Ruines circulaires

Le Zèbre est peut-être de tous les animaux quadrupèdes le mieux fait et le plus élégamment vêtu.

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samedi 10 octobre 2009

L'Avare, les pères, les mères.

Je veux faire pendre tout le monde ; et si je ne retrouve mon argent, je me pendrai moi-même après.

C'est l'histoire d'un vieux qui va crever, et qui à la mort oppose, en vain, l'amour de l'argent. Car l'argent c'est ce qui circule, ce qui s'accroit.
Il y a chez Harpagon un refus viscéral de sa finitude dont le prix à payer est une forme hubris.
C'est l'histoire d'un père dont le fils spécule sur la mort. Il finira par le voler et le fera chanter.
C'est l'histoire d'un veuf dont la future femme ne l'épouse que parce qu'elle sait qu'il va bientôt disparaître, et qui n'en veut qu'à son argent.
C'est l'histoire d'un homme sans pouvoir, qui ne fait peur à personne. Un homme que la vie fuit sous le regard indifférent ou méprisant des autres protagonistes qui n'auront de cesse, une fois le temps venu, de dilapider l'héritage.
C'est l'histoire d'un vieux qui s'il finit par retrouver sa cassette, c'est à la manière de ces chiens faméliques à qui on donne un dernier os à ronger avant qu'ils ne clabotent oubliés dans un coin.
Les pères meurent toujours seuls.

Dans des pages fameuses de la Généalogie de la morale, Nietzsche fait de l'oubli, ce qu'il appelle oubli actif, une des conditions du bonheur. Sans oubli, il ne saurait y avoir de bonheur, de belle humeur, d'espérance, de fierté, de présent (c'est Nietzsche qui souligne). Présent qui, il faut le préciser, n'a rien à voir avec celui du troupeau qui s'en va broutant et qui ne sait pas ce qu’était hier ni ce qu’est aujourd’hui. Sans oubli, le passé est perpétuellement rabattu sur le présent, c'est l'oubli qui permet une véritable mémoire de la volonté, et l'unique horizon reste celui de la faute.
Il y a, me semble-t-il, dans les réactions autour de l'actualité la plus récente, au delà des cas particuliers, quelque chose de terriblement féminin. Ou plutôt, s'il est une chose que nous enseigne ces faits-divers, c'est la prééminence de la loi des mères. Au fond, la mère c'est celle qui n'oublie jamais.
Celle qui, pour paraphraser Nietzsche, n'en a jamais fini.

lundi 5 octobre 2009

Argumentum ornithologicum.

Je ferme les yeux et je vois un vol d’oiseaux. La vision dure une seconde, peut-être moins. je ne sais combien d'oiseaux j'ai vus. Étaient-ils en nombre défini ou indéfini ? Ce problème implique celui de l’existence de Dieu. Si Dieu existe, le nombre est défini, car Dieu sait combien d’oiseaux j’ai vus. Si Dieu n’existe pas, le nombre est indéfini, car personne n’a pu en dresser le compte. En ce cas, j’ai vu, disons,moins de dix oiseaux et plus d'un, mais je n’ai pas vu neuf, huit, sept, six, cinq, quatre, trois ni deux oiseaux. J’en ai vu un nombre compris entre dix et un, qui n’est ni neuf, ni huit, ni sept, ni six, ni cinq, et caetera. Ce nombre entier est inconcevable : ergo, Dieu existe.
Jorge Luis Borges, L'auteur.

Puisque l'univers est un, comment peut-on en parler ? Puisqu'il est appelé un, comment ne peut-on pas en parler ? L'un et son expression font deux; ces deux et l'un (originel) font trois. Un habile calculateur qui voudrait continuer à aller ainsi n'y réussirait pas; comment un homme ordinaire pourrait-il y parvenir ?
Tchouang-Tseu, Œuvres complètes.

On comprend dès lors qu'un seul un Dieu peut penser la totalité des choses multiples.

IL est l'auteur d'oeuvres grandioses et insondables,
de merveilles qu'on ne peut compter.
(...)
QUI dénombre les nuages avec compétence ?
Le livre de Job.

Cependant si Dieu n'existe pas, alors le concept de totalité est une billevesée métaphysique.

En déduisant du néant à l'être, on obtient trois idées distinctes. A combien d'idées parviendra-t-on si l'on veut déduire de l'être à l'être ? C'est en ne déduisant pas qu'on a raison.
Tchouang-Tseu, Œuvres Complètes.

Or Borges ne tient pas à s'arrêter là. Ce que lui prouve son expérience, c'est qu'il a conscience d'1 vol d'oiseau mais qui ne peut être réduit à un tout. Conscience d'une totalité qui ne pourrait être saisie en tant que totalité, conscience d'un nombre qui serait pensable mais non représentable. Ce nombre, le monde, est le dieu de Borges, un dieu qui échapperait à toute métaphysique du Sujet, à toute représentation. Un pur surgissement - la vision ne dure qu'une seconde.