Ruines circulaires

Le Zèbre est peut-être de tous les animaux quadrupèdes le mieux fait et le plus élégamment vêtu.

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jeudi 15 février 2018

Une rencontre.

Je suis allé, à mon tour, à la découverte, avec l’adresse donnée, il y a deux cent quarante ans, par Bassompierre. J’ai traversé le Petit-Pont, passé les Halles, et suivi la rue Saint-Denis jusqu’à la rue aux Ours, à main droite ; la première rue à main gauche, aboutissant rue aux Ours, est la rue Bourg-l’Abbé (...) J’ai ensuite erré de porte en porte : point de lingère de vingt ans, me faisant grandes révérences ; point de jeune femme franche, désintéressée, passionnée, coiffée de nuit, n’ayant qu’une très fine chemise, une petite jupe de revesche verte, et des mules aux pieds, avec un peignoir sur elle. Une vieille grognon, prête à rejoindre ses dents dans la tombe, m’a pensé battre avec sa béquille : c’était peut-être la tante du rendez-vous.
Chateaubriand, Mémoires d'Outre-tombe.

Il y avait quatre ou cinq mois que, toutes les fois que je passais sur le petit pont (car en ce temps-là le Pont Neuf n’était point fait), qu’une belle femme, lingère à l’enseigne des deux Anges, me faisait de grandes révérences, et m’accompagnait de la vue autant qu’elle pouvait ; et comme j’eus pris garde à son action, je la regardais aussi, et la saluais avec plus de soin. Il advint que, lorsque j’arrivai de Fontainebleau à Paris, passant sur le petit pont, des qu’elle m’aperçut venir, elle se mit sur l’entrée de sa boutique, et me dit, comme je passais : « Monsieur, je suis votre servante très humble. » Je lui rendis son salut, et, me retournant de temps en temps, je vis qu’elle me suivait de la vue aussi longtemps qu’elle pouvait.
J’avais mené un de mes laquais en poste, pour le renvoyer le soir même avec des lettres pour Entragues et pour une autre dame à Fontainebleau. Je le fis lors descendre et donner son cheval au postillon pour le mener, et l'envoyai dire a cette jeune femme que, voyant la curiosité qu’elle avait de me voir et de me saluer, si elle désirait une plus particulière vue, j’offris de la voir où elle me le dirait. Elle dit a ce laquais que c’était la meilleure nouvelle que l’on lui eût su apporter, et qu’elle irait où je voudrais, pourvu que ce fut à condition de coucher entre deux draps avec moi.
J’acceptai le parti, et dis a ce laquais, s’il connaissait quelque lieu où la mener, qu’il le fit : il me dit qu’il connaissait une maquerelle, nommée Noiret, chez qui il la mènerait, et que si je voulais qu’il portât des matelas, des draps, et des couvertes de mon logis, qu’il m’y apprêterait un bon lit. Je le trouvai bon, et, le soir, j’y allai et trouvai une très belle femme, âgée de vingt ans, qui etiit coiffée de nuit, n’ayant qu’une très fine chemise sur elle, et une petite jupe de revêche verte, et des mules aux pieds, avec une peignoir sur elle. Elle me plut bien fort, et, me voulant jouer avec elle, je ne lui sus faire résoudre si je ne me mettais dans le lit avec elle, ce que je fis ; et elle s’y étant jetée en un instant, je m’y mis incontinent après, pouvant dire n’avoir jamais vu femme plus jolie, ni qui m’ait donné plus de plaisir pour une nuit : laquelle finie, je me levai et lui demandai si je ne la pourrais pas voir encore une autre fois, et que je ne partirais que dimanche, dont cette nuit la avait été celle du jeudi ou vendredi. Elle me répondit qu’elle le souhaitait plus ardemment que moi, mais qu’il lui était impossible si je ne demeurais tout dimanche, et que la nuit du dimanche au lundi elle me verrait : et comme je lui en faisais difficulté, elle me dit : « Je crois que maintenant que vous êtes las de cette nuit passée, vous avez dessein de partir dimanche ; mais quand vous vous serez reposé, et que vous songerez à moi, vous serez bien aise de demeurer un jour davantage pour me voir une nuit. »
Enfin je fus aisé à persuader, et lui dis que je lui donnerais cette journée pour la voir la nuit au même lieu. Alors elle me repartit : « Monsieur, je sais bien que je suis en un bordel infâme, où je suis venue de bon cœur pour vous voir, de qui je suis si amoureuse, que, pour jouir de vous, je crois que je vous l’eusse permis au milieu de la rue, plutôt que de m’en passer. Or une fois n’est pas coutume ; et, forcée d’une passion, on peut venir une fois dans le bordel ; mais ce serait être garce publique d’y retourner la seconde fois. Je n’ai jamais connu que mon mari, et vous, ou que je meure misérable, et n’ai pas dessein d’en connaître jamais d’autre : mais que ne ferait-on point pour une personne que l’on aime, et pour un Bassompierre ? C’est pourquoi, je suis venue au bordel ; mais ç'a été avec un homme qui a rendu ce bordel honorable par sa présence. Si vous me voulez voir une autre fois, ce pourra être chez une de mes tantes, qui se tient en la rue du Bourg-l’Abbé, proche de celle des Ours, à la troisième porte du côté de la rue de Saint-Martin. Je vous y attendrai depuis dix heures jusqu'à minuit, et plus tard encore, et laisserai la porte ouverte, où, à l’entrée, il y a une petite allée que vous passerez vite ; car la porte de la chambre de ma tante y répond ; et trouverez un degré qui vous mènera à ce second étage. »
Je pris le parti, et ayant fait partir le reste de mon train, j’attendis le dimanche pour voir cette jeune femme. Je vins a dix heures, et trouvai la porte qu’elle m’avait marquée, et de la lumiere bien grande, non seulement au second étage, mais au troisième et au premier encore ; mais la porte était fermée. Je frappai pour avertir de ma venue ; mais j’ouïs une voix d’homme qui me demanda qui j’étais. Je m’en retourna à la rue aux Ours, et étant revenu pour la seconde fois, ayant trouvé la porte ouverte, j’entrai jusqu'à ce second étage, où je trouvai que cette lumière était la paille des lits, que l’on y brûlait, et deux corps nus étendus sur la table de la chambre. Alors je me retirai bien étonné, et en sortant, je rencontrai des corbeaux (1) qui me demandèrent ce que je cherchais ; et moi, pour les faire écarter, mis l’épée a la main, et passai outre. M’en revenant à mon logis, un peu ému de ce spectacle inopiné, je bus trois ou quatre verres de vin pur, qui est un remède d’Allemagne contre la peste, et m’endormis pour m’en aller en Lorraine le lendemain matin, comme je fis ; et quelque diligence que j’aie su faire depuis pour apprendre ce qu’était devenue cette femme, je n’en ai jamais su rien savoir. J’ai été même aux deux Anges, où elle logeait, m'enquérir qui elle était ; mais les locataires de ce logis-là ne m’ont dit autre chose, sinon qu’ils ne savaient point qui était l’ancien locataire. Je vous ai voulu dire cette aventure, bien qu’elle soit de personne de peu ; mais elle était si jolie que je l’ai regrettée, et eusse désiré pour beaucoup de la pouvoir revoir.
Bassompierre, Journal de ma vie

1. Hommes qui enlevaient les pestiférés. Pendant plusieurs mois de l’année, il régna à Paris une maladie contagieuse.

samedi 10 février 2018

La Promenade du Dimanche

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A Cécile Denoël.

La forêt poussait entre deux puits de charbon. Chaque Dimanche elle était pleine de mineurs. Contre un buisson j'écoutais les vipères qui partent avec un bruit humide entre les boîtes à sardines, je fourrais le doigt dans le tube des digitales, je secouais les fougères pour les nettoyer de leur croûte de poussière et, de temps en temps, je levais la tête pour regarder les deux femmes, car il y avait là ma mère et aussi ma grand'mère, celle qui a fait ma mère. Celle-là était toute démangée de scrupules et elle n'en finissait pas de piquer ma mère à coups de petits conseils. De temps en temps, elles avaient peur, car il y avait des têtes de polonais dans les feuilles, et là, au pays des mines, toutes les femmes ont peur des polonais.
Elles sont restées quelques temps à prendre peur, puis ma grand'mère a tiré ma mère par la main et nous sommes partis par le chemin qui traverse le bois. Le chemin sortait du bois, longeait un canal plein de péniches, coupait un champ de betteraves, puis montait au milieu d'un tas de maisons. Je suivais derrière, prenant soin d'observer tout ce qui se passait. Je voyais l'intérieur des maisons qui s'ouvraient au soleil : certains sont aussi discrets que des intestins de lézards, d'autres ont la chaleur des tripes de la vache ; mais il y en avait que je ne pouvais presque pas regarder, car ils étaient froids comme des entrailles de poissons, et, dans cette froideur, se dressait un homme à la face couturée et dont on avait peur.
Nous sommes descendus sur une place où deux militaires se battaient avec un bruit de lessive. On voyait de temps en temps deux femmes collées ensemble qui levaient la jambe en même temps et des enfants comme moi, qui suçaient des glaces, avec leur doigt dans le nez. Ma grand'mère a empêché ma mère de regarder les hommes se battre et nous a entraînés sur la pente d'un tas de cailloux, mais moi, j'ai tout juste eu le temps de voir un morceau de coton qui allait tomber de l'oreille de quelqu'un, et j'aurais bien voulu l'y refourrer avec mon doigt.
Arrivés non sans peine au sommet du tas de cailloux, nous nous sommes assis à la terrasse d'un café. Je ne quittais pas des yeux un couple consommant à la table voisine. Ces deux-là se tenaient accrochés par une main ; ils se regardaient le nez et parfois montraient les dents. La femme, par tous les trous des dentelles de son corsage, fumait comme une soupière. Et l'homme avec son autre main enfonçait une saucisse entière sous sa moustache.
Ma grand'mère continuait à parler comme elle avait fait depuis le commencement. Et ma mère se cachait les yeux avec sa main ; elle dormait depuis longtemps.

Luc Dietrich.

Luc Dietrich, né à Dijon le 17 mars 1913 de famille alsacienne et bourguignonne, a publié son premier livre, Le Bonheur des tristes, chez Denoël et Steele en 1935. En novembre 1936 doit paraître, chez le même éditeur, Terre, texte et photographies de l'auteur, sur la vie des champs, plantes et bêtes.

In Le Point : revue artistique et littéraire, octobre 1936.