No entity without identity (Quine).

Or cette réponse de mon père demande quelques mots d'explication, certaines personnes se souvenant peut-être d'un Cottard bien médiocre et d'un Swann poussant jusqu'à la plus extrême délicatesse, en matière mondaine, la modestie et la discrétion. Mais pour ce qui regarde celui-ci, il était arrivé qu'au «fils Swann» et aussi au Swann du Jockey, l'ancien ami de mes parents avait ajouté une personnalité nouvelle (et qui ne devait pas être la dernière), celle de mari d'Odette. Adaptant aux humbles ambitions de cette femme, l'instinct, le désir, l'industrie, qu'il avait toujours eus, il s'était ingénié à se bâtir, fort au-dessous de l'ancienne, une position nouvelle et appropriée à la compagne qui l'occuperait avec lui. Or il s'y montrait un autre homme (Proust).

Une remarque faite par VS, une note lue m'ont donné envie d'aller voir de plus près (1).

A la suite d’Héraclite, nombreux sont les philosophes qui font de l’identité une illusion. Tout s’écoule. Les êtres ne sont pas mais deviennent et deviennent autres. Attribuer alors une identité aux choses serait une pure construction mentale puisque les choses ne sont à jamais identiques à elles-mêmes. On retrouve ces thèses dans un petit ouvrage de Clément Rosset - Loin de moi - Etude sur l’identité - où l’auteur déclare : « …j’ai toujours tenu l’identité sociale pour la seule identité réelle ; et l’autre, la prétendue identité personnelle, pour une illusion totale autant que tenace… » Rosset poursuivra ses développements en s’appuyant notamment sur ce passage fameux de Hume :

« Quant à moi, quand je pénètre le plus intimement dans ce que j’appelle moi-même, je bute toujours sur l’une ou l’autre perception particulière, chaleur ou froid, lumière ou ombre, amour ou haine, douleur ou plaisir. Je ne m’atteins jamais moi-même à un moment quelconque en dehors d’une perception et ne peux rien observer d’autre que la perception. »

On fera d’ailleurs remarquer le caractère paradoxal de l’affirmation de Hume puisqu’il s’agit pour un sujet (quant à moi) de partir à la recherche d’un but inatteignable (ce que j’appelle moi-même). D’autre part Hume ne peut nier que les perceptions particulières sont les siennes.

Avant d’aller plus loin, il convient d’examiner la notion générale d’identité. Classiquement la notion d’identité recouvre celle d’existence : être un, c’est posséder l’existence individuelle dira Aristote. Etre c’est nécessairement être identique à soi. L’identité est donc la relation qu’un objet entretient avec lui-même tout au long de son existence. Ceci dit, l’on ne doit pas se cacher la complexité que recèle cette notion.
La notion d’identité renvoie à trois dimensions distinctes :
1) L’identité numérique : Tout ce qui est est identique à lui-même (x=x), l’un coïncide avec le même. Cette table est cette table et aucune autre table.
2) L’identité qualitative : elle ressort de la similitude, voir même de l’indiscernabilité. A la sortie de l’unité de production toutes les voitures sont des Twingo bleus à boite automatique mais chaque véhicule est numériquement différent.
3) L’identité spécifique : elle recouvre les relations en divers objets lorsqu’ils sont regroupés dans une même espèce ou une même sorte (les hommes, les grenouilles, les voitures, les fromages).

Comme on le comprend le même au sens numérique exclut pour tout objet d’être identique à tout autre objet que lui-même. Ainsi dire que mon voisin et moi possédons le même chien, c’est dire a) que nous nous partageons la garde de ce chien unique (au sens numérique) ou b) que nous avons un chien identique dans le sens qualitatif (un petit chien) et/ou spécifique (en l’occurrence nous possédons tous deux un petit jack-Russell). Dans la proposition b, le chien de mon voisin est qualitativement identique au mien, mais numériquement différend.
L’identité n’est pas la similitude.

A ce stade il convient de faire une série de remarques :
- Par définition l’identité qualitative s’oppose au changement. En effet changer, c’est changer au moins d’une propriété dont on était pourvu ou inversement, et donc ne plus être qualitativement identique. Mon voisin et moi possédons chacun un petit chien (le même chien au sens qualitatif) à un instant t, si à t+1, mon chien est devenu énorme et que le sien est resté petit nous n’avons plus le même chien (toujours au sens qualitatif)
- Qu’en est-il alors du même individu à deux instants de sa vie ? Le bébé grassouillet que j’étais et l’homme bedonnant que je suis devenu. Une définition stricto sensu de l’identité qualitative exclurait qu’un individu puisse demeurer le même (au sens numérique) en raison justement des variations qualitatives. C’est là d’ailleurs la thèse défendue par Hume.
- C’est pour sortir de ce qui semble contraire au sens commun que David Wiggins(1980), s’appuyant sur Aristote, fait de de l’identité spécifique la condition nécessaire de l’identité numérique. Selon son principe de dépendance sortale, il établit que
- 1) Toute chose est une certaine sorte ou une espèce de chose.
- 2) Cette sorte ou espèce définit ce que cette chose est tout au long de son existence.
- 3) Les conditions d’existence et de persistance (identité à travers le temps) dépend de la sorte ou espèce de chose qu’elle est.
Ainsi être tel objet ou cet individu, c’est être d’abord un objet ou un individu de telle sorte ou telle espèce. On reconnait là l’influence d’Aristote.

Mais revenons à Hume. Il pose deux principes (Traité de la nature humaine, livre I)

- « Le changement est contraire à l’identité. »
- « …je considère ici cette relation (l’identité) comme s’appliquant, en son sens le plus strict, à des objets constants et immuables.»

Ce n’est donc pas l’identité que Hume juge comme fictive mais le sentiment de l’identité que nous appliquons à des objets subissant des variations temporelles. Hume ne fera donc qu’appliquer aux personnes sa conception de la fiction de l’identité.
Hume corrèle identité qualitative et identité numérique alors que l’expérience commune les sépare. Alors que Wiggins avec son principe de dépendance sortale qui fait de l’identité spécifique, et non de l’identité qualitative comme nous le pensons à priori, le critère décisif de l’indenté numérique nous ramène au sens commun.

Mais qu’en est-il exactement de l’invariabilité de l’identité numérique ?
Cette invariabilité repose sur le principe d’indiscernabilité des identiques. Ce dernier stipule que « si x =y, alors x et y partagent toutes leurs propriétés » ou encore que « si x est identique à y, alors tout ce qui peut-être prédiqué de x peut également être prédiqué de y et inversement » En d’autres termes, pour toute propriété P, x possède P si et seulement si y possède P. Il suffit donc de démontrer qu’il existe une propriété P, aussi triviale soit-elle, telle que x la possède mais non y pour réfuter la prétendue identité entre x et y.
Pour Hume si x et y partagent les même propriétés à t et à t+1, c’est qu’ils n’ont pas changés et c’est seulement à cette condition que l’on peut les dire identiques. Or changer c’est devenir différend. Le bébé grassouillet ne peut donc être moi. Seul compte alors l’identité sociale.

Cette interprétation du principe d’indiscernabilité des identiques est néanmoins sujette à caution. Car ce que requiert ce principe c’est que toutes les propriétés partagées par x et y (ensemble A) le soient à t et que toutes les propriétés partagées par x et y (ensemble A’) le soient à t+1. Ou pour le dire autrement, rien ne peut être dit en vérité à t qui ne puisse être dit en vérité à t+1, et réciproquement. Le camembert après avoir été conservé au four, exactement comme le camembert avant d’avoir été mis dans le four, était dure et ne sentait pas fort avant d’avoir été mis au four, de même le camembert avant d’être mis dans le four, exactement comme le camembert après avoir été mis dans le four, est mou et sent mauvais après avoir été mis dans le four.
L’identité numérique ne se confond pas avec l’identité qualitative.

Le grand point de repère de l’analyse classique de l’identité personnelle est bien entendu John Locke qui dans son Essai concernant l’entendement humain (1694) énonce :

« Car la conscience accompagne toujours la pensée, elle est ce qui fait que chacun est ce qu’il appelle soi et qu’il se distingue de toutes les autres choses pensantes. Mais l’identité personnelle, autrement dit la mêmeté ou le fait pour un être rationnel d’être le même ne consiste en rien d’autre que cela . L’identité de telle personne s’étend aussi loin que cette conscience peut atteindre rétrospectivement toute action ou toute pensée passée ; c’est le même soi maintenant qu’alors, et le soi qui a exécuté cette action est le même que celui qui, à présent, réfléchit sur elle. »

La thèse de Locke refuse tout substantialisme. L’identité personnelle n’est pas l’âme de Descartes et la conscience projetée dans le passé est assimilable à la mémoire. Bref, c’est une thèse foncièrement psychologiste qui s’oppose aux conceptions spiritualistes et organicistes (le moi comme corps).

Quoique plaisante elle présente néanmoins des difficultés majeures. Qu’en est-il (je cite Ricœur) « des apories psychologiques concernant les limites, les intermittences (durant le sommeil par exemple). »
La première objection, et l’une des plus sérieuses, fut celle de Joseph Butler (1736).

« Or, ce que l’on devrait réellement penser comme allant de soi, c’est que la conscience de l’identité personnelle présuppose et, par conséquent, ne peut pas constituer l’identité personnelle pas plus que la connaissance, dans n’importe quel autre cas, ne peut constituer la vérité qui ce qu’elle présuppose. »

Comme le fait remarquer Stéphane Ferret « Ce n’est pas parce que Locke à conscience d’avoir vécu telles ou telles expériences passées qu’il est identique à lui-même mais, tout au contraire, c’est parce que Locke est identique à lui-même à travers le temps qu’il peut éventuellement s’attribuer à lui-même des certaines expériences passées. » Butler dénonce la circularité du raisonnement lockien.

Une autre objection fut formulée par Thomas Reid (1785). Elle est connue sous le nom du paradoxe de l’officier courageux.
Supposons, nous dit Reid, un officier qui, écolier, fut battu pour avoir volé des fruits, qui jeune officier fit une action d’éclat et qui finit par devenir général à la fin de sa vie. Imaginons alors qu’au moment de son action héroïque il avait le souvenir d’avoir été battu enfant. Mais que devenu général il est conscience de son geste de bravoure mais n’a plus aucun souvenir d’avoir été frappé.
Il s’ensuit donc que celui qui fut battu est la même personne que celui qui fut brave, que celui-ci est la même personne que le général mais que, si l’on suit le raisonnement de Locke, le général n’est pas l’enfant battu.
Le raisonnement de Locke ne respecte donc pas la règle de transitivité des identités (si A=B et B=C alors A=C) et aboutit à une absurdité.
Reid poursuit la critique entamée par Butler puisque si l’on suit Locke « c’est accorder à la mémoire ou conscience l’étrange pouvoir magique de créer son objet, alors même que cet objet doit avoir existé avant la mémoire ou la conscience qui l’a produite. » La mémoire ne peut être un critère d’identité, elle ressort du savoir. Henry James ne sait plus quels sont les livres qu’il a écrits, il n’en reste pas moins Henry James.

Locke est d’ailleurs conscient des difficultés qui découle de sa thèse. Sa réponse consiste en un découplage de « l’homme » et de « la personne ».Locke est d’ailleurs conscient des difficultés qui découle de sa thèse. Sa réponse consiste en un découplage de « l’homme » et de « la personne ».

« Mais si il est possible que le même homme ait différentes consciences sans rien qui leur soit commun à différents moments, on ne saurait douter que le même homme a différents moments ne fasse différentes personnes. »

Ainsi l’âme d’un prince était transportée dans le corps d’un savetier, l’être qui en résulterait serait à la fois le même « homme » que le savetier (car le corps assure biologiquement l’identité humaine sortale) et la même « personne » que le prince (au sens où la mémoire assure l’identité personnelle. On peut également songer à Jekyll et à Hyde, un même individu, deux personnes. L’hypothèse est séduisante mais contredit le principe d’indiscernabilité des identiques car comment un x, qui est identique à un y, pourrait posséder des propriétés que y n’aurait pas. Pour Stéphane Ferret, la confusion réside dans l’assimilation de « personne » et « personnalité » En effet on est une personne et on a une personnalité. La personnalité ne peut être un concept sortal.
Le malheur de Jekyll c’est qu’il est Hyde.

(à suivre).

(1) Cette note s'appuie en grande partie sur l'excellent petit ouvrage de Stéphane Ferret, L'identité, GF Flammarion.