Ruines circulaires

Le Zèbre est peut-être de tous les animaux quadrupèdes le mieux fait et le plus élégamment vêtu.

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mardi 30 octobre 2007

Programme.


1867

La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s'annonce comme une « immense accumulation de marchandises »
Karl Marx - Le Capital, Livre I.

2007

Les plus belles choses ne sont pas celles que l'on possède, mais celles qui vous possèdent.
Slogan publicitaire pour une voiture.

dimanche 28 octobre 2007

The perspective's a bitch


Le motif aurait pu représenter des microcircuits ou le plan d'une ville.
W.Gibson - Neuromancien.

Il n'y a rien presque à sauver, aucun, absolument aucun plan n'est digne me dis-je, d'être justement appelé plan, mais qu'est-ce alors?
Zohiloff.

Encore une fois, il convient de célébrer l'intelligence du cinéma américain, ou plutôt l'acuité du regard qu'il porte sur le monde contemporain.
Via le journal Libération, je découvre Frederic Jameson et sa formule sur l’incapacité pour nos esprits, du moins pour le moment, de dresser une carte de l’immense réseau de communication mondial, multinational et décentré dans lequel nous nous trouvons pris comme sujets individuels. Comment alors penser et mettre en scène un espace qui permet au corps - et comment mettre en scène ce corps ? - d'aller au-delà de ses capacités cognitives et sensorielles, d'échapper aux repères orthonormés du plan ou de la carte. Comment filmer cette transformation de l'espace ? Comment filmer un déraciné ? C'est à ces questions que répond Paul Greengrass dans The Bourne Ultimatum (La Vengeance dans la peau) et ce non à travers un film de science-fiction (que restera-t-il de la trilogie Matrixienne ?) mais avec un film d'espionnage et d'action (réseau, complot et baston).
On comprend dès lors qu'une telle représentation spatiale implique l'abandon de l'unité du plan-séquence, où personnage et spectateur sont assignés à une place autour de laquelle se structure la séquence. Dans The Bourne Ultimatum, à la fragmentation de l'espace correspond la fragmentation des plans, à l'ordonnancement classique et moderne est substitué l'absence de coordonnées, ceux-ci ayant littéralement perdues toute valeur.
Le monde du réseau ne peut être compris qu'en référence avec le monde urbain et on ne peut comprendre la ville qu'en référence avec le réseau. Les villes seront filmées comme des microcircuits, et être poursuivi sera équivalent à une programation informatique.
Ces divers points sont illustrés de facon hallucinante dans une séquence à Waterloo station où Bourne s'apprêtre à rencontrer un journaliste. Ce dernier, suivi par des agents de la CIA et observé, via le réseau de caméras, depuis un bureau de l'agence situé à New-York, sera "programmé", via un téléphone portable, par Bourne afin d'échapper à la surveillance dont il fait l'objet. Frôlement des corps, espace sans direction et empilés (Londres et New-York), croisement des réseaux et des points de vue, décentrement...
Comment alors raconter une histoire si l'espace est devenu irreprésentable? En jouant en contrepoint sur la dimension temporelle, en faisant de la mémoire le thème du film et sa structure même, puisque, incroyable tour de force scénaristique, The Bourne Ultimatum prend place à l'intérieur du précédent opus de la série, le film fonctionnant alors à la manière d'un compte à rebours, le séquence finale renvoyant d'ailleurs à l'épisode 1. A ce propos il convient de noter que si l'espace urbain, de Dickens à Conrad, en passant par Conan Doyle jusqu'au film noir, a souvent été montré comme impénétrable, cette impénétrabilité, que l'on qualifiera de classique, n'est pas l'équivalent de l'incapacité définie par Jameson. Cest cette impénétrabilité qui sera d'ailleurs mise en scène de façon spectaculaire au cours d'une poursuite sur les toits et à travers les rues de Tanger.
Ce donc à quoi nous invite The Bourne Ultimatum, c'est à un voyage rétrospectif dans l'histoire d'un genre, à une remontée aux origines.

mardi 23 octobre 2007

Lu et entendu.

De Christophe Girard adjoint au maire de Paris pour la culture et Guillaume Pigeard de Gurbert professeur de philosophie (c'est moi qui souligne, de Christophe Girard, plus rien ne m'étonne) dans le journal Libération.
A cet égard, le rejet de la Turquie hors de l’Europe relève du même levier populiste : le président de la République martèle qu’il ne se voit pas expliquer à ses enfants que les frontières de l’Europe vont jusqu’en Asie Mineure. Mais ce pseudo-argument, qui mélange l’histoire et la géographie, soutient une absurdité : les racines de l’Europe plongent pour une part importante en Grèce ; or les frontières de la Grèce antique (la «Grande Grèce»), s’étendaient justement jusqu’à la Turquie actuelle. Thalès, dont le théorème est enseigné aux collégiens français comme le fondement de notre géométrie, était turc, puisqu’il venait de Milet. Le philosophe Héraclite sans qui Platon, Aristote, Montaigne et Nietzsche, ces parangons de la philosophie européenne, sont impossibles, était quant à lui d’Ephèse : encore un Turc ! Inutile de développer plus avant.
Kant est né à Koenigsberg, Koenigsberg (actuellement Kaliningrad) est en Russie, donc Kant est un philosophe russe. Inutile de développer plus avant !

Interrogé sur la queue à l'entrée de la Bibliothèque Publique d'Information du centre Beaubourg occasionnant une attente de plusieurs heures (il faut être passé devant cette institution un samedi du mois de juin pour comprendre ce que l'expression cour des miracles veut dire), Benoît Yvert (Directeur du Livre et président du CNL depuis septembre 2005, Benoît Yvert a auparavant été conseiller technique chargé de la prospective au cabinet du Premier ministre après avoir été conseiller technique chargé des analyses et des études au cabinet du ministre de l’Intérieur) déclare connaître le problème. Que l'on avait pensé à la mise place d'un système d'alerte des utilisateurs de la BPI par voie de SMS, mais que le projet avait été abandonné au motif qu'il instaurait une inégalité entre possesseur et non-possesseur de téléphone portable.
Etrange mélange malthusano-démocratique. Il me semble qu'une file d'attente se définit par le nombre de personnes qui la compose et par sa vitesse d'écoulement. Qu'en supposant que 30 à 40% (chiffres donnés au hasard, on doit être en réalité sur des pourcentages beaucoup plus importants) des lecteurs aient un portable, qu'un certain nombre de ceux-ci diffèrent leur venue suite à la réception du message, cela fait toujours autant de personnes en moins dans la queue avec pour conséquence une accélération prévisible de la vitesse d'écoulement. Mais bon, il est vrai que je n'ai pas fait l'ENA.

De Z*** le jeune : Tu crois que si Guy Môquet avait 17 ans aujourd'hui, il aurait envoyé un SMS à ses parents ?

dimanche 21 octobre 2007

Quizz dominical.



Qui est ce petit garçon ? (deux indices sous forme de déclarations)

1) Quand j'étais petit, je trouvais les traits de mon visage si quelconque, que je pensais ne pouvoir être reconnu si on me voyait dans un cadre différent de celui où, normalement, on avait l'habitude de me rencontrer. J'étais vraiment étonné, alors que nous faisions les magasins dans le centre ville de St. Paul avec ma mère, de tomber sur un camarade d'école, ou un instituteur, qui savait qui j'étais. J'étais convaincu que mon apparence ordinaire était le meilleur des déguisements. C'est cette manière étrange de penser qui m'inspira le visage rond et ordinaire de Charlie Brown.

2) Charlie Brown devait être celui qui souffrait, parce qu'il est la caricature de la personne ordinaire. Nous sommes, pour la plupart d'entre nous, plus habitués à l'échec qu'au succès.

Gloire à l'oiseau ! Il s'agit bien de Charles Monroe Schultz.

samedi 20 octobre 2007

Le ciné-club de Ruines Circulaires.


Les Noces de Cana (1562-1563) - Véronèse
© R.M.N.
Et le troisième jour, il y eut une noce à Cana de Galilée,


© R.M.N.
et la mère de Jésus y était. Jésus aussi fut invité à la noce, ainsi que ses disciples.
Et le vin venant à manquer, la mère de Jésus lui dit : « Ils n'ont pas de vin. » Et Jésus lui dit : « Que me veux-tu, femme ? mon heure n'est pas encore arrivée. » Sa mère dit aux servants : « Faites tout ce qu'il vous dira. »


© R.M.N.
Il y avait là six jarres de pierre destinées aux purifications des Juifs, et contenant chacune deux ou trois mesures. Jésus dit aux servants : « Remplissez d'eau ces jarres. » Et ils les remplirent jusqu'au bord. Et il leur dit : « Puisez maintenant, et portez-en à l'intendant du festin. » Quand l'intendant eut gouté l'eau devenu vin (et il ne savait pas d'où cela venait, mais les servants le savaient, eux qui avaient puisé l'eau),


© R.M.N.
l'intendant appelle le marié et lui dit : « Tout le monde sert d'abord le bon vin, et quand les gens sont ivres, le moins bon. Toi tu as gardé le bon vin jusqu'à présent. »
Tel fut le premier des signes de Jésus; il le fit à Cana de Galilé.
Jean 2,1 - 2,11 (trad: E.Osty)

- Le ciné club de Ruines Circulaires ?... c'est pas du Cécil B. DeMille...
- Encore que... le coté grand spectacle.
- C'est vrai que tout y est.
- Pour te dire la vérité, j'ai renoncé à comprendre l'organisation spatiale du tableau, entre les divers points de fuite et la multiplication des horizontales je m'y perds un peu.
- Je vais te faire un aveu moi aussi... On doit être au moins d'accord sur la composition autour d'un axe central symbolique représenté par l'os rongé par le chien, le sablier, la figure du Christ, et la découpe sacrificielle au centre du tableau située à l'intersection entre cette verticale et l'axe horizontal que forme la balustrade.
- Bien sur. Mais je dois dire que ce n'est pas ce qui m'impressionne le plus.
- Ah bon ?
- D'accord, je me lance... comment représenter un miracle?... l'eau devenu vin?...le passage de l'eau au vin... l'ellipse du texte : Et il leur dit : « Puisez maintenant, et portez-en à l'intendant du festin. » Quand l'intendant eut gouté l'eau devenu vin... La solution apportée par Véronèse est particulièrement saisissante. C'est, me semble-t-il, l'utilisation magistrale du raccourci (scorcio) pour représenter le serviteur en jaune qui verse le vin. Baxandall définit le raccourci comme un objet long, vu à partir de l'une de ses extrémités, de telle façon qu'à l'oeil il se présente comme court, et l'exercice mental qui consiste à déduire le long du court... Si cette technique fut abondamment utilisée pendant le Quattrocento, elle l'est beaucoup moins au XVIème siécle où on la considère comme trop habile, trop virtuose. Dans son Dialogo della pittura, paru en 1557, (je cite Baxandall) Lodovico Dolce recommande au peintre de n'utiliser ce procédé que de façon occasionnelle pour montrer qu'il en est capable. Mais seulement exceptionnellement.
Le raccourci est donc un exercice mental qui requiert la participation du spectateur qui dans le même mouvement doit penser le court et le long, le loin et le proche, la proximité et la distance. Qui doit passer de l'un à l'autre, d'une polarité à l'autre... de l'eau au vin...il est là le miracle... Au fond c'est toujours la même chose...
- Quoi ?
- La mise en scène c'est une forme qui devient une pensée...
-...Et ben... A part ça ?...
- On s'est fait piler par les Argentins...
- J'ai vu, mais il y a un truc qui me turlupine... Pourquoi on ne le voit jamais en plan de coupe Sarkozy, après une défaite de l'équipe de France ?

dimanche 14 octobre 2007

Avant match...Après match.


Photo : Panoramic

Ligne 2. It's gonna be tough. Le wagon est bondé. Pigalle. Tout le monde descend. je me dirige vers une banquette libre. Un homme s'assied en face moi. Il est noir. Noir bon teint comme on dit dans ces pays ou les infimes variations de couleur donne lieu à une taxinomie des plus subtile. La rame s'immobilise brusquement. L'homme tenait un cartable qui lui échappe. Je lui rend.
- J'espère que n'y avez pas mis toute votre fortune.
- Pas du tout, je viens de l'acheter et il n'y a qu'une boite de doliprane dedans. A son accent on peut deviner qu'il vient d'Afrique.
L'homme veut poursuivre la conversation, je l'écoute.
- Vous savez, il faut faire attention. Vous vous souvenez de ce journaliste sportif, un italien qui est mort... Il y a de plus en plus de pickpockets, il viennent des pays de l'Est, de Roumanie. Des enfants, des infirmes...on les appelle des roms, des gitans. Il jette un coup d'oeil furtif vers la droite, et baisse la voix.
- Mais moi je les reconnais. Ils ont le teint basané. .................................................................................................................................................................................................
Ligne 2. Dans quelques heures, l'Equipe titrera: Le non de la Rose. A ma droite, ils sont quatre. Deux garçons aux cheveux longs, deux filles. L'une d'elle, elle paluche de temps à autre sa copine, arbore sa panoplie de jeune gothique. Elle parle fort. D'un garçon qui voulait régenter sa vie de couple alors que ça faisait deux ans qu'elle était avec sa copine....et puis qu'est-ce qu'il y connaissait...il était puceau....
L'un des garçons renchérit.
- Ouais, j'ai connu un mec comme ça... Guillaume S***... Il était complètement vélocitaire....
- Vélocitaire, je ne connais pas ce mot.
- Il changeait d'avis tout le temps.
Je n'arrive plus à suivre la conversation. Mais la fille semble s'être appropriée le mot. Elle le répéte à plusieurs reprise. Le garçon parle d'un autre copain.
- ... complétement versatile...Il commence un truc, puis passe à un autre...
- Vélocitaire...versatile ça commence pareil...non...je ne sais pas... je n'ai pas fait de latin...
- ...
Seule la présence de deux supporters anglais me rappelle la défaite de l'équipe de France.

vendredi 12 octobre 2007

Airs du temps


- Cold Case, la série. Un principe unique. Un fait nouveau entraine la réouverture d'une enquête concernant un homicide classé sans suite. Scénario et mise en scène jouent alors sur deux niveaux de temporalité.
L'enquête au présent: le service spécialisée et l'inspectrice Rush retrouvent les divers protagonistes de l'affaire.
Un jeu de flash-back: l'affaire classée peut remonter à plusieurs dizaines d'années. Au fil des témoignages on revoit les mêmes protagonistes quelques jours ou heures avant que le meurtre n'ait lieu.
Le parcours des personnages n'est jamais vraiment explicité, rien ne nous sera dit qui puisse faire la jonction entre les deux blocs de temps, et seul un jeu sur les apparences physiques (un même personnage est souvent joué par deux acteurs différents) fait le lien entre passé et présent. Tout cela serait assez systématique (et l'est d'ailleurs quelquefois, il faut bien l'avouer) ne serait-ce la présence de l'actrice principale (Kathryn Morris). Blonde diaphane et éthérée, présence quasi-fantomatique qui semble flotter sur l'écran de télévision. Si la métaphore du fleuve comme image du temps est également utilisée dans la série au travers de la présence la rivière Schuylkill (rivière qui traverse la ville de Philadelphie) charroyant de lourds blocs de glace (les divers épisodes que j'ai vus se passent en hiver) et qui symbolisent les personnages pris dans les méandres du temps, la présence de Lilly Rush ne s'inscrit pas dans ce schéma classique que l'on pourait qualifier de cinématographique. Elle n'est pas le fleuve, n'a pas la matérialité des blocs de glace, Lilly Rush est un effet de surface, un pur effet télévisuel.

- Nous étions trop jeunes, nous n'avions pas de passé à dévoiler, nous vivions au présent.
P. Modiano.

- J'ai l'insomnie heureuse, j'écoute la radio. Ou du moins j'écoutais la radio. Ne pas dormir la nuit, c'est pour moi s'extirper du temps, être hors-temps, entrer dans une béance mais dont on sait, au bout du compte, qu'elle est bornée. Le jour finira bien par se lever. Longtemps les programmes de la nuit de France Culture étaient essentielement constitués d'archives. Et par archive il fallait entendre des choses du passé, des choses en temps-longtemps, des voix surannées et même mortes. Ne pas dormir et écouter ces voix, c'était véritablement faire l'expérience de l'avant. Jusqu'au jour où il fut décidé de rediffuser les émissions du jour passé. A un intervalle semi-ouvert il fut substitué un intervalle fermé, à l'avant, le très prosaïque hier. Salaud d'énarques !

- Devant elle se déroulait une vaste étendue de maisons qui avaient toutes poussées en même temps comme une moisson, sur la terre d'un marron terne. Cela lui rapppela la première fois qu'elle avait ouvert un poste à transistors pour changer les piles, et qu'elle avait vu un circuit imprimé.
T. Pynchon.
C'est extrait de Vente à la criée du lot 49, le roman date de 1966, et je serais curieux de savoir s'il s'agit de la première occurence de cette image que l'on retrouve dans toutes les productions de ces dernières années.

jeudi 11 octobre 2007

Mauvais goût.



During her first assault on Hollywood, Collins slept with so many men that she was known as the British Open.
Jan Moir reviews Joan Collins: The Biography of an Icon by Graham Lord

mardi 9 octobre 2007

Page d'histoire (2)


Un gros insecte au ventre blanc, aux pattes noires et maigres.
(Alexandre Dumas)

Ce qui me frappe à la lecture du texte de F. Buloz (ci-dessous), c'est la relation qui est faite entre flux d'information, déplacement physique et flux financiers. Il y a là, en quelques lignes, l'intuition de tout ce qui sera la modernité. Au cours de l'un de nos déjeuners sabbatiques, G*** faisait la remarque qu'il avait pris conscience de l'importance de la poste, du réseau postal, à la lecture de Thomas Pynchon et il me semble que cette relation constitue aussi le sujet de l'excellent La vengeance dans la peau dont je remarque par ailleurs qu'à ma connaissance un seul critique, Adrien Gombaud dans Positif, a indiqué qu'il était enchassé dans l'épisode précédent.
Sous la monarchie de juillet - le plus fripon des Kings- le télégraphe apparait comme le symbole de la corruption et de la spéculation boursière. Si à l'origine (1793), il a un rôle essentiellement militaire, très rapidement les frères Chappe voient l'utilisation qui peut en être faite pour la transmission des phénomènes météorologiques, la spéculation commerciale et boursière ainsi que la transmission quasi-immédiate des résultats de la loterie nationale sur l'ensemble du territoire et ce afin d'éviter les mises frauduleuses faites après le tirage. Malgré les divers changements de régime, qui n'empêcheront pas le maintien des frères Chappe, le télégraphe reste un instrument aux mains du pouvoir (il passera sous contrôle du ministère de l'intérieur en avril 1820). La télégraphie est un élément de pouvoir et d'ordre déclare Alphonse Foy, directeur des télégraphes (1831) pour justifier le refus d'une ligne privée entre Paris et Londres par Alexandre Ferrier malgré les améliorations apportées au système. Cependant on assiste dès 1830 à une multiplication de lignes clandestines, véritable réseau parallèle favorisant toutes sortes de manoeuvres frauduleuses en Bourse, multiplication qui entrainera la mise en place de la loi du 2 mai 1837 promulguant le monopole de d'Etat de la télégraphie aérienne.
L'utilisation du télégraphe à des fins spéculatives prendra plusieurs formes.
1) En 1823, l'Espagne est en état de guerre civile, Ferdinand VII est déposé, les Cortés lévent un emprunt de 334 millions de réaux. Cet emprunt est souscrit en grande partie par un dénommé Louis Guebhard qui agit en prête nom pour le compte de la banque Rothschild. Aussitôt restauré Ferdinand VII déclare la dette nulle. Le coupon Guebhard ne vaut plus rien. 1833, la mort imminente de Ferdinand VII relance la spéculation autour du titre qui se traduit par des achats massifs par Rothschild. A la mort du Roi, l'Espagne doit lancer un nouvel emprunt en France. La France accepte à la condition que l'emprunt de 1823 soit inclu dans les remboursements de la dette future. le 23 septembre 1834, le gouvernement y est favorable. L'accord des Cortès (députés et sénateurs) est cependant nécessaire. Le 27 septembre, les sénateurs votent l'annulation du Guebhard. La probabilité de la reconnaissance de la dette parvient le 29 septembre à Paris. Le titre monte. Le gros de la spéculation tournera autour de la journée du 29 où la nouvelle de l'annulation est transmise à trois heures moins 10 alors que la bourse ouvrait à une heure et demi. Juste avant publication de la dépèche le titre prend 40% avant de s'effondrer. On soupçonne monsieur Thiers d'avoir retenu l'information à des fins d'enrichissement personnel. Le Guebhard finira par rentrer dans la dette officielle de l'Espagne.
2) Entre 1834 et 1835, Joseph et Francois Blanc achètent et vendent à coup sur à la Bourse de Bordeaux. Les gains sont très importants. De fait, les frères Blanc utilisent la ligne national pour faire passer de façons codées et secrètes, grâce à l'aide d'un agent du télégraphe, des informations avant que ces dernières n'arrivent par les voies officielles. Un complice finit par avouer le mécanisme. Néanmoins, en mars 1837, les frères Blanc sont acquittés au motif qu'il n'existe pas de loi qui interdisent de recevoir télégraphiquement des informations quelqu'en soit la nature. Cet arrêt aura pour conséquence la promulgation de la loi du 2 mai 1837.
3) Laissons le dernier mot à la littérature.

Et Monte-Cristo mit de force les dix mille francs dans la main de l'employé.
« Que dois-je faire ?
- Rien de bien difficile.
- Mais enfin ?
- Répéter les signes que voici. »
Monte-Cristo tira de sa poche un papier sur lequel il y avait trois signes tout tracés, des numéros indiquant l'ordre dans lequel ils devaient être faits.
« Ce ne sera pas long, comme vous voyez.
- Oui, mais.
(...)
Cinq minutes après que la nouvelle télégraphique fut arrivée au ministère, Debray fit mettre les chevaux à son coupé, et courut chez Danglars.
« Votre mari a des coupons de l'emprunt espagnol ? dit-il à la baronne.
- Je crois bien ! il en a pour six millions.
- Qu'il les vende à quelque prix que ce soit.
- Pourquoi cela ?
- Parce que don Carlos s'est sauvé de Bourges et est rentré en Espagne.
- Comment savez-vous cela ?
- Parbleu, dit Debray en haussant les épaules, comme je sais les nouvelles. »
La baronne ne se le fit pas répéter deux fois : elle courut chez son mari, lequel courut à son tour chez son agent de change et lui ordonna de vendre à tout prix.
Quand on vit que M. Danglars vendait, les fonds espagnols baissèrent aussitôt. Danglars y perdit cinq cent mille francs, mais il se débarrassa de tous ses coupons.
Le soir on lut dans Le Messager :
Dépêche télégraphique.
« Le roi don Carlos a échappé à la surveillance qu'on exerçait sur lui à Bourges, et est rentré en Espagne par la frontière de Catalogne. Barcelone s'est soulevée en sa faveur. »
(...)
Le lendemain on lut dans Le Moniteur :
« C'est sans aucun fondement que Le Messager a annoncé hier la fuite de don Carlos et la révolte de Barcelone.
« Le roi don Carlos n'a pas quitté Bourges, et la Péninsule jouit de la plus profonde tranquillité.
« Un signe télégraphique, mal interprété à cause du brouillard, a donné lieu à cette erreur. »
Les fonds remontèrent d'un chiffre double de celui où ils étaient descendus.
Cela fit, en perte et en manque à gagner, un million de différence pour Danglars.

Le Comte de Monte-Christo ou le premier des hackers.

(Pour plus d'informations sur le télégraphe de Chappe, c'est ici)

jeudi 4 octobre 2007

Une page d'histoire.

Le 29 septembre 1833, Ferdinand VII, roi d'Espagne, meurt. La dépêche télégraphique en informant le ministère Soult sera tenue secrète pendant deux jours.
A propos de cette affaire, François Buloz, dans sa chronique du 14 octobre 1833 parue dans la Revue des Deux Mondes, se livre à une analyse des réseaux existant sous la monarchie de juillet.

Les nouvelles du télégraphe ne sont pas toujours aussi cruellement séquestrées. Le télégraphe n'apporte pas chaque jour l'annonce d'une mort de roi; souvent ses communications intéressent moins directement le pouvoir suprême, et alors on les laisse tomber avec clémence, comme une pluie bienfaisante, sur les commensaux des ministres, qui se composent de pairs, de députés, de gens d'affaires et de médecins, race familière qui eut de tout temps ses accès libres près de tous les pouvoirs, Il faut voir ces jours-là avec quelle rapidité les cabriolets et les tilburys des agens de change s'élancent vers la Bourse, quel mouvement au parquet, quel flux, quel reflux de questions, d'ordres, d'achats, de ventes et d'agitations de toute espèce ! Au milieu de l'activité et du désordre de cette sphère subalterne, de cette fourmilière ministérielle, on distingue un groupe calme, fier et dédaigneux, qui ne prend pas la moindre part à tout ce mouvement, et l'observe avec un malin sourire. C'est le grand monde financier, peu nombreux comme le grand monde, véritable ministère, qui a ses représentans près de chaque ministre à portefeuille, et qui, parmi toutes ces confidences et ces nouvelles qu'on se dépèce avidement sur le pavé de la Bourse, a déjà choisi ce qui lui semblait bon. Les affaires de ce groupe-là sont déjà terminées, lorsque celles du second groupe commencent. Ainsi, dans les grandes journées, chacun de nos ministres assiste à la Bourse de sa personne en quelque sorte, de même que les banquiers siègent par procuration dans le conseil, tant toutes ces âmes et ces intérêts sont unis !

Toute similtude....