Ruines circulaires

Le Zèbre est peut-être de tous les animaux quadrupèdes le mieux fait et le plus élégamment vêtu.

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lundi 30 mars 2009

Question à un foucaldien qui passe.

A propos des Ménines et de Foucault.

Comment un tableau du XVII ème peut-il penser une absence, celle du sujet, puisque penser une absence c'est penser une présence qui n'est pas. Comment peut-il penser cette présence alors que cette présence ne peut être pensée, selon la définition foucaldienne, dans l'ordre de la représentation classique ?

D'avance merci.

vendredi 27 mars 2009

Pour moi-même

No entity without identity (Quine).

Or cette réponse de mon père demande quelques mots d'explication, certaines personnes se souvenant peut-être d'un Cottard bien médiocre et d'un Swann poussant jusqu'à la plus extrême délicatesse, en matière mondaine, la modestie et la discrétion. Mais pour ce qui regarde celui-ci, il était arrivé qu'au «fils Swann» et aussi au Swann du Jockey, l'ancien ami de mes parents avait ajouté une personnalité nouvelle (et qui ne devait pas être la dernière), celle de mari d'Odette. Adaptant aux humbles ambitions de cette femme, l'instinct, le désir, l'industrie, qu'il avait toujours eus, il s'était ingénié à se bâtir, fort au-dessous de l'ancienne, une position nouvelle et appropriée à la compagne qui l'occuperait avec lui. Or il s'y montrait un autre homme (Proust).

Une remarque faite par VS, une note lue m'ont donné envie d'aller voir de plus près (1).

A la suite d’Héraclite, nombreux sont les philosophes qui font de l’identité une illusion. Tout s’écoule. Les êtres ne sont pas mais deviennent et deviennent autres. Attribuer alors une identité aux choses serait une pure construction mentale puisque les choses ne sont à jamais identiques à elles-mêmes. On retrouve ces thèses dans un petit ouvrage de Clément Rosset - Loin de moi - Etude sur l’identité - où l’auteur déclare : « …j’ai toujours tenu l’identité sociale pour la seule identité réelle ; et l’autre, la prétendue identité personnelle, pour une illusion totale autant que tenace… » Rosset poursuivra ses développements en s’appuyant notamment sur ce passage fameux de Hume :

« Quant à moi, quand je pénètre le plus intimement dans ce que j’appelle moi-même, je bute toujours sur l’une ou l’autre perception particulière, chaleur ou froid, lumière ou ombre, amour ou haine, douleur ou plaisir. Je ne m’atteins jamais moi-même à un moment quelconque en dehors d’une perception et ne peux rien observer d’autre que la perception. »

On fera d’ailleurs remarquer le caractère paradoxal de l’affirmation de Hume puisqu’il s’agit pour un sujet (quant à moi) de partir à la recherche d’un but inatteignable (ce que j’appelle moi-même). D’autre part Hume ne peut nier que les perceptions particulières sont les siennes.

Avant d’aller plus loin, il convient d’examiner la notion générale d’identité. Classiquement la notion d’identité recouvre celle d’existence : être un, c’est posséder l’existence individuelle dira Aristote. Etre c’est nécessairement être identique à soi. L’identité est donc la relation qu’un objet entretient avec lui-même tout au long de son existence. Ceci dit, l’on ne doit pas se cacher la complexité que recèle cette notion.
La notion d’identité renvoie à trois dimensions distinctes :
1) L’identité numérique : Tout ce qui est est identique à lui-même (x=x), l’un coïncide avec le même. Cette table est cette table et aucune autre table.
2) L’identité qualitative : elle ressort de la similitude, voir même de l’indiscernabilité. A la sortie de l’unité de production toutes les voitures sont des Twingo bleus à boite automatique mais chaque véhicule est numériquement différent.
3) L’identité spécifique : elle recouvre les relations en divers objets lorsqu’ils sont regroupés dans une même espèce ou une même sorte (les hommes, les grenouilles, les voitures, les fromages).

Comme on le comprend le même au sens numérique exclut pour tout objet d’être identique à tout autre objet que lui-même. Ainsi dire que mon voisin et moi possédons le même chien, c’est dire a) que nous nous partageons la garde de ce chien unique (au sens numérique) ou b) que nous avons un chien identique dans le sens qualitatif (un petit chien) et/ou spécifique (en l’occurrence nous possédons tous deux un petit jack-Russell). Dans la proposition b, le chien de mon voisin est qualitativement identique au mien, mais numériquement différend.
L’identité n’est pas la similitude.

A ce stade il convient de faire une série de remarques :
- Par définition l’identité qualitative s’oppose au changement. En effet changer, c’est changer au moins d’une propriété dont on était pourvu ou inversement, et donc ne plus être qualitativement identique. Mon voisin et moi possédons chacun un petit chien (le même chien au sens qualitatif) à un instant t, si à t+1, mon chien est devenu énorme et que le sien est resté petit nous n’avons plus le même chien (toujours au sens qualitatif)
- Qu’en est-il alors du même individu à deux instants de sa vie ? Le bébé grassouillet que j’étais et l’homme bedonnant que je suis devenu. Une définition stricto sensu de l’identité qualitative exclurait qu’un individu puisse demeurer le même (au sens numérique) en raison justement des variations qualitatives. C’est là d’ailleurs la thèse défendue par Hume.
- C’est pour sortir de ce qui semble contraire au sens commun que David Wiggins(1980), s’appuyant sur Aristote, fait de de l’identité spécifique la condition nécessaire de l’identité numérique. Selon son principe de dépendance sortale, il établit que
- 1) Toute chose est une certaine sorte ou une espèce de chose.
- 2) Cette sorte ou espèce définit ce que cette chose est tout au long de son existence.
- 3) Les conditions d’existence et de persistance (identité à travers le temps) dépend de la sorte ou espèce de chose qu’elle est.
Ainsi être tel objet ou cet individu, c’est être d’abord un objet ou un individu de telle sorte ou telle espèce. On reconnait là l’influence d’Aristote.

Mais revenons à Hume. Il pose deux principes (Traité de la nature humaine, livre I)

- « Le changement est contraire à l’identité. »
- « …je considère ici cette relation (l’identité) comme s’appliquant, en son sens le plus strict, à des objets constants et immuables.»

Ce n’est donc pas l’identité que Hume juge comme fictive mais le sentiment de l’identité que nous appliquons à des objets subissant des variations temporelles. Hume ne fera donc qu’appliquer aux personnes sa conception de la fiction de l’identité.
Hume corrèle identité qualitative et identité numérique alors que l’expérience commune les sépare. Alors que Wiggins avec son principe de dépendance sortale qui fait de l’identité spécifique, et non de l’identité qualitative comme nous le pensons à priori, le critère décisif de l’indenté numérique nous ramène au sens commun.

Mais qu’en est-il exactement de l’invariabilité de l’identité numérique ?
Cette invariabilité repose sur le principe d’indiscernabilité des identiques. Ce dernier stipule que « si x =y, alors x et y partagent toutes leurs propriétés » ou encore que « si x est identique à y, alors tout ce qui peut-être prédiqué de x peut également être prédiqué de y et inversement » En d’autres termes, pour toute propriété P, x possède P si et seulement si y possède P. Il suffit donc de démontrer qu’il existe une propriété P, aussi triviale soit-elle, telle que x la possède mais non y pour réfuter la prétendue identité entre x et y.
Pour Hume si x et y partagent les même propriétés à t et à t+1, c’est qu’ils n’ont pas changés et c’est seulement à cette condition que l’on peut les dire identiques. Or changer c’est devenir différend. Le bébé grassouillet ne peut donc être moi. Seul compte alors l’identité sociale.

Cette interprétation du principe d’indiscernabilité des identiques est néanmoins sujette à caution. Car ce que requiert ce principe c’est que toutes les propriétés partagées par x et y (ensemble A) le soient à t et que toutes les propriétés partagées par x et y (ensemble A’) le soient à t+1. Ou pour le dire autrement, rien ne peut être dit en vérité à t qui ne puisse être dit en vérité à t+1, et réciproquement. Le camembert après avoir été conservé au four, exactement comme le camembert avant d’avoir été mis dans le four, était dure et ne sentait pas fort avant d’avoir été mis au four, de même le camembert avant d’être mis dans le four, exactement comme le camembert après avoir été mis dans le four, est mou et sent mauvais après avoir été mis dans le four.
L’identité numérique ne se confond pas avec l’identité qualitative.

Le grand point de repère de l’analyse classique de l’identité personnelle est bien entendu John Locke qui dans son Essai concernant l’entendement humain (1694) énonce :

« Car la conscience accompagne toujours la pensée, elle est ce qui fait que chacun est ce qu’il appelle soi et qu’il se distingue de toutes les autres choses pensantes. Mais l’identité personnelle, autrement dit la mêmeté ou le fait pour un être rationnel d’être le même ne consiste en rien d’autre que cela . L’identité de telle personne s’étend aussi loin que cette conscience peut atteindre rétrospectivement toute action ou toute pensée passée ; c’est le même soi maintenant qu’alors, et le soi qui a exécuté cette action est le même que celui qui, à présent, réfléchit sur elle. »

La thèse de Locke refuse tout substantialisme. L’identité personnelle n’est pas l’âme de Descartes et la conscience projetée dans le passé est assimilable à la mémoire. Bref, c’est une thèse foncièrement psychologiste qui s’oppose aux conceptions spiritualistes et organicistes (le moi comme corps).

Quoique plaisante elle présente néanmoins des difficultés majeures. Qu’en est-il (je cite Ricœur) « des apories psychologiques concernant les limites, les intermittences (durant le sommeil par exemple). »
La première objection, et l’une des plus sérieuses, fut celle de Joseph Butler (1736).

« Or, ce que l’on devrait réellement penser comme allant de soi, c’est que la conscience de l’identité personnelle présuppose et, par conséquent, ne peut pas constituer l’identité personnelle pas plus que la connaissance, dans n’importe quel autre cas, ne peut constituer la vérité qui ce qu’elle présuppose. »

Comme le fait remarquer Stéphane Ferret « Ce n’est pas parce que Locke à conscience d’avoir vécu telles ou telles expériences passées qu’il est identique à lui-même mais, tout au contraire, c’est parce que Locke est identique à lui-même à travers le temps qu’il peut éventuellement s’attribuer à lui-même des certaines expériences passées. » Butler dénonce la circularité du raisonnement lockien.

Une autre objection fut formulée par Thomas Reid (1785). Elle est connue sous le nom du paradoxe de l’officier courageux.
Supposons, nous dit Reid, un officier qui, écolier, fut battu pour avoir volé des fruits, qui jeune officier fit une action d’éclat et qui finit par devenir général à la fin de sa vie. Imaginons alors qu’au moment de son action héroïque il avait le souvenir d’avoir été battu enfant. Mais que devenu général il est conscience de son geste de bravoure mais n’a plus aucun souvenir d’avoir été frappé.
Il s’ensuit donc que celui qui fut battu est la même personne que celui qui fut brave, que celui-ci est la même personne que le général mais que, si l’on suit le raisonnement de Locke, le général n’est pas l’enfant battu.
Le raisonnement de Locke ne respecte donc pas la règle de transitivité des identités (si A=B et B=C alors A=C) et aboutit à une absurdité.
Reid poursuit la critique entamée par Butler puisque si l’on suit Locke « c’est accorder à la mémoire ou conscience l’étrange pouvoir magique de créer son objet, alors même que cet objet doit avoir existé avant la mémoire ou la conscience qui l’a produite. » La mémoire ne peut être un critère d’identité, elle ressort du savoir. Henry James ne sait plus quels sont les livres qu’il a écrits, il n’en reste pas moins Henry James.

Locke est d’ailleurs conscient des difficultés qui découle de sa thèse. Sa réponse consiste en un découplage de « l’homme » et de « la personne ».Locke est d’ailleurs conscient des difficultés qui découle de sa thèse. Sa réponse consiste en un découplage de « l’homme » et de « la personne ».

« Mais si il est possible que le même homme ait différentes consciences sans rien qui leur soit commun à différents moments, on ne saurait douter que le même homme a différents moments ne fasse différentes personnes. »

Ainsi l’âme d’un prince était transportée dans le corps d’un savetier, l’être qui en résulterait serait à la fois le même « homme » que le savetier (car le corps assure biologiquement l’identité humaine sortale) et la même « personne » que le prince (au sens où la mémoire assure l’identité personnelle. On peut également songer à Jekyll et à Hyde, un même individu, deux personnes. L’hypothèse est séduisante mais contredit le principe d’indiscernabilité des identiques car comment un x, qui est identique à un y, pourrait posséder des propriétés que y n’aurait pas. Pour Stéphane Ferret, la confusion réside dans l’assimilation de « personne » et « personnalité » En effet on est une personne et on a une personnalité. La personnalité ne peut être un concept sortal.
Le malheur de Jekyll c’est qu’il est Hyde.

(à suivre).

(1) Cette note s'appuie en grande partie sur l'excellent petit ouvrage de Stéphane Ferret, L'identité, GF Flammarion.

vendredi 20 mars 2009

Habemus Papam

Hier matin, c'était jour de grève (1) sur les radios dites de service publique. Qu'à cela ne tienne, j'allais donc me passer des amusantes généalogies d'Alexandre Adler et décidai d'écouter Europe 1. Oh malheur ! Entendre Marc Olivier Fogiel donner des leçons de morale à Benoit XVI avec une morgue qui confinait à la vulgarité me mit littéralement hors de moi. Un vrai cauchemar et ça ne faisait que commencer...
Au chapitre 5 - Comment étudier le Traité théologico-politique - de La persécution et l'art d'écrire, Leo Strauss commente le principe herméneutique de Spinoza (il faut comprendre la Bible exclusivement en elle-même). Il établit tout d'abord ces propres règles critiques en établissant une distinction entre interprétation et explication (je cite).

Comprendre les écrits d'un homme, vivant ou mort, peut signifier deux choses différentes, que nous désignerons pour le moment par les termes d'interprétation et d'explication. Par interprétation, nous désignons la tentative de savoir ce que l'homme en question a dit et comment il a effectivement compris ce qu'il a dit, qu'il ait ou non exprimé explicitement cette compréhension. Par explication, nous désignons la tentative de connaître certaines implications de ses propos dont il n'avait pas conscience (...). Il est évident que l'interprétation doit précéder l'explication. Si l'explication ne se fonde pas sur une interprétation convenable, elle ne sera pas l'explication du texte qu'il s'agit d'expliquer, mais d'une fiction de l'imagination de l'historien.

A cet égard, le meilleur commentaire des propos du pape reste celui que fit François Fillon : Le pape est un théologien mais tout ne peut pas être réduit à la théologie.


(1) Nos amis journalistes nous disent depuis hier soir sur le ton de l'évidence que le nombre des manifestants a sensiblement augmenté alors que le nombre des grévistes a diminué. Pour ma part, ces deux constatations me semblent contradictoires. Faut-il chercher une explication dans une recrudescence du nombre de chômeurs manifestants, par un afflux de salariés (du privé ?) ayant posé des jours de RTT et considérés comme non-grévistes ? Je ne sais, mais les explications je les attends toujours.

mercredi 18 mars 2009

Du soir au matin.



Revu et vu coup sur coup Fin d'automne et Fleurs d'équinoxe d'Ozu (remerciements à Z).
Est ce à cause de l'heure tardive, il était plus de onze heures du soir, la fatigue se faisait sentir, mais j'ai eu l'impression que les films flottaient au dessus de leur scénario où plutôt, et c'est là ce qui en faisait toute la beauté, le caractère unique, que le scénario était une sorte de fond, au sens pictural, duquel émergeait le cinéma.

Cent mille artistes sont recensés dans la seule ville de New-York !

Il n'y a pas de France blanche, noire, italienne, polonaise, arabe, portugaise, espagnole, pakistanaise. Il n'y a pas non plus de communautés, mais une République métissée.
Cette phrase est extraite d'une pétition signée par un certain nombre d'intellectuels. Il est curieux que ces brillants esprits n'aient pas vu que l'expression République métissée renvoyait elle-même à l'énumération qui la précède.

lundi 16 mars 2009

Nature et culture.

De retour du salon du livre, endroit particulièrement déprimant (autre expérience déprimante de la semaine la vision de Bienvenue chez les Cht'is), je lis et note ceci qui me réconcilie avec la chose imprimée :

Travaillant ce matin devant la triple fenêtre du salon, j'observe la singulière opération jardinière que les oiseaux, tant fauvettes que moineaux, font subir au buisson d'argousiers de mon petit jardin. Ils picorent et aveuglent les bourgeons naissants de chaque branche ; mais chaque rameau, trop flexible n'offre perchoir qu'à sa base, de sorte que les oiseaux ne peuvent facilement atteindre que les premiers bourgeons, ceux du bas, les plus proches du tronc. Ceux de l'extrémité de chaque tigelle sont par là même préservés ; et c'est précisément vers ceux-ci que se précipite la sève ; de sorte que l'arbuste se détasse et s'étende et s'élargisse le plus possible. Les bourgeons terminaux se développent toujours au dépens des autres, jusqu'à les atrophier complètement. Ils sont pourtant, ces bourgeons sacrifiés, ils eussent été parfaitement capables de développement, eux aussi, mais leurs possibilités restent latentes ; sans la taille qui, protestant contre l'extension excessive de l'arbuste, rabat vers eux la vie ; mais c'est alors en sacrifiant les bourgeons terminaux.
A. Gide, Journal, 8 janvier 1922.

dimanche 1 mars 2009

Remontée.

Est-ce pour avoir lu l'Etrange histoire de Benjamin Button (1) que j'ai pensé au mythe d'Orphée ?
La nouvelle de Fitzgerald, je précise n'avoir pas vu le film, n'a cependant pas grand chose à voir avec le récit fait par Virgile mise à part l'idée d'une remontée à rebrousse-temps et c'est d'ailleurs peut-être pour cela qu'elle m'y fit songer.

Comme chacun a fini par le savoir, l'histoire de Benjamin Button est celle d'un homme qui fut successivement un enfant, un écolier, un homme d'affaires, un mari, un père, un officier durant la guerre américano-espagnole et pour finir un charmant petit grand-père, mais le tout dans un ordre contraire à cette énumération. Benjamin Button nait déjà âgé de 70 ans et mourra bébé. Il semblerait que Fitzgerald se soit inspiré d'une remarque de Mark Twain qui disait qu'il était vraiment dommage que la meilleure partie de la vie se situe au début de celle ci et que la pire soit à la fin. Fitzgerald retourne le propos de Twain et fait de son héros un personnage heureux, l'un des rares dans son œuvre, qui échappe à cette langueur infinie qui nous gagne tous un jour et nous accompagne jusqu'à la fin de notre existence.
Le texte est toutefois raté en ce que Fitzgerald, qui n'est pas un auteur fantastique, ne tire pas toutes les conséquences logiques de son postulat de départ. Il bute avec constance sur le problème central qui est celui de la mémoire. Ou son héros naît à 70 ans sans mémoire, sa vie faite d'apprentissages et de souvenirs est semblable à celle de tout le monde, au détail physique près que son corps rajeunit et le sujet traité est celui de la différence, d'une sorte de monstruosité. Ou bien B. Button naît avec les acquis de son âge, et alors chaque jour qui passe plonge un peu plus dans l'oubli le précédent (2), le processus s'accélérant au fur et à mesure que l'on se rapproche de l'origine.
Fitzgerald ne choisit pas vraiment entre ces deux options. A peine né, Benjamin connaît son nom de famille, son identité est constituée, peu de temps après il lit l'Encyclopédia Britannica, puis assez rapidement dans les dernières pages, les plus belles, alors qu'il est un nourrisson, il finit par perdre tous ses souvenirs - Puis il ne se souvint plus de rien. Il pleurait quand il avait faim, c'est tout. Jour et nuit il respirait, et il percevait, au dessus de lui, de vagues murmures et marmonnements, des odeurs indéfinissables, et simplement l'ombre et la lumière. Puis tout devint noir...
Pour échapper à cette langueur infinie il faut savoir oublier.

Orphée ne peut oublier son Eurydice mordue par un fatal serpent. Il ira la chercher aux Enfers. Il charme les monstres et les dieux infernaux. Hadès consent à lui rendre Eurydice à la condition qu’Orphée remonte au jour, suivi de sa femme sans se retourner. Orphée accepte mais presque revenu à la lumière du jour, Il se retourne et perd sa bien aimée pour toujours. Si Orphée se retourne, c'est que saisi par l'hubris, il oublie que la vérité d’un moment ne se révèle pas dans le présent mais à postériori, que les fruits du souvenir sont souvent plus beaux que ceux trop verts du moment présent.
Pour aimer il faut se souvenir.

Oublier ou se souvenir, nous restons prisonnier du temps.

(1) La traduction utilisée est celle de Dominique Lescanne.
(2) Les amateurs se reporteront à Le récit du lettré au chapitre 4 d'Hypérion de Dan Simmons où ce thème est traité de belle manière.