Le comte de Gramme passait pour avoir réuni, en son hôtel du Marais, les plus rares, les plus bizarres, les plus chinoises des innombrables chinoiseries qui, à cette époque du règne de Louis le Bien-Aimé, peuplaient les salons de toute la bonne société. Ses laquais servaient le café dans des tasses menues sur lesquelles étaient peints de curieux bonhommes jaunes ; on coupait les fascicules de l'Encyclopédie avec une lame d'ivoire où s'étageaient des caractères inconnus tracés au pinceau et sur les tables de laque noire, nacrées aux angles, le regard errait, de surprise en surprise, accroché tantôt par un petit chien grimaçant, tantôt par un poussah joufflu ; ici par un arbre liliputien que l'on savait dix fois plus vieux qu'un chêne, là par une potiche ventrue où s'étalaient tout un univers de fleurs délicates ou de monstres hybrides, et toujours les mêmes petits hommes aux inquiétantes faces jaunes.

Or, au début de l'année 1769, le riche collectionneur apprit par ouï-dire qu'un certain chevalier de Malines, grand amateur lui-même de bibelots exotiques, venait de mourir subitement, dans son appartement de la rue de Richelieu, et que son arrière-neveu, accouru en malle-poste de quelque trou de province, avait donné l'ordre de vendre à l'encan mobilier et collections. Bien entendu, le comte ne manqua pas de se rendre aux enchères et d'y acquérir quelques pièces rares. La plus riche de toutes était un Bouddha, grand comme un enfant de cinq ans, accroupi sur ses talons au fond d'une niche profonde, dont les battants finement ciselés pouvaient se rabattre et l'enfermer comme en une armoire. Il était vêtu d'une robe de soie brochée violette ; les lobes de ses oreilles tombaient jusqu'à ses épaules ; un sourire moqueur plissait ses joues bronzées ; ses prunelles avaient un regard humain. Le soir même, il trônait au centre d'un grand salon chinois, contigu à la chambre du comte. Cette nuit-là, M. de Gramme dormit fort mal. A peine âgé de trente-quatre ans, riche, bien fait de sa personne, généralement estimé, aimé plus souvent encore, il ne laissait pas cependant d'être extrêmement méfiant ; aussi avait-il perdu de bonne heure l'appétit et le sommeil et portait-il déjà des rides profondes, dignes seulement d'un secrétaire d’État ou d'un courtisan de carrière. L'objet de ses plus vives inquiétudes était alors la jolie baronne de Fay, jeune veuve qu'il courtisait depuis peu et dont les tendres sentiments à son égard n'étaient déjà plus un secret pour personne. N'avait-il pas, ce jour même, remarqué sur son visage je ne sais quelle expression moqueuse, tandis qu'il lui parlait ? A ce moment, des craquements de boiseries firent tressaillir des pieds à la tête cet ancien héros de la bataille de Fontenoy. Pour calmer moins encore ses craintes que sa surexcitation, il se releva et, muni d'un chandelier, se dirigea vers le salon voisin.

A peine y était-il entré, qu'un juron s'échappa de ses lèvres. Profonde et mystérieuse dans l'obscurité, la niche du Bouddha s'ouvrait vide. Le comte éveilla, ses gens sur-le-champ ; mais toutes les recherches furent inutiles. Au matin seulement, furieux et harassé, il revint se jeter sur son lit. Il n'était pas couché depuis une demi-heure, qu'un valet venait l'éveiller en coup de vent. « Monsieur, criait-il, la statue, est revenue sans qu'on puisse savoir par où ni comment. C'est Rosine qui s'en est aperçue la première en venant ranger le salon chinois »
Le comte, quand il se fut, de ses yeux, assuré du miracle, sentit doubler son irritation.
« Le voleur, se dit-il, est évidemment quelqu'un de mes gens qui, n'ayant pu ni sortir de la maison, ni y dissimuler cette grosse pièce, s'est trouvé contraint de la remettre là où il l'avait prise. En vérité, je suis bien en sûreté chez moi ! »

La nuit suivante ne fut pas meilleure pour lui que la précédente, car il n'avait pu, de toute la journée, causer un moment avec Mme de Fay. A minuit, l'envie le prit de faire une ronde autour de ses collections ; or, sitôt la porte ouverte, la flamme de sa bougie tomba sur le fameux Bouddha de bronze que l'on avait déposé à terre, derrière un fauteuil. Croyant avoir encore une fois dérangé son voleur, il voulut replacer lui-même la statue dans sa niche ; mais à peine y eut-il touché qu'il poussa un cri d'horreur : ce qu'il tenait entre ses doigts, ce n'était pas un bras coulé en bronze, mais un bras humain, tiède et souple, sous la soie du kimono. Au même, moment, le Bouddha relevait la tête, dépliait ses bras jusqu'alors figés dans le geste millénaire et, prosterné aux pieds du comte, poussait de petits cris plaintifs et nasillards. M. de Gramme possédait un rare sang-froid qui, lors de la guerre de Succession d'Autriche, l'avait fait remarquer même par son jeune et indolent souverain. Un instant, frappé de stupeur, il reprit vite ses esprits et prêta la plus grande attention aux singulières paroles que proférait maintenant le bronze animé.
« Maître, disait-il, ne me fais pas de mal ; mais laisse-moi te narrer ma triste hisoire. Je suis un nain né à l'embouchure du fleuve Bleu. Le vénérable chevalier de Malines. auquel tu m'as acheté, me ramena de Chine en qualité de secrétaire, lors de son voyage en Orient. Il mourut, comme tu le sais, la semaine dernière. Son neveu se disposait à me chasser, mais ayant cassé une superbe statue de Bouddha, la plus belle pièce de son héritage, il me contraignit à prendre sa place, sous la menace. du fouet. Que la peste étouffe cet imposteur !Mais ne te venge pas sur moi : mon âme est blanche comme la feuille de papier de riz où le pinceau n'a pas encore tracé de caractères. »
- « C'est bon, répondit le comte, après avoir réfléchi : Je veux, puisque. tu m'appartiens, t'employer, moi aussi, comme secrétaire, mais reste statue quelques jours encore, car il me faut auparavant préparer mes gens ta présence. »

Mais comme il regagnait sa chambre, après s'être assuré que le Bouddha ne pouvait s'enfuir par aucune issue, il lui vint à l'esprit qu'un espion lui serait bien plus utile qu'un secrétaire même Chinois. Les soupçons qu'il nourrissait à l'encontre de Mme de Fay s'aggravaient d'heure en heure. L'idée d'une ruse audacieuse ne tarda pas à germer dans son cerveau. Au matin, ayant donné ses instructions à son esclave, il referma sur lui les volets ouvragés de la niche et le fit porter chez la baronne comme un nouveau témoignage de ses sentiments.

Mme de Fay, fort éprise elle aussi d'exotisme, poussa des cris de joie à la vue de ce royal cadeau ; puis après y avoir répondu par un petit mot qui n'était pas des plus sévères, elle alla s'accouder, le menton dans la main, devant la niche ouverte du Bouddha.
« Remarque, Fanchette, dit-elle enfin à sa camériste, qui se tenait à l'écart, non sans, quelque hostilité à l'égard du faux dieu, remarque le calme et la majesté de son attitude. Quel regard, serein filtre sous sa paupière ! Qui nous, dira à quoi il rêve, ou plutôt, ajouta-t-elle en riant, à quoi rêvait celui qui l'a fait ? » Les dentelles de ses manches inondaient le seuil de la niche ; ses yeux limpides semblaient l'éclairer toute ; le bruit de sa respiration l'emplissait comme un bourdonnement d'abeille... Quand elle se releva le petit dieu était amoureux.

Des lors, dans ce sanctuaire parfumé, où le velours et la soie étouffaient les bruits et tamisaient le jour, il sentit monter de nouveau en lui les divins engourdissements de jadis ; le soir quand une lampe unique éclairait la table où l'idole était accoudée, nimbée de lumière blonde, lui, plongé dans l'ombre reposante, croyait reprendre la veille éternelle des bonzes du pays de Sou et s’abîmait, comme jadis, dans l'inexprimable extase.

Au jour, les recommandations de son maître lui revenant à l'esprit, il glissait dans sa manche droite un billet plié que le comte devait recueillir, au cours de sa visite, et qui contenait invariablement ces mots : « Maître, tu peux dormir tranquille. Rien ne s'est encore révélé ; ton serviteur veille. »

Mais un jour où M. de Gramme ne vint. pas, la jeune femme pleura et murmura son nom dans les coussins de sa bergère. Sitôt seul, le petit Bouddha écrivit d'un trait sur le billet préparé : « Seigneur, celle que tu aimes est plus trompeuse que la frêle passerelle de neige jetée sur le précipice : elle a reçu ce matin, en ma présence, un jeune gentilhomme qui paraissait revenir de voyage, et lui a fait, à maintes reprises, la promesse de se. donner à lui comme épouse. »
M. de Gramme, dès qu'il eut pris, connaissance de ces lignes perfides, ne manqua pas de croire, aveuglément ce qu'elles exprimaient et d'accabler la baronne des reproches les plus brutaux et les plus extravagants. Celle-ci commença par se défendre et finit par chasser à tout jamais le comte de sa présence.

Désireux de fuir un monde où l'on ne rencontrait que noirceurs et trahisons, M. de Gramme partait le lendemain pour ses terres de Sologne, tandis que son espion demeurait à Paris, avec mission de surveiller les gens de service. Mais plusieurs de ses amis, persuadés que la baronne ne pouvait avoir eu que des torts sans gravité, résolurent de réparer ce qu'ils pensaient n'être qu'un malentendu. Tous deux furent attirés à un même rendez-vous de chasse et l'on parvint, sans trop de mal, à les réconcilier. Ce ne furent qu'excuses de la part du comte, tendres reproches de la part de la baronne. On ne souffla mot du fond de l'affaire. En tout cas, ils ne revinrent à Paris qu'après avoir fixé la date de leur hymen.

M. de Gramme, débordant de joie, ne manqua pas, dès le soir de son arrivée, de tout raconter à son perfide confident.
« Seigneur, répondit celui-ci, Bouddha veut que l'on pardonne ; d'ailleurs la femme que l'on aime n'eut jamais tort. Unissez-vous, et que Pan-Hoeï-Pân, favorable au époux, bénisse votre foyer. »

Mais comme le comte se prenait à songer, le petit dieu tira de sa ceinture quelques débris de feuilles roussâtres qu'il roula en boules et jeta dans la cafetière. Bientôt, M. de Gramme, d'un geste lassé, reposa sa tasse sur la table ; sa tête retomba sur sa poitrine et il se sentit sombrer peu, à peu dans une fantasmagorique rêverie d'opium. Il lui semblait que tous les effrayants bibelots de ses collections prenaient vie. Sur la table, les monstres accroupis se redressaient et cambraient leurs reins polis ; les poussahs balançaient la tête en ricanant ; les dragons, échappés du globe des lanternes, l'enlaçaient de leur vol pesant, frôlant au passage ses cheveux et ses vêtements. Comme la nuit tombait, un laquais vint apporter une lumière à son maître. La flamme des bougies éclaira sinistrement le petit dieu chinois qui semblait, sous ses paupières baissées, regarder quelque chose à terre. Une forme, en effet, gisait à ses pieds. L'homme, ayant abaissé son flambeau reconnut son maître qui paraissait avoir glissé de son fauteuil. Un petit poignard chinois à manche de nacre était enfoncé sous son sein gauche, à l'endroit d'une fleur tissée dans l'étoffe du gilet et dont un flot de sang généreux avait empourpré les soies. Ses yeux renversés semblaient chercher et croiser dans l'ombre le regard serein de l'impassible Bouddha.

Michelle Faurie in Le Figaro, Supplément littéraire du dimanche, 24 janvier 1925.