Ce remarquable portrait d'Aristide Briand est paru dans le Journal des Débats du 9 Mars 1932. L'article n'était pas signé.
Il fut attribué à Maurice Blanchot par Emmanuel Lévinas.

« La mort a délivré M. Briand. Sa santé atteinte depuis longtemps, avait gravement inquiété ses médecins en ces derniers mois. M. Briand n'était plus tout à fait lui-même. C'est ce qui explique sans doute certains actes de sa vie publique qui ne s'accordent pas avec ce qu'on imaginait de lui. C'est ce qui éclaire les circonstances qui ont marqué son départ du Quai d'Orsay. Le destin a imposé à cet homme qui avait le goût et qui l'a presque constamment occupé pendant vingt-cinq ans, l'éloignement du Parlement où il aimer dominer. Indifférent à la maladie et à la mort. M. Briand n'était pas indifférent à la retraite. Il a connu, durant quelques semaines, l'amertume d'être par nécessité hors de la scène politique.
Plus pathétique encore est l'autre épreuve que le sort lui a réservée, s'il en a mesuré toute l'étendue. Il a vue son œuvre s'obscurcir et s'effacer comme un château de rêve. Il avait espéré bâtir un grand édifice international. Il n'a rien fondé. Par instants, il a imaginé que les mouvements de sensibilité déchaînés à Genève par son éloquence équivalaient à une création réelle. Les événements lui ont donné des démentis pénibles. Il n'en admettait pas la signification ni la porté. Ce Celte, longtemps célèbre par son adresse, par son goût du relatif, par son scepticisme avait fini par avoir une sorte de foi dans sa puissance oratoire. Ses discours étaient toujours des triomphes et ses actes des échecs.
Il a tenu depuis un quart de siècle une grande place dans les affaires publiques par l'effet de sa personnalité et par ses dons d'orateur. Il a exercé sur le Parlement une longue attraction. Et, cependant, il a été isolé, à la fois dans son temps, dans sa politique, dans son éloquence même. Ce fut sa force et ce fut la limite de son pouvoir. Il n'a approfondi aucune des principales doctrines de son époque et n'a senti le besoin d'aucune. Il a eu des admirateurs et des clients, mais il n'a pas eu de parti. Il n'a été comme orateur ni un tribun ni un légiste, et n'a ainsi appartenu à aucune des deux écoles oratoires les plus connues de notre pays. Hors de tout, il a pu s'associer à tout, et, par moments, régner sur tout. Confiant dans la facilité, subtil, nonchalant et las, plus attentif et plus âpre qu'il n'en avait l'air, habile à ménager les sensibilités et à se concilier ses interlocuteurs, railleur, aimant les anecdotes, il a connu dans le monde politique, avec une apparente bonhomie et une orgueilleuse conscience de ses moyens, une sorte de solitude en commun. Ces dispositions auraient pu faire de lui, dans un autre temps, un instrument précieux du pouvoir, s'il avait été soumis à l'autorité d'un maître. Mais dans notre régime, où il a été lui-même son maître et sa croyance, il a été conduit peu à peu à une politique personnelle et à cette démesure que le destin interdit. Surgi des milieux révolutionnaires, où il avait fait l'apprentissage des foules, soit pour les soulever, soit pour les apaiser, il découvrit, à quarante ans, les conditions du gouvernement. Il apparut comme un homme nouveau parce qu'il s'appliqua à paraître sans haine. A la France qui sortait de l'épreuve du combisme, il s’efforça de donner un répit. Il mit ses soins à ce que la séparation, improvisée, sans entente avec Rome et spoliatrice des biens de l’Église, ne fut pas, du moins une cause de guerre civile. Il réprima énergiquement une grève des cheminots. Il s'inquiéta même des ambitions allemandes, qu'alors il discernait ; il prépara la loi de trois ans et fit voter les crédits indispensables à nos armements insuffisants. Ce fut sa meilleure époque. Nous avons depuis lors assez critiqué ses erreurs pour évoquer le souvenir des années où il paraissait capable de servir l’État.
La guerre le surprit. Il ne la croyait pas possible, par illusion et par méconnaissance des peuples voisins. Quand le conflit fut déchaîné, il crut possible de penser la paix dans un moment où il convenait de penser d'abord à la victoire. Ses erreurs datent de là. Les projets de négociation Lancken ont révélé, dès cette époque, le secret de sa pensée. Par tempérament, il n'était pas capable des sursauts d’énergie, de la décision, de la volonté farouchement patriotique d'un Clémenceau. Par sa formation, il n'était pas préparé à l'action diplomatique d'un Delcassé. Le savoir-faire qu'il avait manifesté à l'intérieur ne suffisait pas aux tâches du ministre des affaires étrangères. Après la guerre, il semble que, par l'effet d'une modification de sa pensée, il soit retourné à de vieilles chimères internationalistes de sa jeunesse et qu'il ait conçu la réorganisation du monde comme une combinaison parlementaire, où les bonnes paroles, les concessions et les accommodements calment de faibles désirs. M. Briand rencontra le germanisme, qu'il ne connaissait pas. Sa politique nous a paru contraire à tous les enseignements de l'histoire et à toutes les leçons de l'expérience. Nous l'avons combattue d'autant plus'' vivement qu'elle exerçait plus de séduction sur un peuple naïf et généreux et qu'elle risquait davantage d'altérer dans notre pays le sens de la conservation nationale. Aujourd'hui, c'est le moment des honneurs officiels, et ce n'est pas encore celui de l'histoire. Nous vivons à une époque où les conventions sont plus fortes que jadis, et où les auteurs d'éloges n'ont plus la liberté d'esprit qui anime les oraisons funèbres du grand siècle. Ce qui est le plus émouvant dans le spectacle de ces solennités, c'est la manifestation de ces sentiments d'espérance et de ces déceptions qui agitent l'humanité, toujours éprise avec une noblesse candide et orgueilleuse d'un avenir meilleur, et oublieuse des dures lois de sa condition. »