Ruines circulaires

Le Zèbre est peut-être de tous les animaux quadrupèdes le mieux fait et le plus élégamment vêtu.

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mardi 20 novembre 2018

Sous le pont Mirabeau...

La commémoration du centenaire de la mort de Guillaume Apollinaire m'a incité à feuilleter Les Soirées de Paris,  revue qu'il fonda en 1912.
Le pont Mirabeau  est au sommaire du premier numéro du mensuel daté du février 1912. Le poème sera repris dans Alcools en 1913.

Version 1912 (Les Soirées de Paris)



Version 1913 (Alcools)


Comme on le voit les modifications apportées sont substantielles : suppression de la ponctuation, les tercets deviennent des quatrains, seuls le premier et le dernier décasyllabes des tercets sont conservés, le deuxième étant brisé en deux vers de 4 et 6 pieds avec pour conséquence l'introduction d'une unique rime masculine au deuxième vers.
Tous ces changements renforcent à la fois l'intensité mélancolique du poème et sa musicalité.
Attardons nous sur les deux premiers vers de la version finale.
L'absence de ponctuation, la brisure du deuxième décasyllabe de la version de 1912, la mise en relief des amours créent une ambguïté. Ce que l'on entend c'est : Sous le pont Mirabeau coulent la Seine et nos amours. Ce que l'on lit c'est : Sous le pont Mirabeau coule la Seine /et nos amours. Coule n'a qu'un seul sujet. Le poème est à lire et à écouter dans le même temps. Les amours et les eaux du fleuve sont mêlés mais aussi, et, encore dans le même temps, restitués dans leur singularité. Tout embrasser d'un coup d'oeil, présent, passé, avenir, telle était la mission qu'assignait en 1913 Apollinaire (date de publication d'Alcools) aux jeunes peintres (in Les peintres cubistes). Il écrivait encore : La vision sera entière complète.
Un peu plus loin, il ajoutait toujours dans le même ouvrage :

Chaque divinité crée à son image ; ainsi des peintres. Et les photographes seuls fabriquent la reproduction de la nature.

Guillaume Apollinaire n'était pas un photographe : il était poète

vendredi 9 novembre 2018

Malade ?

La notion de grand film malade est devenue une tarte à la crème de la critique. Elle sert tout à la fois de masque à une forme de snobisme et à la tendance d'appliquer d'une manière exacerbée de politique dite des auteurs.
C'est François Truffaut qui en est à l'origine. Pour lui (il pense notamment à Pas de printemps pour Marnie d'Alfred Hitchcock) un grand film malade ce n’est rien d’autre qu’un chef-d’œuvre avorté, une entreprise ambitieuse qui a souffert d’erreurs de parcours : un beau scénario intournable, un casting inadéquat, un tournage empoisonné par la haine ou aveuglé par l’amour, un trop fort décalage entre intention et exécution, un enlisement sournois ou une exaltation trompeuse. Cette notion de "grand film malade" ne peut s’appliquer évidemment qu’à de très bons metteurs en scènes, à ceux qui ont démontré dans d’autres circonstances qu’ils pouvaient atteindre la perfection.
A ma connaissance l'expression ne fit pas florès dans d'autres domaines artistiques. La cinéphilie a ses mystères.
Aussi quelle ne fut pas ma surprise de lire sous la plume de Paul Bourget dans une étude critique écrite à l'occasion de la sortie de Miss Harriet, un recueil de nouvelle de Maupassant paru en 1884 (Bourget fut un proche de Maupassant, son influence se fait d'ailleurs sentir dans les derniers textes de l'auteur de Boule de suif) les mots suivants (après avoir fait l'éloge de la santé littéraire de Maupassant, son sens de l'équilibre) :

Les Pensées de Pascal ne sont-elles pas d'une élévation sublime, d'une tenue irréprochable de langue? Qui affirmera cependant que ce n'est point là un livre malade? Je n'ai pas dit un livre de malade, car il se rencontre des écrivains d'une belle vigueur physique qui n'ont pas la santé littéraire témoin Balzac. D'autres ont, comme Voltaire, passé leur vie dans le plus affolant état d'excitabilité morbide, dont l'œuvre écrite est d'une santé parfaite. C'est par le contraste, me semble-t-il, qu'on peut se rendre un compte exact de cette vertu de la santé, en analysant ce qui constitue proprement la maladie d'un talent. On trouvera que cette maladie réside uniquement dans ce fait que l'écrivain n'a pu se retenir d'abuser d'une de ses qualités, si bien que cette qualité s'est convertie, par une hypertrophie involontaire, en une sorte de défaut. Celui-ci possédait un sens exquis de la valeur des mots, une vision subtile de leur vie physique. Il a exaspéré en lui ce pouvoir et il aboutit à ce que l'on peut appeler la névropathie de la phrase. Cet autre, doué du charme et de l'élégance, outre sa délicatesse jusqu'à la manière. Un troisième avait le don de l'éloquence passionnée, il en arrive à l'éloquence douloureuse, à la passion torturante. Ce fut le cas de Pascal. Carlyle était naturellement un visionnaire, il finit par écrire une prose d'halluciné. Dans notre frêle machine nerveuse, chaque faculté puissante a une tendance à s'assimiler toutes les autres. Elle absorbe la sève de l'âme tout entière. La maladie commence avec cette perte de l'équilibre. Lorsque la faculté ainsi dominatrice est de premier ordre, la maladie se fait magnifique, elle entre pour une part dans la beauté du génie. Lorsque la faculté maîtresse est inférieure la maladie est d'un genre inférieur comme elle; mais, dans l'un et dans l'autre cas, c'est une même marche; c'est un exorbitant, un démesuré développement d'un pouvoir de l'esprit aux dépens des autres.

Un livre malade et non point un livre de malade tient à préciser Bourget. Il n'introduit pas l'idée d'imperfection (un chef-d’œuvre avorté). Mais lui et Truffaut ont cependant en commun celle de la perte d'un équilibre.