Que la carte devienne le territoire a pour conséquence que le monde devient un monde de la juxtaposition. Jed Martin connait ses premiers succès en photographiant des cartes Michelin. Des années plus tard au cours d'une fête donnée par Jean-Pierre Pernaud, il revoit l'une de ses premières cartes : Les taches blanches, vertes et brunes s'y répartissaient avec égalité, traversées par le réseau symétrique des départementales. Il prend alors conscience qu'il a vu d'avion ce même réseau figuré sur la photographie : En présence de la réalité concrète, de cette discrète juxtaposition de prairies, de champs, de villages, il avait ressenti la même chose : équilibre, harmonie paisible. Le processus ira jusqu'à son terme, mais de manière moins paisible, pour le personnage de Michel Houellebecq qui intervient dans le roman et est assassiné : Toute la surface de la moquette était constellée de coulures de sang, qui formaient par endroit des arabesques complexes.
Je crois que j'en ai à peu près fini avec le monde comme narration - le monde des romans et des films, le monde de la musique. Je ne m'intéresse plus qu'au monde comme juxtaposition déclare Michel Houellebecq, le personnage. Au rationalisme de la modernité (Le dôme de l'Institut avait une vraie grâce, dut-il convenir malgré lui. Évidemment, donner une forme arrondie à un bâtiment ne pouvait se justifier en aucune manière ; sur le plan rationnel, c'était simplement de la place perdue. La modernité était peut-être une erreur, se dit Jed pour la première fois de sa vie. Question purement rhétorique, d'ailleurs : la modernité était terminée en Europe occidentale depuis pas mal de temps déjà) a succédé le diktat irresponsable et fasciste des responsables des lignes de produit, qui ne font en réalité que transformer la vie du consommateur en une quête épuisante et désespérée, une errance sans fin entre des linéaires éternellement modifiés.
Si comme l'avait prédit Baudrillard, le simulacre a remplacé l'original, la carte le territoire alors s'évanouit la possibilité de la perte, s'évanouissent tous les possibles. Nous ne sommes pas à l'instant des possibilités infinies puisque tous les possibles finissent par se valoir : il était retombé dans cette solitude accablante, mais à ses yeux indispensables et riche, un peu comme le néant riche de possibilité innombrables de la pensée bouddhiste. Sauf que pour l'instant, le néant n'engendrait que le néant. A l'inverse du Dieu leibnizien (Au coin de l'impasse Leibniz il s'arrêta...) qui s'il choisit A à B ne peut le faire sans avoir aucune raison de le préférer à B, le héros de La carte et le territoire n'est mu par aucune préférence : Le dimanche 28 juin, en milieu d'après-midi, Jed accompagna Olga à l'aéroport de Roissy. C'était triste, quelque chose en lui comprenait qu'ils étaient en train de vivre un moment d'une tristesse mortelle (...) Il aurait pu interrompre le processus de déliaison, se jeter à ses pieds, la supplier de ne pas prendre cet avion ; il aurait probablement été écouté. Mais que faire ensuite (...) Jed n'eut aucune réaction quand Olga, après un dernier baiser, se dirigea vers la zone de contrôle des passeports, et ce n'est qu'en rentrant chez lui, boulevard de l'Hôpital, qu'il compris qu'il venait, presque à son insu, de franchir une nouvelle étape dans le déroulement de sa vie. De même, la résolution de l'énigme de la mort de Michel Houellebecq ne reposera que sur un hasard, et les motivations de son assassin, du moins quant à son son modus operandi, nous seront inconnues.
Le monde qui nous est décrit est celui de la synchonicité qui pour reprendre la définition qu'en donne Wikipédia est l'occurrence simultanée d'au moins deux événements qui ne présentent pas de lien de causalité, mais dont l'association prend un sens pour la personne qui les perçoit. Un monde qui pour reprendre les termes de Schopenhauer produit une simultanéité sans lien causal, que l'on nomme hasard. On comprend dès lors la place primordiale qu'accorde Houellebecq à la notion d'intuition. Les expériences artistiques de Jed Martin (Nous aussi, nous sommes des produits poursuivit-il, des produits culturels) comme les innovations d'un Steve Jobs (De même, on avait l'impression qu'il pouvait, par l'intuition fulgurante d'un nouveau produit, imposer subitement au marché de nouvelles normes) reposent sur cette notion. L'artiste est donc un être soumis, soumis à des messages mystérieux qu'on devait donc faute de mieux et en l'absence et en l'absence de croyance religieuse qualifier d'intuitions. Seule l'intuition (je ne suis pas un intellectuel déclare J. Martin) permet encore d'échapper à la coïncidence de la carte et du territoire : On ne décide jamais jamais soi-même de l'écriture d'un livre avait-il ajouté ; un livre selon lui, c'était comme un bloc de béton qui se décide à prendre, et les possibilités d'action de l'auteur se limitaient au fait d'être là, et d'attendre, dans une inaction angoissante, que le processus démarre de lui-même.
Il convient cependant de constater que Houellebecq décrit un processus, même si ce dernier est bien engagé, ou pour reprendre nos propres mots il examine le devenir carte du territoire. L'opération ne peut avoir atteint son stade final, (subsiste encore une trace divine, et la présence d'une loi morale) puisque si tel était le cas, le roman lui même ne serait plus possible. En effet par définition le genre romanesque présuppose le caractère hybride, impure du monde. Aux impeccables lieux communs de la démocratie (l'expression est de Finkielkraut), Houellebecq oppose la notion de point de vue (c'est techniquement très réussi, notamment les discussions entre Jed et son père), les opinions exprimées n'engagent que les personnages qui les expriment nous prévient-il dans la page des remerciements et ce qui n'aurait pu être qu'une précaution oratoire doit, me semble-t-il, être pris au pied de la lettre. Je veux rendre compte du monde... Je veux simplement rendre compte du monde déclare Jed Martin dans son dernier entretien. Au delà de certains clichés houellebecquiens (un écrivain d'importance crée ses propres clichés) qui parasitaient Plateforme, ici point de leçon mais une mise à distance teintée d'ironie et d'humour parfois noir. Ralentir le processus par l'éloge du bel objet (la parka Camel Legend, sans doute la plus belle parka jamais réalisée), du progrès lent, de la bonne volonté érotique en opérant la jonction entre art et artisanat, en réexaminant la place du travail, c'est donc rendre possible les conditions d'existences du roman.
Et si à la fin de sa vie, les dernières œuvres Jed Martin donnent à voir les ravages du temps (la prise en compte de ce dernier est aussi une manière d'introduire du jeu entre la carte et le territoire) et semblent annoncer le devenir végétal des hommes, il n'en reste pas moins qu'il s'est trouvé un romancier pour en rendre compte et y voir, peut-être, une méditation nostalgique. Entre la carte et le territoire, le roman permet le souvenir et ça n'est pas rien.
Un beau livre.

On peut lire aussi sur le site du Ring les points de vue de Marin de Viry et de Pierre Cormary
Ajoutons cette belle approche du roman, ici.

lundi 13 septembre 2010

Chabrol.


En réponse à Michel Crépu et à son édito mobile du 13 septembre 2010.

La mise en scène de Chabrol repose un principe d'invisibilité (leçon qu'il a apprise de Lang et de Simenon), ce qui ne signifie pas absence de style. Construite autour de formes géométriques, elle laisse apparaître des éclats qui, à la manière d'un Aldrich (une certaine forme de vulgarité), visent à la dissonance.
Au delà d'une sociologie devenue datée (la fameuse tarte à la crème balzacienne), Chabrol fut l'un des rares qui sut relier le quotidien au cosmique. Je pense, entre autres et les exemples seraient nombreux, au panoramique de Que la bête meure qui se conclut sur un paysan figure du destin. Il est bien entendu arriver à Chabrol de rater certains films (il le reconnaissait lui-même), mais il y avait toujours une idée donc un plan à sauver. Et si Folies bourgeoises est probablement un très mauvais film, le plan final sur les statues qui cherchent à s'éteindre reste magnifique.
Plus que du coté de Balzac, c'est du coté de Flaubert (sa Madame Bovary mériterait d'être réhabilitée) qu'il faut regarder. Du coté d'une fascination pour la bêtise et du vertige qu'elle procure. Le héros chabrolien est un être seul en proie au déséquilibre qui se regarde tomber.
Chabrol est en quelque sorte un anti-Pialat (cinéaste que j'aime beaucoup et plus complexe que ne le laisse à penser ses épigones)) et sa mise en scène, à son meilleur, vient pervertir le réalisme supposé de son propos. C'est en ce sens qu'on ne lui voit pas de descendance dans le cinéma français contemporain (pour schématiser et faire vite un axe Renoir/ Pialat et parallèlement un axe Bresson/Dumont) ni d'ailleurs vraiment de père.
Chabrol était un cinéaste unique.

mercredi 8 septembre 2010

Présence.



Revu Les passagers de la nuit.

Le film est moins bon que le souvenir que j'en avais gardé. Certaines séquences ont mal vieilli (le cauchemar du héros) ou manquent de rythme ( quelques scènes d'intérieur) et surtout le happy end (même s'il a été voulu par D.Daves contre l'avis de Bogart) est en totale contradiction avec le reste du film où le personnage de Bogart est prisonnier d'un labyrinthe dont on comprend mal qu'il puisse s'échapper.
Et pourtant le film comprend un des plans les plus sublimes de l'histoire du cinéma (il est conseillé de regarder le premier extrait à partir de 4:40 et d'enchainer sur les premières minutes de l'extrait 2). Ce plan, c'est le premier du deuxième extrait.
Rappelons qu'avant que Bacall n'ôte les bandages, on ne voit jamais le visage de Bogart (les scènes où il intervient sont filmées en caméra subjective) puisque justement le personnage n'a pas ce visage, il ne l'aura qu'après l'opération de chirurgie esthétique. Et si Irene Jansen a rencontré Vincent Parry, elle n'a jamais rencontré Bogart. Ce que met en scène cette séquence, c'est une reconnaissance; celle de Bogart par Bacall. Elle découvre enfin le visage de Bogart et l"émotion nait de cette attente récompensée. Le film se conjugue alors au présent. Puis vient le fameux plan (la descente de l'escalier), au temps de l'attente succède le temps de la présence. Le temps du mythe, celui d'un présent qui devient l'éternité.
Et c'est ainsi que le cinéma est beau.

dimanche 5 septembre 2010

Devoirs de mémoire.

Je dépose ici, pour ma mémoire, quelques notes publiées ailleurs.

(la vie des ondes). Longtemps, le sommeil ayant fuit, je fus réveillé par l'histoire des janissaires, la poésie anglaise, Abraham ou d'énigmatiques dieux mésopotamiens. Ces temps là ne sont plus, ils ont laissé la place à "l'actualité culturelle". Les petits matins ne conjuguent plus qu'au présent et l'inactuel a été englouti par l'éphémère du jour.
Aux éventuels commentateurs qui m'expliqueront que la même émission est diffusée à minuit et que je peux l'enregistrer, je répondrai :
- que le podcast enlève l'effet de surprise, le rendez vous devient un rendez vous provoqué, disponible et que cette disponibilité me semble contraire à ce qui fait l'essence de la radio. - que pour le coup à minuit je dors ou alors je baise.

(la vie des séries). Persons Unknown : série de 13 épisodes de Christopher Usual Suspects McQuarrie. C'est assez mauvais, le scénario est écrit à la va comme je te pousse (un groupe d'inconnus se retrouve prisonnier dans une petite ville fantôme et fait l'objet d'une surveillance constante.), pas très bien filmé et ça manque singulièrement de moyens. Et pourtant. Le dernier épisode fait tout basculer.
Les personnages deviennent des personnages inventés par autrui au-lieu d'être inventés par eux-même, dans la fiction ils interrogent une fiction qui ne connait pas ni limite, ni extérieur (ce qui n'était pas vraiment le cas dans Lost par ex, enfin c'est à discuter). Ils sont prisonniers de la série alors même que s'ouvre à eux l'infini des possibles. Dans le combat qui les oppose au "programme", c'est la narration qui finit par gagner.

(la vie littéraire). La littérature contemporaine cite beaucoup de noms réels pour s'épargner des descriptions fastidieuses. C'est un gain de temps. (F. Beigbeder, à propos du dernier roman de M. Houellebecq).
C'est oublier un peu vite qu'à force de gagner du temps, on finit par en perdre l'épaisseur, celle du temps à venir. Une description fastidieuse, c'est une description qui s'inscrit dans une durée. C'est ne pas oublier que l'on puisse oublier, tenter de conjurer l'oubli, le figurer en creux ; projet à la fois fou et d'une grande modestie. Gagner du temps, c'est oublier cette possibilité, c'est croire pouvoir s'arroger un droit à l'éternité, c'est oublier que le temps finit toujours par gagner.

(la vie du monde). Dans cette affaire Woerth ce qui me semble le plus curieux ce n'est pas tant les échanges de bons procédés, ils sont inhérents aux relations humaines, mais plutôt qu'un type puisse dans la première décennie du XXIe siècle attacher encore de l'importance à la légion d'honneur dont le moins que l'on puisse dire est qu'elle a été accordée à peu-près à tout le monde.