Guillaume Orignac, David Fincher ou l'heure numérique, Capricci.

Il aimait à ôter la poussière de ses bouquins ; cela lui rappelait, d'une certaine manière, avec douceur, sa condition de mortel.
Melville.

Il y a quelques années une poignée de cinéastes français lançaient un manifeste en faveur ce qu'ils appelaient «les films du milieu ». L'expression n'était pas dénuée d’ambiguïté mais se référait en premier lieu à un concept économique (les enjeux esthétiques n'étant pas par ailleurs évacués). Il s'agissait avant tout de promouvoir des films qui se situeraient dans la chaine de production entre super-productions et films à tout petit budget.
David Fincher est-il un cinéaste du milieu ? La réponse est bien évidemment négative : D. Fincher après 8 films tournés entre 1992 et 2010 est devenu une pièce maitresse du système hollywoodien (le budget de Benjamin Button est évalué à près de 150 millions de dollars).
Loin de cette première évidence Guillaume Orignac, dans l'excellent petit ouvrage (un peu moins d'une centaine de pages) qu'il consacre au cinéaste, apporte une réponse originale : Fincher n'est pas un cinéaste du milieu mais un cinéaste de l'entre-deux. Et c'est cette position originale qui fait le prix de tout son cinéma.
David Fincher est né en 1962, il découvre le cinéma en 1969 avec Butch Cassidy et le Kid, western de Georges Roy Hill. Le western, genre classique s'il en est, connait déjà sa période crépusculaire miné d'un coté par ses parodies italiennes ( le dernier avatar en sera Mon nom est Personne en 73) et de l'autre par l'inscription du genre dans la modernité cinématographique caractérisée par le refus de la transparence classique (je cite l'auteur).
Le vieil Hollywood est mort, vive le Nouvel Hollywood (Pakula, Coppola, Scorsese, Spielberg, Lucas...)
1983, Fincher entre à ILM, la société d'effets spéciaux créée par Lucas, il y découvre les avancées techniques que permettent les nouvelles technologies puis quelques années plus tard il entame une carrière de réalisateur de video-clips et de films publicitaires.
Fincher cinéaste de l'entre deux, un pied dans le Nouvel Hollywood un autre dans ce que la technique apporte de plus neuf dans les images, un pied dans les fictions paranoïaques des années 70 un autre dans le numérique. Fincher, un cinéaste qui reprend la nouvelle vague hollywoodienne au tempo des évolutions digitales.
Se pose alors une série de nouvelles questions : Que devient alors le fond d'anxiété de l'Amérique des années 70 une fois repeint au couleur du numérique, qu'est ce qu'un monde dans lequel tout peut-être réinventé, les murs comme les relations, qu'est ce qu'un monde où tout devient réversible et manipulable, qu'est ce qu'un monde balayé par d'infatigables tempêtes de signes, un monde où le code vient reconfigurer les relations humaines ?
Et si le cinéma est selon la formule de Michel Mourlet «un regard qui se substitue au nôtre pour nous donner un monde accordé à nos désirs... » qu'advient-il si nos désirs ne sont que des simulacres ?
G.Orignac analyse un certain nombre de thèmes (l'insomnie, le jeu, l'inerte...) qui sont autant de réponses énoncées par Fincher tout au long de sa filmographie, analyse d'autant plus précieuse qu'elle repose sur la matière même des films et que l'auteur, format oblige, va à l'essentiel avec un sens extrême de l'économie.
D'autre part, et ce n'est pas une de ses moindres qualités, le livre peut-être lu comme une critique de l'idéalisme Bazinien, la croyance selon laquelle le cinéma analogique avait le pouvoir de reproduire objectivement un dehors, par la procédure mécanique et sans conscience de la camera obscura. Si le cinéma est comme une fenêtre sur le monde, le numérique apparait alors comme la liquidation de l'ontologie bazinienne de l'image. Or comme le précise G.Orignac, le cinéma numérique maintient le réalisme mimétique mis en place par le cinéma analogique. Ou pour le dire autrement, il ne s'agit de ne pas confondre le réel de l'effet et l'effet de réel. Le train arrivant en gare de la Ciotat n'est pas plus dangereux pour ses spectateurs que la créature numérique venue du fond de l'espace. Le cinéma a moins à voir avec la réalité qu'avec sa représentation et Méliès ne découpe pas moins la réalité (filmer un trucage c'est filmer une réalité préexistante) que les frères Lumière. Les fausses larmes d'une actrice, un pingouin s'éloignant sur la banquise ou des feuilles crées par infographie n'entrainent à priori aucune différence esthétique.
Quelles seraient donc les spécificités du numérique ?
L'auteur en voit deux.
- Alors qu'un cinéaste classique comme John Ford s'enorgueillissait de sa capacité de filmer au métrage prévu d'avance, le film numérique est un film incessamment travaillé et repris, un film dont on ne peut rien assurer de la forme au moment du tournage. Le cinéma numérique ce n'est pas la caméra numérique mais plutôt le logiciel de gestion de données. Le cinéma numérique est un cinéma qui ignore les contraintes du temps. L'image analogique participait de l'embaument, l'image numérique nous met en présence de l'inerte.
- Voir une créature créée par Ray Harryhausen, c'est voir une créature au déplacement saccadé et c'est dans le sautillement, les hésitations gestuelles que vient se nicher la vie. A l'inverse le mouvement induit par le numérique se caractérise par sa parfaite et inhumaine fluidité et si le statut des images cinématographiques a muté, c'est moins sur la question des paysages que sur celle des gestes et des mouvements.
La vie s'en est allée, seul reste le processus. Que peut-il alors rester de vivant en nous ?
Les images produites par le cinéma irriguent nos vies mais nos vies sont maintenant balisées par codes et signes qui à leur tour informent les nouvelles images. On comprend dès lors que tout l'enjeu du cinéma de Fincher sera de produire une réversibilité du dedans et du dehors. David Fincher, cinéaste de l'entre-deux.
Dans un temps où les films sont jugés à l'aune de critères idéologiques ou moraux (le cinéma ne doit pas être apprécié en rapport avec le monde même s'il utilise des images du monde) on sera gré à Guillaume Orignac de ne jamais perdre les films de vue ce qui il faut malheureusement le dire se fait plutôt rare.
Recommandé car recommandable.

On peut lire ici la critique de The Social Network qui semble avoir servi de matrice au présent ouvrage.


On en parle ici aussi.