Ruines circulaires

Le Zèbre est peut-être de tous les animaux quadrupèdes le mieux fait et le plus élégamment vêtu.

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dimanche 28 mars 2010

Que ferons-nous de notre fils ?

Je ne sais pas grand chose de Jules Moinaux (1815 - 1896).
Vaudevilliste prolixe mais oublié, il est surtout connu pour être de le père de G. Courteline. Il collabora avec Offenbach, bénéficia d'une préface favorable d'Alexandre Dumas fils, Edmond de Goncourt quant à lui semble plus réservé :

C'est curieux, du Dumas, du Sardou, de l'Erckmann-Chatrian, du Bisson, du Moineau(sic) du n'importe qui, joué par la même troupe, ça paraît de la même qualité dramatique - et, le dirai-je ? la même pièce. (4 juin 1893)

Chroniqueur judiciaire, il fit paraître à partir de 1881 divers recueils de ses chroniques regroupées sous le titre : Les Tribunaux comiques. On peut évidemment retrouver une influence de ces textes dans ceux de Courteline, mais elle peut aussi être déceler chez Maupassant dont l'une des nouvelles, Tribunaux rustiques (1884) renvoie explicitement aux écrits de Moinaux.
La nuit dernière, j'écoutai fort tard, d'autant plus tard que le temps fut pris de son soubresaut saisonnier, une adaptation radiophonique (1ère diffusion 27 juin 1949) des Tribunaux comiques. La chose ne manquait pas de charme, à entendre les voix on se plaisait à imaginer les trognes, et l'une des piécettes attira mon attention.

Depuis quinze ans qu'ils sont mariés, les époux Paneton n'ont qu'une seule querelle, ou plutôt qu'une même querelle, car, en effet le motif en est invariable. Voici généralement comment la chose se passe :
Paneton, ouvrier maçon, rentre chez lui à sept heures pour diner ; il a le front soucieux, il se jette sur une chaise et dit : Sale métier ! faut-il que les parents soient si bêtes de mettre leurs enfants maçons...ce n'est pas mon fils qui sera maçon ; oh non ! - Oh ça , t'as bien raison, répond madame Paneton, en trempant la soupe. - Il sera ébéniste, fait Paneton. - Oui, tâche ! ébéniste, jamais dit la femme, il sera tourneur. - Tourneur ? réplique Paneton...c'est drôle comme j'en ferai un tourneur, merci ; je connais dix de mes connaissances qui ont mis leurs enfants tourneurs, ils ont tous mal tourné. - Oui, oh ! je sais bien que c'est un état que tu as dans le nez, mais je ne t'écoute pas, il sera tourneur. - Je te dis qu'il sera ébéniste. - Lui, un pot à colle ? j'aimerai mieux l'étrangler de mes propres mains. - Ah, mauvaise mère, marâtre, tu es bien capable d'être la boureautte de ton enfant. - Qu'appelles-tu boureautte ? c'est bien plutôt toi qui est un mauvais père. - Moi, je suis un mauvais père ? Ah, gueuse !
Là-dessus, Paneton saisit un objet quelconque, il le lance à la tête de sa femme, qui riposte par un autre projectile, et c'est à chaque instant comme ça.
Le curieux de l'affaire, c'est qu'il n'ont pas d'enfant depuis quinze ans.
Bref, les cris : à l'assassin se font entendre ; les voisins accourent, rétablissent l'ordre, et s'en retournent, sachant que les voilà tranquilles pour vingt-quatre ou quarante huit heures. Finalement qu'un beau jour, ils sont allés se plaindre au commissaire de police, et voilà les époux Paneton en police correctionnelle.

Un discours qui monte en puissance mais qui tourne autour d'un objet qui s'avèrera irréel, tel est le ressort comique du texte. Pure moment de folie où les mots ne renvoient à rien et finissent, la place est alors libre pour la violence, par s'exténuer pour mieux renaître. Mais d'où ces mots puisent-ils leur force, celle capable de mettre en branle le cycle des querelles ? Que veulent-ils vraiment nous dire ?
S'efforcer de faire exister ce qui n'existe pas afin de masquer ce qui existe, voilà la stratégie mise en place par les époux Paneton. Faire exister un objet imaginaire, le faire exister au point d'évoquer la possibilité de le détruire, afin de remplir le vide, constitué ici par l'absence d'enfant, c'est là l'impossible fonction des mots, celle d'évacuer la tristesse.

Une conférence sur Jules Moinaux, ici.
La suite de la chronique, .

jeudi 18 mars 2010

Modiano ou la simplicité du regard.


L'Horizon - Patrick Modiano.

Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais trouvé.
Pascal.


Un homme se souvient (Depuis quelque temps, Bosmans pensait à certains épisodes de sa jeunesse, des épisodes sans suite, coupés net, des visages sans noms, des rencontres fugitives. Tout cela appartenait à un passé lointain, mais comme ces courtes séquences n’étaient pas liées au reste de sa vie, elles demeuraient en suspens, dans un présent éternel.). Est-il journaliste, écrivain, ghostwriter comme le narrateur du précédent roman de Modiano, nous ne le saurons jamais vraiment. S'il se souvient c'est parce qu'il s'est toujours senti comme exil dans un monde, un monde où les cloches ne renvoient qu'à elles-mêmes (Le silence autour d'eux. Bosmans entendait sonner la cloche d'une église.), en exil dans son propre corps (Il s'asseyait toujours en bordure des chaises ou des fauteuils, sur une seule fesse, comme s'il ne sentait pas vraiment à sa place et qu'il s'apprêtait à fuir (...) Il avait l'air souvent de s'excuser. De quoi au juste ? De vivre ? )
Il se souvient de visages inconnues, de silhouettes croisées et recroisées au hasard des rues (Il y en avait des dizaines et des dizaines de fantômes de cette sorte.). Se souvenir de ces visages, de ces silhouettes, les extirper (Le plus souvent, c'était une rue, une station de métro, un café qui les aidaient à ressurgir du passé.) de ce qu'il appelle la matière sombre (Comme en astronomie, cette matière sombre était plus vaste que la partie visible de votre vie. Elle était infinie. Et il répertoriait dans son carnet quelques faibles scintillements au fond de cette obscurité. Si faibles, ces scintillements, qu'il fermait les yeux et se concentrait, à la recherche d'un détail évocateur...), telle est la tache à laquelle il s'assigne, répertoriant dates, noms et lieux dans son carnet de moleskine noire. Juste des annotations parce que à trop vouloir on risque de tout perdre (Il ne fallait pas trop se concentrer là-dessus de crainte que le scintillement ne s'éteigne pour de bon) ou pour reprendre les mots de Plotin : Il faut cesser de regarder; il faut, fermant les yeux, échanger cette manière de voir pour une autre et réveiller cette faculté que tout le monde possède, mais dont peu font usage. (I 6, 8, 24.)
Il se souvient de sa rencontre avec Margaret Le Coz, rencontre fortuite dans le Paris des années soixante (Bosmans avait lu quelque part qu'une première rencontre entre deux personnes est comme une blessure légère que chacun ressent et qui le réveille de sa solitude et de sa torpeur.). De l'amour qu'il lui porta. Souvenirs des soirs où il se retrouvait là avec elle (...) ou ils avaient la certitude qu'ils étaient hors du temps et à l'écart de tout... Souvenirs de celle qui avançait dans la vie par bonds désordonnées, par ruptures, et à chaque fois repartait à zéro. Souvenir de cet instant où elle, celle qui toujours fuyait d'éventuelles menaces (Elle se demandait si toute sa vie cette silhouette noire lui cacherait l'horizon.) lui fit pour la première fois éprouver le sens du mot avenir (Pour la première fois, il avait dans la tête le mot : avenir, et un autre mot : l'horizon. Ces soirs-là, les rues désertes et silencieuses du quartier étaient des lignes de fuite, qui débouchaient toutes sur l'avenir et L'HORIZON.). Souvenir de ces instants où l'avenir se repliait sur le présent ( Nous étions, sans bien nous rendre compte de notre chance, dans un présent éternel.).
Mais il se souvient aussi de la disparition de Margaret et un vertige le prenait à la pensée de ce qui aurait pu être et qui n'avais pas été. Comment alors revivre ce qui n'est plus, résorber la douleur du temps ? (On se dit que le temps n'a peut-être pas achevé son travail de destruction et qu'il y aura encore des rendez-vous.).
Il y a dans ce roman de Modiano une conception toute particulière du temps dont j'ai retrouvé comme la trace dans l'une des cinq conférences mexicaines de Clément Rosset où il évoque Schelling. A là conception classique du temps (Et puis le temps passe et ce futur devient du passé.) s'ajoute un autre niveau de temporalité celui d'un temps où (je cite Rosset) il existerait un passé d'avant le passé et un futur d'après le futur : passé antérieur (à notre passé) et futur ultérieur (à notre futur).
Selon Modiano, il existerait des temps parallèles (ils sont souvent côte à côte, mais chacun dans un corridor du temps différents.) qui finissent par se rejoindre non pas à l'infini mais dans l'expérience amoureuse qui est alors abolition du temps (Il avait la certitude, à ces instants-là qu'il suffisait de rester immobile sur le trottoir et l'on franchissait doucement un mur invisible. Et pourtant, on était toujours à la même place. La rue serait encore plus silencieuse et plus ensoleillée. Ce qui avait lieu une fois se répétait à l'infini.). Ou comme le dit Rosset dans sa définition de l'éternel retour : intuition d'un monde d'avant le monde où rien n'avait encore commencé mais où tout était déjà joué, - et peut-être aussi d'un monde où rien ne se passe plus, tous les coups possibles ayant déjà été joués.
Ce qu'apprend Bosmans de l'expérience amoureuse, c'est que malgré sa fugacité puisqu'elle est aussi située dans le temps de l'avant et de l'après, ce qu'il en apprend c'est ce que la présence n'est justement pas le souvenir (l'âme bonne est oublieuse - Plotin) puisque ce dernier implique de facto une distance temporelle et par la-même un dédoublement de la conscience.
Ce qu'il tentera en partant à la recherche de Margaret à Berlin, ville ou le temps s'est fait histoire, après être passé par l'étape initiatique du souvenir, c'est de retrouver non pas le temps perdu (jamais Modiano n'a été aussi loin de la nostalgie) mais l'unité perdue (Mais il éprouvait pour une fois un sentiment de sérénité, avec la certitude d'être revenu à l'endroit exact d'où il était parti un jour, à la même place, à la même heure et à la même saison, comme deux aiguilles se rejoignent sur le cadran quand il est midi.).
De cette rencontre nous ne saurons rien, puisque les mots ne sont que des prismes qui diffractent la lumière venue de l'horizon que jamais ils n'atteindront.
Admirable.

On n'a, à ma connaissance, pas assez remarqué comment L'Horizon constituait la face solaire du très beau roman nocturne qu'était Dans le café de la jeunesse perdue (époque similaire, prégnance du thème de l'éternel retour, similitude des caractères de Margaret et de Louki qui lit Horizons perdus, la matière sombre etc...). Mais alors que dans l'un la fin ouverte permet de croire que l'expérience peut-être rejouée, dans l'autre (Nous étions là, ensemble, à la même place, de toute éternité, et notre promenade à travers Auteuil, nous l'avions déjà faite au cours de mille et mille autres vies. Pas besoin de consulter ma montre. Je savais qu'il était midi.) le roman finit par se dissoudre dans la matière sombre dont nulle lumière ne pourra poindre.

lundi 1 mars 2010

Sortir.

Au cours de la cérémonie des Césars, Abdel Raouf Dafri co-scénariste du Prophète de Jacques Audiard remercia l'un de ses partenaires pour avoir intégré au scénario les permissions de sortie du héros (le film dans sa version initiale ne se déroulait que dans la prison).
La trouvaille est effectivement bonne, elle permet la progression de l'histoire, ainsi que celle du personnage principal (Malik profite de ses sorties pour asseoir son ascension) tout en aérant le récit. La frontière entre intérieur et extérieur est abolie.
Cette idée trouvera son expression la plus complète dans la séquence finale. Devenu un caïd, Malik sort définitivement (?), sa peine purgée. En arrière plan, de grosses cylindrées (4x4, BMW...), symboles de sa puissance, le suivent. De fait, Malik ne sort pas de la prison, celle-ci n'a été que la métaphore d'un monde extérieur dominé par le bizzness (grand ou petit).
De son expérience carcérale, Malik aura appris à dire oui à l'utopie mercantile. Libre, il sera toujours prisonnier.
Différente est la leçon que tire Teddy Daniels.
Ce que comprend le héros de Shutter Island dans les plans finaux, c'est que les utopies politiques, humanistes ou technicistes sont inhérentes à l'enfermement, qu'il ne pourra retrouver sa liberté, et par là même sont identité, qu'en disant non, les refusant toutes, et ce malgré le prix à payer.