Ruines circulaires

Le Zèbre est peut-être de tous les animaux quadrupèdes le mieux fait et le plus élégamment vêtu.

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vendredi 19 mai 2017

Au long des quais (trois rencontres)


Lucien Aigné, Clochards sur les quais de Seine, vers 1930

Chamine fut un pseudonyme principalement utilisé par Geneviève Dunais, journaliste à "L' Intransigeant" au début des années 30. Alexandre Vialatte signa, fin 1932, sous le même nom et dans le même journal une série d’articles sur les Chinois de Paris.

« Je passais au bord de la Seine, un livre ancien sous le bras... », lorsque mes yeux qui suivaient le cours du fleuve furent attirés, de l’autre côté, par un objet cocasse qui n’avait pas le terne aspect des passants ordinaires. J’arrivai à détacher mon regard de l’eau et je vis sautiller gauchement, entre les flaques du quai une sorte d’oiseau rose et vert qui portait sur son dos un nid sous forme d’une hotte pleine de choses étonnantes.
L’oiseau était une petite vieille qui devait être bossue - la hotte cachait sa disgrâce – et qui tentait de marcher, perchée sur des souliers bleu et or, à talons hauts, dont elle descendait à chaque pas. Un caraco de dentelle serrait ses épaules pointues. Sa jupe de soie noire avait une traîne qu’elle tenait sur le bras qui retenait la hotte. De l’autre, une suite de paquets ficelés de cordes l’équilibrait, et sur son épaule, en bandoulière comme un fusil, elle tenait une ombrelle ornée de rideaux de guipure. Une capeline de paille, étonnamment claire et propre, était posée sur ses cheveux blonds, manifestement oxygénés, et son visage était fardé comme celui d’une actrice.
Il y avait entre ces vêtements de pauvresse et cette tête de poupée de coiffeur une telle antithèse que l’œil cherchait d’autres détails pour classer la vieille dame d’un côté ou de l’autre et qu’on se demandait si les bas blancs étaient dus au goût du luxe ou à l’incurie et si le chapeau était un débris ou une composition savante. La vieille marchait difficilement. On ne savait si c’était le poids de la hotte ou la gêne de son accoutrement qui lui faisait baisser la tête.
Je remarquai bientôt que les yeux de la vieille dame étaient attirés par les couleurs claires de la rue. Elle traversa le quai pour aller ramasser dans le ruisseau un papier bleu qu’elle mit dans sa hotte. Elle monta jusqu’au rebord pour toucher, dans la boite d’un bouquiniste, une couverture de livre rouge. Pourtant, ces étalages fanés ne lui plaisaient pas et elle redescendit. Un enfant tenant un ballon rouge passa. « Mon Dieu, pensai-je ! Elle va fourrer le tout dans sa hotte et le pauvre gosse va croire à Croquemitaine». Mais elle se tint tranquille et alla, au fond d’un couloir lépreux, ramasser un morceau de laine rose qu’elle y avait aperçu. Elle découvrit encore une perle de bois colorié entre les dalles, et s’arrêta encore longtemps sous une fenêtre où une couturière avait dû secouer son tablier, car des petits morceaux d’étoffe parsemaient le trottoir. Elle ne prenait d’ailleurs que ceux dont la couleur était éclatante et ne semblait pas voir les autres.
Je m’approchai et lui offris un échantillon. de soie cerise, que j’avais par hasard dans mon sac. Elle s'en empara et sourit, en confidence. Elle crut que j’avais le même souci que le sien et entrouvrit les trésors de ses paquets.
N’avez-vous pas remarqué comme Paris est terne et gris ? Je pense que cette vieille femme en est cause. Dans ses paquets il y avait de quoi remettre de la couleur dans toutes les rues. Elle me fit admirer des gammes de vert, dont je n’avais vu les pareilles qu’à la Manufacture des Gobelins, et des races de rose qui eussent formé une lessive d’Espagne. Elle ne mettait aucun souci dans la matière. Le papier, le tissus, le verre, la poterie et le bois peint étaient mêlés. Il n’y avait ni du blanc, ni de l’or ; elle ne semblait pas les considérer comme des couleurs, mais comme des qualités de lumière. Les peintres primitifs eux aussi pensaient cela.
Puis elle empaqueta ses trésors et le soleil peina à rendre la gaîté à la rue ternie.

Ce fut un autre jour que, dans le même lieu, je rencontrai cet homme de cinquante ans, vêtu d’un complet quadrillé, culotte courte de golf, souliers jaunes fatigués, et chapeau de bois. Le chapeau de bois est la coiffure ordinaire des dockers de Londres. Le souci, de celui-ci de se vêtir de tout ce qui était considéré comme anglais il y a trente ans éclairait assez sa manie. J’avais rencontré, sur les bords de la Tamise, des gens semblables à celui-ci, à cette différence près qu’il aurait fallu en compter plusieurs pour obtenir cet accoutrement au complet. Celui qui avait un chapeau de bois portait le tablier de cuir de son métier, et celui qui avait un complet quadrillé fumait le cigare et portait la casquette. Celui-ci avait le chapeau de bois, le cigare, le complet quadrillé. Il était trop complet pour être véritable et l'exagération le trahissait.
Je tentai pourtant : « Good morning, Sir, Good weather to day », ce qui est juste ce que je sais de la langue d’Albion. Lui en savait un peu moins encore : « Je suis un chômeur anglais, dit- il enfin, mais en français, et il émaillait ses discours de « Dam !» le juron anglais, qui, prononcé par lui, faisait « Dame », avec l'accent normand.
« Ah! quand je travaillais aux docks de «Pool», dit-il, j’en ai vu des choses et des marins qui rapportaient des graines d’ananas dans leurs ongles et les repiquaient dans la terre anglaise où ils ne devenaient jamais plus grands qu’un pied de thym. Et des cailloux qu’ils cassaient sous leur soulier et l’or en sautait comme du feu. Et des chiens de Pékin qu’ils sortaient de leur poitrail et qui ne tenaient pas debout sur leurs pattes tant ils grelottaient. Et des perroquets blancs salis par l'air jaune du port et les caresses des marins. Moi, Dam, ma journée finie, lorsque j’avais porté sur mon dos tout le butin du voyage, je me promenais dans le brouillard doux...
« Et puis, la guerre a définitivement changé tout ça. Repartir en Angleterre... Cela me semble si loin, si loin. Il me faudrait non seulement traverser la mer, mais remonter la vie. Et que quelqu'un que je connais m’attende encore auprès du réverbère le plus proche de la cloche du port... »
Où a-t-il lu tout cela ? pensai-je. Et quelle vieille image se poursuit en lui ?
« Voilà son portrait », me dit le docker. Et je vis une image imprimée, découpée certainement dans un livre et qui représentait une pâle jeune fille de l’époque vctorienne. Au dessous était encore la légende : « She was à wise and fair girl » - La cousine était belle et sage. »
Le mystère resta entier.

Cette belle dame n’est pas du quartier Notre-Dame. Elle vient s’y promener, par fantaisie d’aristocrate, dans une voiture de place, à cheval, qu’elle fait stopper pour sa promenade à pied. Elle est d’une correction parfaite et on ne la remarque que parce qu’elle semble échappée tout entière de l'année 1900 : grand manteau de soie marron avec garniture de ruchés gorge de pigeon au bas, au col et aux manches. Petite étole agrémentée de têtes et de pattes. Manchon de castor. Gants de fil. Souliers plats vernis, bas de fil gris. Chapeau magnifique, de forme tarte, garni d’un nid de tulle, d’une perruche, d’un raisin, d’une fleur jaune, d’un motif de corne peinte et sculptée. Chichis roux autour du visage.
Elle semble jeune, suffisamment pour ne pas s’être attardée sur une beauté de jeunesse correspondante à l’Exposition Universelle : 40, 45 ans, peut-être. Et sa grande voilette blanche, sa voilette adultère, comme on disait en ces temps dissolus, ne cache pas des traits réguliers, des yeux prudes, car toutes les femmes se croyaient « proie convoitée » en ces temps d’audacieux rondels. Les hommes de cinquante ans ont en l’apercevant un. tressaillement heureux, c’est une jeunesse qu’ils croisent, encore belle, encore effarouchée. Et cette femme attardée à la mode de son adolescence rappelle pour eux des souvenirs de sœurs pareilles qui moururent, qui aimèrent, qui se perdirent dans le courant irrésistible.
Mais celle-là qui portait un destin si étrange, je n’osai pas lui demander lequel.

Et je laissai ces égarés sur les routes du voyage, du passé, de l’irréel, je les laissai à leurs grands buts vagues placés au-delà des bornes de sécurité, et délicieusement, je rentrai vers la ville.
Chamine in L’Intransigeant du 6 septembre 1931

samedi 13 mai 2017

La femme-serpent



Petite femme-serpent, me voici bien embarrassée pour parler de vous. C'est très séduisant d'être à la fois Eve et le serpent et ça doit être très difficile, mais vous semblez assez ingénue pour ne pas vous en douter.
Voilà comment j'ai eu la chance de vous rencontrer, car ce n'est pas très courant de rencontrer une femme-serpent par le monde et j'en cherchais une. Je me promenais donc mélancoliquement à travers la fête, car rien ne me rend plus mélancolique que les manèges et les boutiques de tir ou de nougats.
C'est ainsi. Devant la « Révélation du destin par télégramme, selon le mois de votre naissance », je me sentis tout à fait désespérée et je mis une pièce de cinquante centimes pour « obtenir une réponse immédiate à ma pensée », comme l'indiquaient les inscriptions de la devanture. J'espérais recevoir immédiatement l'adresse d'une femme-serpent, mais on me répondit que je pensais à un jeune homme et qu'il était brun.

J'étais de plus en plus découragée et renonçais à consulter Mme Rachel ou Mme Thérèse sur le même sujet, quand j'arrivai par hasard devant le grand cirque Fanni. Il y avait des clowns et de belles demoiselles en chapeaux bleus qui faisaient la parade. Je montai l'escalier.
- Madame Fanni, dis-je à la dame derrière le comptoir, est-ce que vous me reconnaissez, ou probablement vous ne me reconnaissez pas.
- Pas possible, dit-elle. C'est Paulette qui va être contente !
Je cherchais des yeux Paulette, la grande fille, la fille du cirque, l'écuyère, ma camarade d'école d'autrefois ; quel prestige elle avait à mes yeux ! Je la cherchais parmi les jeunes filles en chapeaux bleus et je ne la retrouvais pas.
Alors elle vint vers moi et je ne la reconnaissais toujours pas. Vingt ans peut-être que nous ne nous sommes vues. Mettons, dix-huit. Entre dix ans et vingt-huit ans, le temps.
- Je ne monte plus, je suis devenue trop lourde. J'ai eu un gosse, tu le verras tout à l'heure sur la piste. Adieu, les chevaux, ça m'a fait peine. Et toi...
- Je cherche une femme-serpent, lui dis-je. Est-ce que tu peux m'aider à la trouver ?
- Tu tombes bien. Va dans le cirque. Et je lui dirai après son numéro de venir parler avec toi.

Sous la tente, venaient le bruit de parade et le chant des manèges. (Ah l je ne peux plus entendre un air espagnol !) Sous la tente, des chevaux tournaient et saluaient, et les clowns se poursuivaient, et les équilibristes montaient et descendaient le long des cordes. De temps en temps, Paulette venait me retrouver et elle me parlait de son fils qui, à huit ans, fait travailler son cheval et qui est, à l'école, insupportable.
- Tu sais, les enfants de forains, ça n'est pas commode. Tu te souviens quand nous étions en classe et que je te tirais tes nattes.

Alors la femme-serpent est entrée. Elle marchait sur ses jambes, deux jambes blanches et minces. Mais tout à coup; elle s'est mise à marcher sur la tête, à glisser son corps tout doucement, par-dessus sa tête, d'avant en arrière, d'arrière en avant, si bien qu'on trouvait cela tout naturel. Elle n'avait plus ni fémurs, ni tibias, ni vertèbres. Elle n'était plus qu'une matière blanche merveilleusement plastique et dominée, une matière blanche et fluide qui coulait doucement sous les lumières, se défaisait, s'enroulait, se repliait, se renouait, se retrouvait, et tout à coup sur ses pieds, ses pieds d'albâtre dur récréés, redevenait une jeune fille comme les autres avec de grands yeux charmants.
Dans cette sorte de couloir que forment les toiles qui limitent la piste et celles du dehors, la jeune fille s'est enroulée dans un vieux peignoir. Un peu de sueur perle sur son nez.

- Qu'est-ce que vous voulez savoir ?
Qu'est-ce que je veux savoir ? Ce qu'il y a d'excellent en elle, elle l'a montré tout à l'heure dans la perfection de ses mouvements, où l'adresse devient une authentique vertu.
- Et pourtant, non, ça n'est pas parfait, encore parfait. Il faut faire toujours plus. Quelquefois, on en a mal au dos, au cou, aux épaules. J'ai commencé si jeune que je n'ai pas eu de débuts. Mes parents sont acrobates. Mes frères, mes sœurs sont acrobates. J'ai toujours vécu parmi eux et je ne voudrais pas faire d'autre métier que celui-là. Qu'est-ce que vous voulez savoir encore ?

Comme c'est bête de s'imaginer toujours des choses extraordinaires, comme si la vie était une chose extraordinaire. C'est une chose merveilleuse tout au plus.
- Me marier, avec un homme de mon métier. Continuer.
Et puis, elle dira dans dix ans comme l'écuyère du cirque: « Tu vois, je me suis alourdie. J'ai eu un gosse. Ce sont des métiers où l'on vieillit jeune. »
- Excusez-moi, dit-elle. Il faut que je rentre. La roulotte, c'est à la porte de la Villette. C'est loin et j'ai peur de rentrer seule quand il se fait tard...
- Comment vous appelez-vous, lui demandai-je ?
- Ça n'a pas d'importance, me répond-elle. Dites : une femme-serpent.
- Tu l'a vue, Rozma, me dit Paulette ? Qu'est-ce qu'elle t'a dit ?
- Tout ce que je voulais savoir, lui répondis-je Ce que nous nous serions raconté, toi et moi, il y a dix ans, si nous nous étions rencontrées. L'espoir

Edith Thomas in Ce soir, 16 janvier 1938.