mercredi 28 septembre 2016
Ouvriers agricoles
Michel Hervé aperçut sous un toit de grosse paille jaune soutenu par des piliers de bois les hommes du village. Ils s'étaient groupés là-dessous et, muets, assis ou allongés sur le sol, fumaient une pipe qui passait de bouche en bouche.
Ils somnolaient au chant des femmes qui, à quelque distance, pilaient du grain ; toutes s'y occupaient.
Michel Hervé se souvenait en les regardant de celles qui dans les villages de la Mambéré et de la Kadeï se groupaient pour mettre en poudre les grains de maïs que des convois de pirogues avaient apportés de Nola. Ces pirogues arrivaient aux époques où la lune était pleine, toute rouge et encastrée dans un ciel massif et bleu. Michel Hervé se souvenait : elle était haute dans le ciel lorsque les piroguiers survenaient ; ils abordaient et les femmes qui s'étaient groupées sur la berge trépignaient en cadence. Leurs pieds seulement s'agitaient et elles criaient : « Aïa !... aïa !... » en battant des mains pour marquer la mesure de leur cri monotone. Michel Hervé tout en regardant les piroguiers aborder prêtait l'oreille aux bruits frêles que faisaient en s'entrechoquant les petits os humains qui paraient leurs bras.
Les pirogues arrivaient peu de temps avant la saison des grandes pluies. Les couffins remplis de grains avaient été répartis entre chacun lorsque passait la première tornade de la saison : c'était d'abord un bref et violent coup de vent, dans lequel la Forêt demeurait inerte, massive, quelques instants de silence en plomb, puis toutes les feuilles résonnaient du crépitement des gouttes. Quatre, cinq de ces tornades passaient sur la factorerie de Michel Hervé et sur les cases du village ; mais de l'une à l'autre le jardin potager grillait au soleil ; lorsque Hervé s'y promenait il éprouvait la sensation d'avoir les mains et la face engluées de miel.
Ce jardin potager était un peu de forêt défrichée devant le chimbeck de Hervé : il y venait des pommes de terre et du cresson, et son large sentier conduisait à la rivière. Les femmes l'utilisaient : souvent il en voyait passer allant à l'eau, une énorme calebasse sur l'épaule ; elles s'apostrophaient au passage en trainant sur les mots qui faisaient rire leurs bouches.
Mais si durant le jour, la pluie était intermittente, elle tombait la nuit entière. Hervé, durant son repas du soir sous le chimbeck et dans le faux-jour du crépuscule, avait froid. C'était un froid humide qui lui donnait la sensation que ses os suintaient. La vie, que tout le jour il avait sentie derrière son logis, vers les cases, s'était tue : alors il frissonnait de solitude, il s'ennuyait. La forêt était toute noire ; devant lui, les troncs reluisaient de l'eau tombée durant le jour et elle bruissait de l'égouttis de ce qui chargeait les branches et les feuilles.
Après le repas, Michel Hervé ne savait que faire ! Il allait dans le village fumer sa pipe. Il allait et venait entre les deux alignements des cases ; par les portes basses il avait vue dans l'intérieur des logis : un homme, une femme étaient accroupis sur la terre battue, devant un feu de bois qui s'éteignait; muets, immobiles, le dos voûté, ils regardaient dehors.
Aujourd'hui, Michel Hervé, à regarder tous ces hommes du village qui, sous un toit de paille jaune, sont bercés du chantonnement de leurs femmes pilant le grain de la communauté, pense à ce village d'autrefois où il vieillissait avec les arbres de la forêt. C'était à Mogounga, sur la frontière du Cameroun allemand. Tous les six mois et durant quinze jours les couples qui vivent derrière la factorerie sont occupés à l'écrasement des grains ; chaque journée de cette quinzaine, dès le petit jour, dès l'instant où la lumière perce la nuit, un homme et une femme apportent sur une petite place en terre battue leur provision de grains que toutes les femmes écraseront : les jeunes se dandineront à la cadence des massues de bois frappant le sol et aux claquements de mains des vieilles.
Chaque jour, le labeur ne se terminait qu'à la nuit, une nuit bleue pâle que faussait à l'œil la pénombre des arbres.
Bernard Combette in Le Gay Sçavoir, 25 janvier 1914.
Bernard Combette disait : Je ne suis pas un homme de lettres mais un petit épicier du Congo. Alain-Fournier dresse de lui le portrait suivant : Les cheveux rejetés en arrière, les tempes découvertes, les paupières légèrement bridées, un fin profil de pirate chinois...à trente ans, Bernard Combette à parcouru le Congo et la Chine ; il a dormi dans la forêt équatoriale, à soixante jours de marche de tout lieu habité , il a vu des endroits de la terre qui n'ont pas bougé depuis le jour de la création...
Combette donne au début des années 10 à diverses revues (La Nouvelle Revue Française, Le Mercure de France, La Revue du temps présent, les Soirées de Paris dirigée par Apollinaire...) des nouvelles ou de courts textes dans lesquels il relate ses expériences africaines ou chinoises. L'ensemble sera recueilli en 1912 sous le titre Des hommes par la NRF. L'ouvrage sera bien accueilli et sera même en lice pour le Goncourt. Un critique parle d'une littérature de l'errance. En septembre 1914, miné par la maladie (il a été réformé) Bernard Combette meurt à 32 ans. Comble de malchance, ses papiers seront brûlés par un fou.
En 1929, la NRF publie L'isolement, roman posthume magnifique, où Combette décrit sa fascination pour l'Afrique. Le monde de Combette est un monde qui se donne dans toute son épaisseur, et où l'homme face à l'immobilité du temps ne peut qu'opposer son ennui et le sentiment de sa perte.
... c'était la rivière Kouilou qui pénètrait comme une sonde dans la forêt. Les arbres attendaient là, devant Ducret, et toute la profondeur, son interminable profondeur, était à l'orée.
Les pagayeurs se mettaient à chanter, en frappant la rivière Kouilou des premiers coups de leurs pagaies (...)
Lorsque ces hommes se taisaient les deux rives étaient une masse d'arbres immobiles et muets ; Ducret traversait leur silence qui pesait de tout son poids sur l'eau , il était angoissé de ce que lui et ses hommes passés, la vie la plus infime n'existait pas dans cette forêt, comme elle n'existait pas avant eux ; aucun oiseau ne secouait ses ailes sous la voûte des branches, la rivière même ne bougeait pas : elle maintenait seulement l'écartement des rives.
L'isolement.
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