Les trompettes de cuivre percèrent l'air de leurs cris aigus.
Un frisson courut parmi les spectateurs.
Sur les vastes gradins de l'amphithéâtre, une foule innombrable était assise, dans un grouillement confus d'où l'on voyait surgir, ça et là, des mouvements de têtes. Un vélum de soie pourpre, soutenu par de hauts mats dorés tout autour et en haut de l'amphithéâtre, tamisait en rouge ardent la lumière du soleil, Aux interstices, des rayons passaient, découpant des bandes lumineuses dans l'assistance. L'arène était vaste et circulaire. Dix attelages de chevaux auraient pu courir à l'aise, le long de ses bords arrondis, sans se heurter, et avec tout le champ voulu. Elle était semée d'une couche très mince de sable fin; au dessous, par places, apparaissait la solidité du noir bitume. Le mur du circuit, très haut, et sur la marge duquel se penchaient, comme au balcon, les spectateurs avides, était percé de vastes portes, encore formées, pareilles à celles derrière lesquelles, jadis, on entendait rugir les lions.
Ou, encore, on aurait dit une enceinte pour les anciennes courses de taureaux.
Et pour compléter l'illusion, on entendait derrière les grilles comme des mugissements sourds, des sifflements, des ronflements sonores, paraissant appartenir à une étrange animalité. Des monstres farouches s'impatientaient dans l'ombre des voûtes. Les portes s'ouvrirent soudain.
Cinq ou six formes noires et fines coururent sur le sol, comme d'énormes rats. Elles allèrent se ranger l'une à côté de l'autre dans l'axe de l'amphithéâtre, près du bord. Leur forme était celle de gros cigares. Il était impossible de voir les roues, cachées sous le tablier, ou de distinguer le mécanisme par lequel elles se mouvaient. Au milieu de la partie supérieure était une sorte de hublot renflé en forme de cloche que je voyais se hausser ou s'enfoncer, avec une rapidité prodigieuse. A l'avant de la machine étaient deux autres ouvertures fermées d'un cristal épais et qui brillaient soudain comme deux yeux énormes, pour s'éteindre aussitôt

***

Les machines s'ébranlèrent lentement.
A mesure qu'elles allaient plus vite, le hublot supérieur s'affaissait comme la tourelle d un fort. L'allure se précipita. La marche de ces machines était souple et silencieuse. On sentait en elles une énergie puissante et contenue. Bientôt, elles coururent à toute vitesse sur la piste relevée. Comme l'amphithéâtre était rigoureusement circulaire, il est probable que le mécanisme intérieur permettait de régler la courbe de la machine, une fois lancée, pour la faire coïncider sans , écart possible. Les gros rats noirs couraient seulement avec une sorte de sourd murmure, dont la note, peu à peu, s'éleva et devint aiguë jusqu'au sifflement. Ce fut un concert étrange. Des appareils enregistreurs que j'aperçus alors en face de moi, de l'autre côté du cirque, marquaient en chiffres connus la vitesse des coureurs d'après la hauteur du son. Ce procédé me parut être aussi sûr et précis qu'ingénieux. Tout à coup, je vis un des gros rats noirs obliquer légèrement, comme essayant de dépasser celui qui le précédait. Il se rapprocha jusqu'à le toucher. J'eus si peur d'un choc effroyable, à une vitesse qui dépassait, malgré son apparente douceur, toutes les vitesses connues. Je suis sûr que si le premier coureur s'était arrêté subitement, les deux se seraient aplatis en lame mince.
Mais le deuxième rat noir, se soulevant de terre légèrement, parut glisser sur son rival, sinua l'air à l'avant pendant quelques mètres et vint rejoindre le sol comme par un effleurement. Il continua sa course, toujours accrue.
Des applaudissements éclatèrent.
Quand la course fut terminée, il y eut quelques minutes d'entr'acte.
Un intermède comique, ayant comme personnages une diligence et un omnibus, fit rire aux larmes les spectateurs.
On vit alors sortir des barrières souterraines une gigantesque auto, aux formes massives. A son avant se dressait un éperon et sa base plate et large n'était pas éloignée du sol de plus de quelques centimètres. Cette base était oblique et plus basse d'avant en arrière, formant avec le sol comme une bouche angulaire ouverte. Quatre roues énormes, deux par deux, dépassaient de chaque côté le corps. Ces roues étaient entourées de pneumatiques démesurés. Et le monstre, courant à ravers l'arène, poussait d'effroyables rugissements.

***

A ce moment reparurent les gros rats noirs du commencement. Leur coupole de cristal était immobile et haute. A l'intérieur, on distinguait une face d'homme, anxieuse et résolue. L'auto, avec un cri prolongé, se précipita vers ses assaillants. Les machines légères évitèrent son attaque et se mirent à évoluer dans tous les sens, sans cesse vers un autre endroit. Cependant chacune d'elles, à des intervalles, en s'approchant rapide et prudente, effleurait d'une fuite les roues du monstre. On voyait alors une pointe longue et mince, comme une flèche, surgir du flanc de ces étranges picadors et s'enfoncer dans les pneus. Certains, plus timides, lançaient leurs flèches de loin et pressaient leur course éperdue à l'autre bout de l'immense arène. Mais d'autres, prenant du champ, arrivaient droit, face à l'auto. Leur arme était non plus une flèche, mais une lance qui sortait de leur avant, longue de plusieurs mètres et très fine, comme une antenne d'insecte.
Il s'agissait pour eux de frapper de face, en prenant la roue en profil, et de se détourner assez vite pour éviter l'a lourde machine Plusieurs réussirent le mouvement. La lance, enfoncée dans le pneu, d'un élan net et sûr, se cassait en son milieu, et le picador passait. Les roues énormes étaient maintenant hérissées de flèches aiguës. Une d'elles perdait l'air visiblement. Le monstre s'impatientait et s'alourdissait sa course. Déjà sur le cadran réglé pour la durée de l'épreuve, l'aiguille avait franchi la moitié. Mais avant la fin, il était probable que l'auto serait immobile, ses quatre pneus crevés. Elle sembla rappeler ses dernières forces, comme un sanglier forcé par les chiens. Et alors, dans sa lourde allure et sa puissance, la machine parut animée d'une vie réelle, animale et sourde. On eût dit un des monstres disparus depuis l'origine du monde, atlantosaure ou plésiosaure, créé à nouveau, sous une autre forme, par l'homme, pour le dévorer. Un cri terrible sortit de sa poitrine de fer. Et juste à ce moment-là, un des picadors arrivait sur lui. Je distinguai la face de l'homme, déformé et grossie par le cristal. A peine s'écoula-t-il une seconde.
Le picador, à trois pas du monstre, lance en tête, voulut obliquer. Mais l'auto se tourna soudain. Et le picador disparut. J'eus l'impression de voir se refermer la bouche entre la base et le sol, gueule finissant en laminoir. L'auto lourde continua sa marche en avant, avec quelques soubresauts qui parurent être de joie. Quand elle eut passé, je vis sur le sol une large marque noire tachée de rouge, comme un grand insecte écrasé, au milieu des débris à plat de ses élytres et de son corselet de fer.

Gabriel de Lautrec, in Le Grand illustré : journal hebdomadaire d'actualités, 18 août 1907.