J'avoue qu'il n'y a pas très longtemps, j'étais absolument convaincu de la vérité des rêves. Mais un incident significatif m'a récemment ouvert les yeux. Si je le raconte, ce n'est pas qu'il soit intéressant, mais parce que je crois qu'on ne saurait trop s'acharner à combattre la superstition.
J'ai donc rêvé ceci :
Dans un endroit qu'il me serait assez difficile de préciser, je voyais avancer ma cuisinière. Elle jetait les yeux de tous côtés, comme pour s'assurer qu'aucun regard indiscret ne pouvait la surprendre. Puis tranquillisée, elle levait son tablier et commençait à s'ouvrir le ventre. L'opération paraissait s'effectuer avec une facilité extraordinaire. Évidemment, elle devait en avoir la grande habitude, car son visage resté calme ne trahissait pas la moindre douleur. Au contraire, elle semblait prendre à ce jeu un plaisir extrême. Un large sourire s'épanouissait sur ses lèvres et ses yeux brillants révélaient une profonde joie intérieure.
Quand l'ouverture ainsi pratiquée fut assez large, je la vis soudain y introduire sa main et en retirer plusieurs objets de différentes valeurs : un réveil-matin nickelé, des petites cuillères en vermeil, une boite de poudre de riz, un sucrier en argent, enfin une superbe voiture automobile.
Justement depuis deux jours j'avais perdu mon réveil-matin. Alors je compris que Mélanie me l'avait volé et que les autres objets que je venais d'entrevoir avaient sans doute été dérobés à ses anciens maîtres. Furieux, je m'élançais vers la gueuse pour rentrer en possession de mon horlogerie. Mais à ce moment, elle m'apercevait et s'enfuyait sans qu'il me fut possible de la rejoindre.
A mon réveil, je n'eus qu'une idée ; interroger Mélanie, la faire avouer, me faire restituer mon réveil-matin et en même temps tâcher, si possible, de m'emparer de l'automobile.
Je ne fis qu'un bon jusqu'à la cuisine :
- Mélanie !
- Monsieur ?
- Avez-vous trouvé ce réveil-matin ?
- Non, monsieur. Pourtant, j'ai cherché partout, et...
- Je sais où il est.
- Ah ! J'avais peur que monsieur ne finit par croire que c'était moi...
- Mélanie, vous me volez.
- Moi, monsieur, si l'on peut dire !
- Et mon réveil est ici.
D'un doigt terrible je désignai l'abdomen de la cuisinière. Elle parut ahurie.
- Monsieur, croit que je l'ai mangé ?
Dans un tiroir je pris un couteau le plus grand.
- Mélanie, ouvrez vous le ventre.
Affolée, elle se mit à courir vers la porte en criant : Au secours ! D'un bond je fus sur elle et la terrassai.
- Mélanie, ouvrez vous le ventre ou je vais de ce pas chez le commissaire.
Elle ne répondait rien.
- Mélanie, on vous jettera en prison ; Mélanie, on vous enverra aux travaux forcés. Mélanie, on vous coupera le cou.
Inquiet de son silence, je me penchai sur son visage. Elle était évanouie.
Alors j'eus un instant de pitié. Au fond, elle ne m'avait volé qu'un réveil-matin de 3 fr. 50. Ne valait-il pas mieux la chasser simplement, en retenant la somme sur ses gages, et l'envoyer se faire pendre ailleurs ? J'étais presque décidé à m'éloigner, quand soudain je me rappelai l'automobile. Je la voyais cette voiture, vaste, confortable, cossue, m’entraînant rapidement par la campagne, traversant les bois, les vallons, les plaines à des allures prodigieuses. Avoir une automobile , c'était le rêve de toute une vie.
La tentation était trop forte. D'un geste prompt, je plantai mon arme dans le ventre de la malheureuse.
Et je n'y ai trouvé qu'un fœtus de huit mois, du sexe mâle et parfaitement constitué.

Edouard Osmont in Le Rire, 04 janvier 1902.