Un gros insecte au ventre blanc, aux pattes noires et maigres.
(Alexandre Dumas)

Ce qui me frappe à la lecture du texte de F. Buloz (ci-dessous), c'est la relation qui est faite entre flux d'information, déplacement physique et flux financiers. Il y a là, en quelques lignes, l'intuition de tout ce qui sera la modernité. Au cours de l'un de nos déjeuners sabbatiques, G*** faisait la remarque qu'il avait pris conscience de l'importance de la poste, du réseau postal, à la lecture de Thomas Pynchon et il me semble que cette relation constitue aussi le sujet de l'excellent La vengeance dans la peau dont je remarque par ailleurs qu'à ma connaissance un seul critique, Adrien Gombaud dans Positif, a indiqué qu'il était enchassé dans l'épisode précédent.
Sous la monarchie de juillet - le plus fripon des Kings- le télégraphe apparait comme le symbole de la corruption et de la spéculation boursière. Si à l'origine (1793), il a un rôle essentiellement militaire, très rapidement les frères Chappe voient l'utilisation qui peut en être faite pour la transmission des phénomènes météorologiques, la spéculation commerciale et boursière ainsi que la transmission quasi-immédiate des résultats de la loterie nationale sur l'ensemble du territoire et ce afin d'éviter les mises frauduleuses faites après le tirage. Malgré les divers changements de régime, qui n'empêcheront pas le maintien des frères Chappe, le télégraphe reste un instrument aux mains du pouvoir (il passera sous contrôle du ministère de l'intérieur en avril 1820). La télégraphie est un élément de pouvoir et d'ordre déclare Alphonse Foy, directeur des télégraphes (1831) pour justifier le refus d'une ligne privée entre Paris et Londres par Alexandre Ferrier malgré les améliorations apportées au système. Cependant on assiste dès 1830 à une multiplication de lignes clandestines, véritable réseau parallèle favorisant toutes sortes de manoeuvres frauduleuses en Bourse, multiplication qui entrainera la mise en place de la loi du 2 mai 1837 promulguant le monopole de d'Etat de la télégraphie aérienne.
L'utilisation du télégraphe à des fins spéculatives prendra plusieurs formes.
1) En 1823, l'Espagne est en état de guerre civile, Ferdinand VII est déposé, les Cortés lévent un emprunt de 334 millions de réaux. Cet emprunt est souscrit en grande partie par un dénommé Louis Guebhard qui agit en prête nom pour le compte de la banque Rothschild. Aussitôt restauré Ferdinand VII déclare la dette nulle. Le coupon Guebhard ne vaut plus rien. 1833, la mort imminente de Ferdinand VII relance la spéculation autour du titre qui se traduit par des achats massifs par Rothschild. A la mort du Roi, l'Espagne doit lancer un nouvel emprunt en France. La France accepte à la condition que l'emprunt de 1823 soit inclu dans les remboursements de la dette future. le 23 septembre 1834, le gouvernement y est favorable. L'accord des Cortès (députés et sénateurs) est cependant nécessaire. Le 27 septembre, les sénateurs votent l'annulation du Guebhard. La probabilité de la reconnaissance de la dette parvient le 29 septembre à Paris. Le titre monte. Le gros de la spéculation tournera autour de la journée du 29 où la nouvelle de l'annulation est transmise à trois heures moins 10 alors que la bourse ouvrait à une heure et demi. Juste avant publication de la dépèche le titre prend 40% avant de s'effondrer. On soupçonne monsieur Thiers d'avoir retenu l'information à des fins d'enrichissement personnel. Le Guebhard finira par rentrer dans la dette officielle de l'Espagne.
2) Entre 1834 et 1835, Joseph et Francois Blanc achètent et vendent à coup sur à la Bourse de Bordeaux. Les gains sont très importants. De fait, les frères Blanc utilisent la ligne national pour faire passer de façons codées et secrètes, grâce à l'aide d'un agent du télégraphe, des informations avant que ces dernières n'arrivent par les voies officielles. Un complice finit par avouer le mécanisme. Néanmoins, en mars 1837, les frères Blanc sont acquittés au motif qu'il n'existe pas de loi qui interdisent de recevoir télégraphiquement des informations quelqu'en soit la nature. Cet arrêt aura pour conséquence la promulgation de la loi du 2 mai 1837.
3) Laissons le dernier mot à la littérature.

Et Monte-Cristo mit de force les dix mille francs dans la main de l'employé.
« Que dois-je faire ?
- Rien de bien difficile.
- Mais enfin ?
- Répéter les signes que voici. »
Monte-Cristo tira de sa poche un papier sur lequel il y avait trois signes tout tracés, des numéros indiquant l'ordre dans lequel ils devaient être faits.
« Ce ne sera pas long, comme vous voyez.
- Oui, mais.
(...)
Cinq minutes après que la nouvelle télégraphique fut arrivée au ministère, Debray fit mettre les chevaux à son coupé, et courut chez Danglars.
« Votre mari a des coupons de l'emprunt espagnol ? dit-il à la baronne.
- Je crois bien ! il en a pour six millions.
- Qu'il les vende à quelque prix que ce soit.
- Pourquoi cela ?
- Parce que don Carlos s'est sauvé de Bourges et est rentré en Espagne.
- Comment savez-vous cela ?
- Parbleu, dit Debray en haussant les épaules, comme je sais les nouvelles. »
La baronne ne se le fit pas répéter deux fois : elle courut chez son mari, lequel courut à son tour chez son agent de change et lui ordonna de vendre à tout prix.
Quand on vit que M. Danglars vendait, les fonds espagnols baissèrent aussitôt. Danglars y perdit cinq cent mille francs, mais il se débarrassa de tous ses coupons.
Le soir on lut dans Le Messager :
Dépêche télégraphique.
« Le roi don Carlos a échappé à la surveillance qu'on exerçait sur lui à Bourges, et est rentré en Espagne par la frontière de Catalogne. Barcelone s'est soulevée en sa faveur. »
(...)
Le lendemain on lut dans Le Moniteur :
« C'est sans aucun fondement que Le Messager a annoncé hier la fuite de don Carlos et la révolte de Barcelone.
« Le roi don Carlos n'a pas quitté Bourges, et la Péninsule jouit de la plus profonde tranquillité.
« Un signe télégraphique, mal interprété à cause du brouillard, a donné lieu à cette erreur. »
Les fonds remontèrent d'un chiffre double de celui où ils étaient descendus.
Cela fit, en perte et en manque à gagner, un million de différence pour Danglars.

Le Comte de Monte-Christo ou le premier des hackers.

(Pour plus d'informations sur le télégraphe de Chappe, c'est ici)