Ruines circulaires

Le Zèbre est peut-être de tous les animaux quadrupèdes le mieux fait et le plus élégamment vêtu.

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vendredi 5 janvier 2018

Une histoire bien touchante.



Je viens de lire dans un journal une petite histoire bien touchante, tellement touchante que je ne crois pas qu'il puisse en exister d'aussi touchante.

C'est celle d'un petit garçon qui était toujours malade. Sa pauvre mère venait s'asseoir à son chevet. Elle ne lui lisait pas d'histoires, car elle ne savait pas lire, mais lui en racontait de merveilleuses. Et, tout en parlant, elle pouvait ainsi ourler des draps et raccommoder des chaussettes. Souvent, la pauvre mère s'interrompait pour cacher une larme. Parfois, quand le petit garçon souffrait trop, elle était obligée de se lever pour aller étouffer un soupir dans la cuisine. Le petit garçon avait des frères et des sœurs. Quelques-uns étaient ses aînés, mais, parce qu'il était malade, tous le considéraient avec respect. Ils venaient souvent jouer avec lui, mais sans faire de bruit et jamais plus de deux à la fois pour ne pas le fatiguer. Et le soir, quand le vieux père rentrait de son travail, il venait embrasser tendrement son petit garçon, et l'on voyait de grosses larmes rouler sur la barbe grise du vieillard.

A ce point-là de l'histoire, je pleurais tellement que ma gouvernante s'approcha et me demanda si mon chagrin n'était pas dû au souvenir de ma petite chienne Mirza, écrasée récemment par un aéroplane. Je lui répondis que j'avais depuis longtemps oublié ma petite chienne et que d'ailleurs j'étais prêt à tous les sacrifices, lorsqu'il s'agissait du développement de l'aviation. Puis je lui fis lire le commencement de cette histoire bien touchante, et nous la continuâmes ensemble, ma gouvernante et moi, mêlant nos larmes et nous étreignant les mains.

Nous pleurions si fort à ce moment-là, ma gouvernante et moi, que nous n'avions pas entendu la blanchisseuse qui venait d'entrer, rapportant le linge. Je lui fis lire le commencement de cette histoire bien touchante, et nous la continuâmes ensemble, ma gouvernante, la blanchisseuse et moi, mêlant nos larmes et nous étreignant les mains.

Parfois, un jeune fils de famille venait rendre visite au pauvre petit garçon. Il n'était pas fier du tout, quoique fabuleusement riche, et lui apportait toujours ses vieux jouets. Puis le fils de famille lui parlait de l'école, lui racontait ses visites avec sa mère et ses promenades à bicyclette. Les yeux du petit garçon brillaient d'envie en écoutant toutes ces choses, mais jamais il ne fut jaloux du fils de famille, sachant que c'est très vilain d'être jaloux. Le fils de famille jouait aussi dans la chambre avec les frères et les sœurs du petit garçon. Celui-ci était bien triste de ne pouvoir se joindre à eux. Il les regardait en pensant au ciel et à la bicyclette et se disait qu'il serait bien heureux de pouvoir en faire autant. Souvent il avait les yeux pleins de larmes. Et quand ils étaient partis, il demandait à sa mère, en frappant sa petite poitrine maigre de son bras décharné : « Maman, pourquoi donc je ne suis pas comme les autres? Je n'ai pourtant rien fait de mal ? »

Nos larmes coulaient en telle abondance que nous fûmes surpris de voir devant nous le facteur. Je lui fis lire le commencement de cette histoire bien touchante, et nous la continuâmes ensemble, ma gouvernante, la blanchisseuse, le facteur et moi, mêlant nos larmes et nous étreignant les mains.

Un jour, le petit garçon devint plus malade. Ses forces l'avaient tout à fait abandonné. Il pouvait à peine se retourner dans son lit. Le bon curé résolut de lui faire faire sa première communion. Il n'avait que neuf ans et demi, il était très sage et très raisonnable. Et puis, il était plus vieux que beaucoup d'autres, se trouvant si prés de la mort.

Nos sanglots éclatèrent si fort que la concierge et tous les locataires de la maison vinrent nous demander si l'on n'avait pas augmenté sensiblement les impôts. Je leur répondis qu'une telle mesure n'avait rien qui puisse me déplaire, car je ne demande qu'à contribuer plus encore à la prospérité de la République. Puis, je leur fis lire le commencement de cette histoire bien touchante, et nous la continuâmes ensemble, ma gouvernante, la blanchisseuse, le facteur, la concierge, les locataires de la maison et moi, mêlant nos larmes et nous étreignant les mains.

Le lendemain, le petit garçon fut tout à fait mal. Son vieux père le veilla toute la nuit. Le médecin n'avait plus d'espoir. Une bonne voisine s'efforçait de consoler la pauvre mère dont la douleur faisait peine à voir. Les frères et les sœurs du petit garçon entraient dans sa chambre sur la pointe des pieds. Enfin, le petit garçon s'endormit.

Les hoquets convulsifs qui nous déchiraient produisaient un tel vacarme que le commissaire de police du quartier et deux agents vinrent nous prier de cesser, car les vingt mille personnes rassemblées sous les fenêtres empêchaient la circulation des tramways dans la rue. Je leur répondis que les tramways n'avaient qu'à passer par la rue voisine. Puis je leur fis lire le commencement de cette histoire bien touchante, et nous la continuâmes ensemble, ma gouvernante, la blanchisseuse, le facteur, le concierge, les locataires de la maison, le commissaire de police du quartier, les deux agents et moi, mêlant nos larmes et nous étreignant les mains.

Si le petit garçon était mort, nous n'aurions plus su où mettre nos larmes. Mais le petit garçon ne mourut pas, car une bonne dame charitable lui apporta une boite de pilules miraculeuses, qui le soulagèrent bientôt et le rétablirent ensuite. Au bout de huit jours, il était radicalement guéri.

Et cette histoire bien touchante, qui se trouvait placée à la cinquième page du journal, finissait en donnant le nom des pilules, l'adresse du fabricant et le prix de la boîte de cinquante expédiée franco.

Edouard Osmont in Le Figaro de la jeunesse, Supplément gratuit pour les abonnés du Figaro quotidien, 22 septembre 1910.

mercredi 3 janvier 2018

UN RÊVE

J'avoue qu'il n'y a pas très longtemps, j'étais absolument convaincu de la vérité des rêves. Mais un incident significatif m'a récemment ouvert les yeux. Si je le raconte, ce n'est pas qu'il soit intéressant, mais parce que je crois qu'on ne saurait trop s'acharner à combattre la superstition.
J'ai donc rêvé ceci :
Dans un endroit qu'il me serait assez difficile de préciser, je voyais avancer ma cuisinière. Elle jetait les yeux de tous côtés, comme pour s'assurer qu'aucun regard indiscret ne pouvait la surprendre. Puis tranquillisée, elle levait son tablier et commençait à s'ouvrir le ventre. L'opération paraissait s'effectuer avec une facilité extraordinaire. Évidemment, elle devait en avoir la grande habitude, car son visage resté calme ne trahissait pas la moindre douleur. Au contraire, elle semblait prendre à ce jeu un plaisir extrême. Un large sourire s'épanouissait sur ses lèvres et ses yeux brillants révélaient une profonde joie intérieure.
Quand l'ouverture ainsi pratiquée fut assez large, je la vis soudain y introduire sa main et en retirer plusieurs objets de différentes valeurs : un réveil-matin nickelé, des petites cuillères en vermeil, une boite de poudre de riz, un sucrier en argent, enfin une superbe voiture automobile.
Justement depuis deux jours j'avais perdu mon réveil-matin. Alors je compris que Mélanie me l'avait volé et que les autres objets que je venais d'entrevoir avaient sans doute été dérobés à ses anciens maîtres. Furieux, je m'élançais vers la gueuse pour rentrer en possession de mon horlogerie. Mais à ce moment, elle m'apercevait et s'enfuyait sans qu'il me fut possible de la rejoindre.
A mon réveil, je n'eus qu'une idée ; interroger Mélanie, la faire avouer, me faire restituer mon réveil-matin et en même temps tâcher, si possible, de m'emparer de l'automobile.
Je ne fis qu'un bon jusqu'à la cuisine :
- Mélanie !
- Monsieur ?
- Avez-vous trouvé ce réveil-matin ?
- Non, monsieur. Pourtant, j'ai cherché partout, et...
- Je sais où il est.
- Ah ! J'avais peur que monsieur ne finit par croire que c'était moi...
- Mélanie, vous me volez.
- Moi, monsieur, si l'on peut dire !
- Et mon réveil est ici.
D'un doigt terrible je désignai l'abdomen de la cuisinière. Elle parut ahurie.
- Monsieur, croit que je l'ai mangé ?
Dans un tiroir je pris un couteau le plus grand.
- Mélanie, ouvrez vous le ventre.
Affolée, elle se mit à courir vers la porte en criant : Au secours ! D'un bond je fus sur elle et la terrassai.
- Mélanie, ouvrez vous le ventre ou je vais de ce pas chez le commissaire.
Elle ne répondait rien.
- Mélanie, on vous jettera en prison ; Mélanie, on vous enverra aux travaux forcés. Mélanie, on vous coupera le cou.
Inquiet de son silence, je me penchai sur son visage. Elle était évanouie.
Alors j'eus un instant de pitié. Au fond, elle ne m'avait volé qu'un réveil-matin de 3 fr. 50. Ne valait-il pas mieux la chasser simplement, en retenant la somme sur ses gages, et l'envoyer se faire pendre ailleurs ? J'étais presque décidé à m'éloigner, quand soudain je me rappelai l'automobile. Je la voyais cette voiture, vaste, confortable, cossue, m’entraînant rapidement par la campagne, traversant les bois, les vallons, les plaines à des allures prodigieuses. Avoir une automobile , c'était le rêve de toute une vie.
La tentation était trop forte. D'un geste prompt, je plantai mon arme dans le ventre de la malheureuse.
Et je n'y ai trouvé qu'un fœtus de huit mois, du sexe mâle et parfaitement constitué.

Edouard Osmont in Le Rire, 04 janvier 1902.

lundi 1 janvier 2018

Une histoire chinoise au Marais (Nouvelle)



Le comte de Gramme passait pour avoir réuni, en son hôtel du Marais, les plus rares, les plus bizarres, les plus chinoises des innombrables chinoiseries qui, à cette époque du règne de Louis le Bien-Aimé, peuplaient les salons de toute la bonne société. Ses laquais servaient le café dans des tasses menues sur lesquelles étaient peints de curieux bonhommes jaunes ; on coupait les fascicules de l'Encyclopédie avec une lame d'ivoire où s'étageaient des caractères inconnus tracés au pinceau et sur les tables de laque noire, nacrées aux angles, le regard errait, de surprise en surprise, accroché tantôt par un petit chien grimaçant, tantôt par un poussah joufflu ; ici par un arbre liliputien que l'on savait dix fois plus vieux qu'un chêne, là par une potiche ventrue où s'étalaient tout un univers de fleurs délicates ou de monstres hybrides, et toujours les mêmes petits hommes aux inquiétantes faces jaunes.

Or, au début de l'année 1769, le riche collectionneur apprit par ouï-dire qu'un certain chevalier de Malines, grand amateur lui-même de bibelots exotiques, venait de mourir subitement, dans son appartement de la rue de Richelieu, et que son arrière-neveu, accouru en malle-poste de quelque trou de province, avait donné l'ordre de vendre à l'encan mobilier et collections. Bien entendu, le comte ne manqua pas de se rendre aux enchères et d'y acquérir quelques pièces rares. La plus riche de toutes était un Bouddha, grand comme un enfant de cinq ans, accroupi sur ses talons au fond d'une niche profonde, dont les battants finement ciselés pouvaient se rabattre et l'enfermer comme en une armoire. Il était vêtu d'une robe de soie brochée violette ; les lobes de ses oreilles tombaient jusqu'à ses épaules ; un sourire moqueur plissait ses joues bronzées ; ses prunelles avaient un regard humain. Le soir même, il trônait au centre d'un grand salon chinois, contigu à la chambre du comte. Cette nuit-là, M. de Gramme dormit fort mal. A peine âgé de trente-quatre ans, riche, bien fait de sa personne, généralement estimé, aimé plus souvent encore, il ne laissait pas cependant d'être extrêmement méfiant ; aussi avait-il perdu de bonne heure l'appétit et le sommeil et portait-il déjà des rides profondes, dignes seulement d'un secrétaire d’État ou d'un courtisan de carrière. L'objet de ses plus vives inquiétudes était alors la jolie baronne de Fay, jeune veuve qu'il courtisait depuis peu et dont les tendres sentiments à son égard n'étaient déjà plus un secret pour personne. N'avait-il pas, ce jour même, remarqué sur son visage je ne sais quelle expression moqueuse, tandis qu'il lui parlait ? A ce moment, des craquements de boiseries firent tressaillir des pieds à la tête cet ancien héros de la bataille de Fontenoy. Pour calmer moins encore ses craintes que sa surexcitation, il se releva et, muni d'un chandelier, se dirigea vers le salon voisin.

A peine y était-il entré, qu'un juron s'échappa de ses lèvres. Profonde et mystérieuse dans l'obscurité, la niche du Bouddha s'ouvrait vide. Le comte éveilla, ses gens sur-le-champ ; mais toutes les recherches furent inutiles. Au matin seulement, furieux et harassé, il revint se jeter sur son lit. Il n'était pas couché depuis une demi-heure, qu'un valet venait l'éveiller en coup de vent. « Monsieur, criait-il, la statue, est revenue sans qu'on puisse savoir par où ni comment. C'est Rosine qui s'en est aperçue la première en venant ranger le salon chinois »
Le comte, quand il se fut, de ses yeux, assuré du miracle, sentit doubler son irritation.
« Le voleur, se dit-il, est évidemment quelqu'un de mes gens qui, n'ayant pu ni sortir de la maison, ni y dissimuler cette grosse pièce, s'est trouvé contraint de la remettre là où il l'avait prise. En vérité, je suis bien en sûreté chez moi ! »

La nuit suivante ne fut pas meilleure pour lui que la précédente, car il n'avait pu, de toute la journée, causer un moment avec Mme de Fay. A minuit, l'envie le prit de faire une ronde autour de ses collections ; or, sitôt la porte ouverte, la flamme de sa bougie tomba sur le fameux Bouddha de bronze que l'on avait déposé à terre, derrière un fauteuil. Croyant avoir encore une fois dérangé son voleur, il voulut replacer lui-même la statue dans sa niche ; mais à peine y eut-il touché qu'il poussa un cri d'horreur : ce qu'il tenait entre ses doigts, ce n'était pas un bras coulé en bronze, mais un bras humain, tiède et souple, sous la soie du kimono. Au même, moment, le Bouddha relevait la tête, dépliait ses bras jusqu'alors figés dans le geste millénaire et, prosterné aux pieds du comte, poussait de petits cris plaintifs et nasillards. M. de Gramme possédait un rare sang-froid qui, lors de la guerre de Succession d'Autriche, l'avait fait remarquer même par son jeune et indolent souverain. Un instant, frappé de stupeur, il reprit vite ses esprits et prêta la plus grande attention aux singulières paroles que proférait maintenant le bronze animé.
« Maître, disait-il, ne me fais pas de mal ; mais laisse-moi te narrer ma triste hisoire. Je suis un nain né à l'embouchure du fleuve Bleu. Le vénérable chevalier de Malines. auquel tu m'as acheté, me ramena de Chine en qualité de secrétaire, lors de son voyage en Orient. Il mourut, comme tu le sais, la semaine dernière. Son neveu se disposait à me chasser, mais ayant cassé une superbe statue de Bouddha, la plus belle pièce de son héritage, il me contraignit à prendre sa place, sous la menace. du fouet. Que la peste étouffe cet imposteur !Mais ne te venge pas sur moi : mon âme est blanche comme la feuille de papier de riz où le pinceau n'a pas encore tracé de caractères. »
- « C'est bon, répondit le comte, après avoir réfléchi : Je veux, puisque. tu m'appartiens, t'employer, moi aussi, comme secrétaire, mais reste statue quelques jours encore, car il me faut auparavant préparer mes gens ta présence. »

Mais comme il regagnait sa chambre, après s'être assuré que le Bouddha ne pouvait s'enfuir par aucune issue, il lui vint à l'esprit qu'un espion lui serait bien plus utile qu'un secrétaire même Chinois. Les soupçons qu'il nourrissait à l'encontre de Mme de Fay s'aggravaient d'heure en heure. L'idée d'une ruse audacieuse ne tarda pas à germer dans son cerveau. Au matin, ayant donné ses instructions à son esclave, il referma sur lui les volets ouvragés de la niche et le fit porter chez la baronne comme un nouveau témoignage de ses sentiments.

Mme de Fay, fort éprise elle aussi d'exotisme, poussa des cris de joie à la vue de ce royal cadeau ; puis après y avoir répondu par un petit mot qui n'était pas des plus sévères, elle alla s'accouder, le menton dans la main, devant la niche ouverte du Bouddha.
« Remarque, Fanchette, dit-elle enfin à sa camériste, qui se tenait à l'écart, non sans, quelque hostilité à l'égard du faux dieu, remarque le calme et la majesté de son attitude. Quel regard, serein filtre sous sa paupière ! Qui nous, dira à quoi il rêve, ou plutôt, ajouta-t-elle en riant, à quoi rêvait celui qui l'a fait ? » Les dentelles de ses manches inondaient le seuil de la niche ; ses yeux limpides semblaient l'éclairer toute ; le bruit de sa respiration l'emplissait comme un bourdonnement d'abeille... Quand elle se releva le petit dieu était amoureux.

Des lors, dans ce sanctuaire parfumé, où le velours et la soie étouffaient les bruits et tamisaient le jour, il sentit monter de nouveau en lui les divins engourdissements de jadis ; le soir quand une lampe unique éclairait la table où l'idole était accoudée, nimbée de lumière blonde, lui, plongé dans l'ombre reposante, croyait reprendre la veille éternelle des bonzes du pays de Sou et s’abîmait, comme jadis, dans l'inexprimable extase.

Au jour, les recommandations de son maître lui revenant à l'esprit, il glissait dans sa manche droite un billet plié que le comte devait recueillir, au cours de sa visite, et qui contenait invariablement ces mots : « Maître, tu peux dormir tranquille. Rien ne s'est encore révélé ; ton serviteur veille. »

Mais un jour où M. de Gramme ne vint. pas, la jeune femme pleura et murmura son nom dans les coussins de sa bergère. Sitôt seul, le petit Bouddha écrivit d'un trait sur le billet préparé : « Seigneur, celle que tu aimes est plus trompeuse que la frêle passerelle de neige jetée sur le précipice : elle a reçu ce matin, en ma présence, un jeune gentilhomme qui paraissait revenir de voyage, et lui a fait, à maintes reprises, la promesse de se. donner à lui comme épouse. »
M. de Gramme, dès qu'il eut pris, connaissance de ces lignes perfides, ne manqua pas de croire, aveuglément ce qu'elles exprimaient et d'accabler la baronne des reproches les plus brutaux et les plus extravagants. Celle-ci commença par se défendre et finit par chasser à tout jamais le comte de sa présence.

Désireux de fuir un monde où l'on ne rencontrait que noirceurs et trahisons, M. de Gramme partait le lendemain pour ses terres de Sologne, tandis que son espion demeurait à Paris, avec mission de surveiller les gens de service. Mais plusieurs de ses amis, persuadés que la baronne ne pouvait avoir eu que des torts sans gravité, résolurent de réparer ce qu'ils pensaient n'être qu'un malentendu. Tous deux furent attirés à un même rendez-vous de chasse et l'on parvint, sans trop de mal, à les réconcilier. Ce ne furent qu'excuses de la part du comte, tendres reproches de la part de la baronne. On ne souffla mot du fond de l'affaire. En tout cas, ils ne revinrent à Paris qu'après avoir fixé la date de leur hymen.

M. de Gramme, débordant de joie, ne manqua pas, dès le soir de son arrivée, de tout raconter à son perfide confident.
« Seigneur, répondit celui-ci, Bouddha veut que l'on pardonne ; d'ailleurs la femme que l'on aime n'eut jamais tort. Unissez-vous, et que Pan-Hoeï-Pân, favorable au époux, bénisse votre foyer. »

Mais comme le comte se prenait à songer, le petit dieu tira de sa ceinture quelques débris de feuilles roussâtres qu'il roula en boules et jeta dans la cafetière. Bientôt, M. de Gramme, d'un geste lassé, reposa sa tasse sur la table ; sa tête retomba sur sa poitrine et il se sentit sombrer peu, à peu dans une fantasmagorique rêverie d'opium. Il lui semblait que tous les effrayants bibelots de ses collections prenaient vie. Sur la table, les monstres accroupis se redressaient et cambraient leurs reins polis ; les poussahs balançaient la tête en ricanant ; les dragons, échappés du globe des lanternes, l'enlaçaient de leur vol pesant, frôlant au passage ses cheveux et ses vêtements. Comme la nuit tombait, un laquais vint apporter une lumière à son maître. La flamme des bougies éclaira sinistrement le petit dieu chinois qui semblait, sous ses paupières baissées, regarder quelque chose à terre. Une forme, en effet, gisait à ses pieds. L'homme, ayant abaissé son flambeau reconnut son maître qui paraissait avoir glissé de son fauteuil. Un petit poignard chinois à manche de nacre était enfoncé sous son sein gauche, à l'endroit d'une fleur tissée dans l'étoffe du gilet et dont un flot de sang généreux avait empourpré les soies. Ses yeux renversés semblaient chercher et croiser dans l'ombre le regard serein de l'impassible Bouddha.

Michelle Faurie in Le Figaro, Supplément littéraire du dimanche, 24 janvier 1925.