Ruines circulaires

Le Zèbre est peut-être de tous les animaux quadrupèdes le mieux fait et le plus élégamment vêtu.

Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche

mercredi 16 mai 2018

La chute d'Icare



Les ailes étaient souples, largement arrondies, faites de nervures d'acier et de plumes d'aigle.
Il en avait forgé les pièces avec un soin minutieux; il avait choisi le duvet le plus fin et les pennes les plus flexibles : les rectrices s'appuyaient sur le vent, d'une prise assurée, les rémiges gauchissaient dans une fuite coupante et précise. Déployées sur l'établi, dans la cour du Labyrinthe, elles palpitaient au passage des brises : les plumes frissonnaient, le métal en retombant faisait un bruit mat.
Le Dédalide se félicita de son stratagème. Etouffé par les murailles de sa prison, il aspirait vers l'air libre et l'infini des altitudes. Il enviait l'orgueil, bandé vers le soleil, des oiseaux souverains, et les héros légendaires, escaladeurs de nues. Piétiner des vapeurs navigantes ! se rouler dans la lumière fluide et pourprée ! cueillir des astres dans les prés verts du cie l! S'en parer la poitrine et les cheveux !
L'impatience le soulevait, il croyait avoir les talonnières de Mercure. Avec une joie puérile, battant des mains, poussant des cris, il dansait autour des ailes.
Elles s'attachaient aux omoplates à l'aide de cire longuement pétrie et mêlée de résine. Des courroies nouées au poignet les incurvaient selon les caprices du vent.
Icare, s'en étant révêtu, tendit son envergure et rama dans le vide. Une bouffée tiède le caressa, le sol se déroba sous ses pieds ; il franchit le faîte des murailles et s'éleva dans l'ardeur vermeille du plein midi. L'air oppressé d'un mouvement régulier s'éboulait sous lui ; il bondissait sur les gradins du vent. Les pennes se hérissaient à chaque tension; le bout des ailes vibrait en sifflant.
Le paysage, d'un élan symétrique, s'écoulait vers un centre. De l'horizon, des étendues montaient, comme l'afflux d'une eau souterraine.
C'étaient les champs rectangulaires, les labours ondulés de sillons, les villes blanches et rosée jalonnant la campagne nivelée, des rivières capricieuses, un temple sur un promontoire, puis la mer moirée de reflets que les navires déchiraient de leur prou.
Le Dédalide s'élevait d'un essor calme et puissant. Un grand murmure venait de la terre. Il crut y discerner des clameurs de triomphe. L'orgueil élargit son envol. îl s'étira vers les nuées, masses nonchalantes au ventre d'or affalées dans du bleu.
Tous les hommes, songeait-il, devaient suivre le jeu de son audace. Les fronts, trop longtemps inclinés vers la glèbe, se relevaient. Des gestes fiers dressaient sur le cercle du monde une floraison nouvelle.
Il résumait l'éternel désir vers lès cimes et les empyrées inaccessibles. Il se sentait tout à coup le centre des énergies ; et, semblable au soleil, tous les yeux de la vie se tournaient vers lui.
Des sanglots d'enthousiasme l'étouffaient. Il aspirà l'air vaincu el fonça dans un nuage. Le brouillard l'enveloppa. Une rosée odorante pérla sur sa chair. Puis il surgit à nouveau dans la clarté. Sous ses pieds, des ondes laiteuses glissaient, moutonnaient, roulant et dénouant leurs volutes, au milieu d'un silence ouaté. La terre avait disparu. Au-dessus de la houle neigeuse, le ciel s'étendait.
L'exploit ! Envahir le séjour des dieux caducs, se ruer dans l'appartement des déesses, détrôner Jupiter et siéger, avec le tonnerre en main, les talons sur les seins nus d'une immortelle.
Il déploya ses ailes, éperdument : emporté par son délire, il jaillit vers le zénith. Au loin, les portes de l'Olympe rayonnèrent, sur des collines flottantes de vapeurs. Icare se roidit, d'un effort exaspéré : mais les ailes craquèrent, l'une d'elles se déjoignit. Il vacilla, battit l'air un instant, et chavira parmi les plumes éparpillées.
Mais en s'écroulant, il entrevit, comme une fulguration, l'éternelle gloire de son acte.
Puis il tomba.

Il s'enfonça dans la mer, à quelques brasses d'une île fortunée.
Un laboureur, sur la falaise, creusait de sa charrue des sillons parallèles : la terre grasse se renversait sous la saillie du soc; à la limite du labour, le cheval tournait d'un mouvement mécanique, et revenait en écrasant les mottes sous ses pieds. Des bergers jouaient au bouchon. Un couple, derrière un taillis, s'étreignait avec frénésie. Au large, les bateaux cinglaient, emportés au gonflement des voiles claquantes : ils étaient pleins de chants et de rumeurs.
Or, à la place où tomba le Dédalide, un pêcheur à la ligne, assis sur le rivage, surveillait ses flotteurs. Une outre de vin et des quignons de pain bis étaient posés auprès de lui, sur des feuilles fraîches. Il épluchait une gousse d'ail et sifflotait gaîment. Dans une nasselle, à ses côtés, des poissons frétillaient.
Au bruit du Héros s'abîmant dans la mer, le bonhomme crut que les bergers lançaient des galets pour troubler sa pêche. Il leva la tête, les vit l'air absorbé dans leur jeu, et reprenant son labeur, il bougonna :
— Tas de fainéants, va !
Le reste du monde souriait dans l'inconscience.

Albert T'Serstevens, La chute d'Icare in Le dieu qui danse, 1921.

samedi 5 mai 2018

La foire du Trône


Détective n° 45, 5 septembre 1929.

A la fin des années 20, René Guetta séjourne à Holywood. Il y fréquente les studios et les bas-fonds. Septembre 1929, il donne un long article à Détective et publie chez Plon, Sous le ciel d'Hollywood. Trop près des étoiles où il relate ses rencontres et expériences.
En 31, sur le bateau qui le ramène en Europe, il fait la connaissance de Clara et André Malraux. C'est le début d'une amitié. Sa gouaille, sa fantaisie lui valent le surnom de Toto. Clara Malraux le qualifie de farfelu. Il porte alors à un oeil un bandeau noir, conséquence d'une rixe, qui le fait ressembler à Filochard des Pieds-Nickelés. Il servira de modèle au personnage de Clappique dans La Condition humaine.
Tout au long des années 30, il collabore régulièrement à l'hebdomadaire Marianne. Puis vient la guerre. Juif, il est abrité par Edith Piaf et finira par rejoindre la Corse pour lutter contre l'occupant. La date de sa mort est inconnue.
Mais pour l'instant, nous somme en avril 36. Le fascisme battu par le front populaire titre Marianne. L'heure est à l'espoir et aux autos-tamponneuses

Il pleuvait. Il faisait froid. Il faisait s'ombre. On pataugeait dans la boue.
On avait la figure pâle et le nez mauve. On grelottait. On souhaitait un bon lit bien chaud. Pourtant, on restait là, place de la Nation, au milieu de la Foire du Trône, debout, enchanté, ravi, incapable de se dégager de l'odeur de vanille qui traînait dans l'air, envoûté par les lumières fades, par les cris, par les rires, par la bonne humeur des ombres qui vous encerclaient.
Dès la sortie du triste métro, de magnifiques affiches lumineuses, jaunes et rouges, vous invitaient à quitter les rues sans joie d'alentour pour vous plonger dans la vaste rigolade populaire. On se laissait tenter et là-bas, autant le bistro, aux glaces grises, paraissait mélancolique, autant les étalages de nougat et des marchands de cochons en pain d'épice, nous remplissaient d'aise.
Au milieu des avenues éclairées et somptueuses, des couples d'amoureux marchaient en se serrant très fort les uns contre les autres pour avoir plus chaud. Des militaires épais, lourds, ahuris, allaient par groupes sans se lâcher d'une semelle : un soldat est toujours timide. Six soldats ont du culot pour vingt.
— Allons, les artilleurs, v'nez faire un carton! hurlait les grosses dames des tirs, frisottées et engageantes.
Et des maigres types en chandail, montrant leurs dents vertes, criaient :
— Essayez plutôt vos chances à la lot'rie. C'est pas la nationale! Ici on gagne « tojors » !
Des mers, des vagues de casquettes écoutaient, s'arrêtaient, se levaient, tanguaient.
— Alors, Toto? On y va ?
— Voui, mon dandy. Et j'vais t' gagner une bouteille ed' « bouché ».
Les chapeaux mous, moins nombreux, mais plus élégants, choisissaient de préférence les jeux de force. Quant aux sans-chapeau, ils attendaient dans un coin sombre que passât une quelconque petite demoiselle en cheveux, le nez en l'air, pour sauter dessus gentiment.
— Où qu'vous allez comme ça ? Une bat' petite môme, comme vous, ça doit pas s'balader seule. V'nez dans l'scenic.
La jeune personne refusait, puis acceptait vite, parce que, dans les montagnes russes, on peut se caresser tranquillement, sans en avoir l'air, sans se connaître, rapport aux cahots !
Une animation croissante régnait, sous la pluie fine, devant toutes ces merveilles. On dépensait à toute allure, par vingt sous, ce qu'on possédait, mais cela n'empêchait pas de nager dans la béatitude puisqu'on avait le droit, dans cette atmosphère fausse et clinquante, de voir ou d'entendre sans payer, lorsqu'on était fauché, la voix de Maurice Chevalier ou un air de biguine, sortant des haut-parleurs déchaînés. Cela donnait envie de danser...
Des malins, décoiffés, spécialistes d'un jeu d'adresse, montraient fièrement, aux spectateurs admiratifs, les bouteilles gagnées.
— J'm'en tape pour dix balles de « mousseux » tous les soirs. J'les r'vends après !
Un vieux monsieur, un très vieux monsieur cramoisi, sale et pauvre, pinçait les fesses de toutes les filles qui avaient le malheur de passer près de lui. Sans s'émouvoir, elles se retournaient et, hautaines, disaient :
— S'pèce ed' salaud va !
Puis, frétillantes,. elles s'évanouissaient au milieu de la foule dense.
Mais les balançoires, les tirs, les jeux de massacre, les montagnes russes, les photographes, les cartomanciennes, les marchands de nougat et de pain d'épice, le libraire même qui vendait des dictionnaires Quillet. devaient s'incliner devant le succès des manèges d'automobiles électriques. Pour quarante sous, en effet, on avait le droit de grimper dans une voiture. A un signal donné, on démarrait. On jouissait alors de l'impression délicieuse de conduire sa propre Rolls-Royce — pas moins. Et comme la piste était petite et les RollsRoyce nombreuses, de terribles collisions se produisaient. Des cris s'élevaient. On sautait en l'air. Le volant vous entrait dans le ventre. C'était exquis !
Pour attirer la clientèle masculine, les organisateurs, comme au « Coliséum » faisaient appel à des « taxigirl » — ainsi nommées sans doute parce qu'elle conduisent des autos. Les entraîneuses étaient charmantes et diaboliquement habiles. Au début de la soirée, elles s'installaient dans leur voiture et elles y restaient jusqu'à la fermeture de l'attraction. Toujours il y en avait deux en permanence : une brune et une blonde. La brune, mince, jolie, calme, féroce, travaillait avec sérénité. Elle percutait dans la bagnole des amateurs avec une rage froide et redoutable.
La blonde, très mignonne, conduisait en dédiant des sourires lointains à ceux qu'elle emboutissait. La première fois, elle ne disait rien. La deuxième fois, elle rigolait doucement. La troisième fois, elle demandait discrètement :
— Tu viens chez moi, chéri ? Il fait plus chaud qu'ici !
Il paraît que ces dames avaient des amis fidèles, qui revenaient très souvent les voir.
A minuit, nous avions tout vu, tout senti, tout observé. Nous étions heureux, trempés, morts de fatigue.
Et, pendant que le métro roulait, nous songions, dans un demi-sommeil, à ce Paris que l'on trouve si triste. Que n'obtient-on l'autorisation de fourrer dans chaque quartier, tous les soirs jusqu'à onze heures, des bals en plein air (comme au 14 juillet), des lampions, des orchestres, des camelots, des attractions, des bistros, de manière que tout le monde puisse s'amuser, en sortant du bureau, sans dépenser trois cents francs par tête ! Les comités des fêtes ne rendent heureux — et encore - qu'un minimum de gens.
Rien n'empêche que ces gens continuent à s'amuser entre eux, pour le même prix. Mais, en attendant, il faudrait que les cafés, les musiciens, les commerçants, les femmes, les hommes, puissent profiter de la rue, puissent obtenir des privilèges pour la rue, puissent s'amuser grâce à la rue, puissent animer la rue d'une gaieté sincère et gratuite. Alors, on reverrait non seulement les hommes et les femmes du monde de France, mais les étrangers revenir « faire la foire », tout guillerets, et « guincher » sous les lampions, au son d'une fanfare poétique, dans un Paris transformé dont les rues seraient enfin en joie.

René Guetta in Marianne, 29 avril 1936.