COMME QUOI MOLIÈRE N'A JAMAIS EXISTÉ
A M. Jules Claretie, directeur de la Comédie française.

Hélas!... Mais ce n'est pas douteux, mon cher Claretie. Il n'a pas existé.
Longtemps, j'ai retenu cette révélation, de peur de gêner votre direction, déjà bien pénible. Je sais combien l'existence de Molière est nécessaire à la prospérité de notre premier théâtre, et notamment à sa subvention. Et puis, l'idée de désoler tant de bonnes gens pour qui le martyre de Molière est une torture de toutes les heures, qui déjeunent de sa naissance, dînent de sa mort et portent le deuil éternel de son grand cocuage national, cette horrible idée, dis-je, me brisait l'âme. Mais il le faut. Vous vous préparez, dans votre candeur officielle de directeur, à célébrer encore une fois une ombre sans consistance historique, à déchaîner l'orchestre des cantates sur un mythe, à célébrer à tour de bras un tapissier mystificateur; il est temps de vous prévenir : MOLIERE N'A JAMAIS EXISTÉ.
Il est des illusions qu'il convient de laisser au peuple, oui; mais l'existence de Molière est- elle du nombre? Non. Que de victimes n'a-t-elle pas faites! C'est elle qui réduisit Sainte-Beuve à parler belge!... Ce lundiste, en effet, a écrit : « Aimer Molière, j'entends l'aimer sincèrement et de tout cœur; c'est, SAVEZ-VOUS? avoir une garantie en soi contre... » etc. Pauvre Sainte-Beuve, en arriver là! Du brabançon!
Jugez de ses successeurs.
Donc, finissons-en, mon cher Claretie, avec cette légende fatale : elle nous tuerait tous nos critiques. Égal en ceci à Homère, à Shakespeare et à Napoléon, Molière n'a jamais existé. A-t-il craint de nous humilier? Je l'ignore. Toujours est-il que, à leur exemple, il s'est abstenu d'être. Pour Homère, c'est connu. Homère, en grec, veut dire : « Au rendez-vous des rapsodes. » Ce vieillard exerçait le métier d'aveugle et son chien s'appelait Argos. Au lieu de jeter un sou dans la sébile qu'Argos portait aux dents, les poètes de ce temps-là y déposaient tantôt un chant de l'Illiade et tantôt un chant de l'Odyssée. Quand il mourut, on trouva le tout dans sa paillasse. C'était parfaitement homogène.

Une brochure célèbre a démontré de même que Napoléon n'avait jamais eu lieu. Napoléon n'est pas autre chose qu'Apollon, et ses douze maréchaux sont les douze signes du Zodiaque. Apollon, surnommé le Soleil, se couche tous les soirs dans la mer, Camille Flammarion vous le dirait. Or, la mer, c'est de l'eau. Mais par quel mot exprimez-vous l'eau dans la langue de Wellington? Water. Réunissez, à présent, les deux vocables : water-l'eau, et vous avez précisément le nom de la prétendue bataille où s'éclipsa l'astre napoléonien. Concluez vous-mêmes.

Il n'a pas été plus difficile à la Science d'établir victorieusement la non-existence de Shakespeare. Tout le monde sait aujourd'hui que Shakespeare n'est autre que lord Verulam, c'est-à-dire François Bacon, l'auteur du Novum organum. Ce philosophe, les jours où la philosophie l'embêtait, composait, pour se désopiler, les vaudevilles d'Hamlet de Macbeth et d'Othello, et il les donnait à un palefrenier de ses amis, d origine tourangelle, qui s'appelait Jacques-Pierre. On remarquera que ce nom de Jacques- Pierre, prononcé à l'anglaise, donne précisément Shakespeare. Tout est là. François Bacon avait évidemment peur de se compromettre aux yeux de la postérité en avouant des facéties telles que Hamlet, Macheth, Othello et d'autres encore dont les directeurs du Palais-Royal eux-mêmes ne voudraient pas pour relever leur théâtre.

Eh bien, pour Molière, c'est encore plus grave,mon cher Claretie. Du reste, voici :
Mon quadrisaïeul, celui-là même dont il est question dans le Festin ridicule de Boileau, et qui, de son état, fut maître-queux éminent et sut régaler les honnêtes gens avec de la bonne cuisine, a laissé des mémoires inédits que je possède, et par lesquels il est démontré qu'il connaissait beaucoup Molière et le voyait fréquemment à Versailles. Je détache de ces Mémoires la page suivante :
« Ce n'est un secret pour personne que Molière n'est pas l'auteur des comédies représentées sous son nom. Le brave garçon n'est même pas capable de signer ce nom dont on l'a affublé. Ah! ses autographes seront rares! Quand il a à parler au Roy, il trace une croix sur un papier, et le Roy, qui ne s'y trompe pas, fait aussitôt mettre un couvert de plus à déjeuner. Ces déjeuners entre Sa Majesté et le comédien sont fréquents, et, chaque fois qu'ils ont lieu, Louis XIV remet à Molière un manuscrit noué avec une faveur bleue.
« Parfois, c'est le Médecin malgré lui, souvent l’École des femmes et quelquefois le fameux Tartuffe. Et l'on s'occupe de distribuer les rôles. Molière ne sait jamais ce que le Roy lui donne; car, d'abord, il n'y connaît rien, étant directeur de théâtre; mais ce qu'il y a de plus curieux, c'est qu'il ignore quel est le véritable auteur des pièces qu'il signe. Il m'a raconté lui-même que, le jour où il reçut le Tartuffe des mains royales. Sa Majesté, étant allée s'assurer que les portes étaient bien closes, était revenue sur la pointe des pieds, et s'était écriée en renversant légèrement sa perruque :
« — Pour celle-ci, Jean-Baptiste, c'est du nanan! J'en ai ri toute la nuit avec ma chère Maintenon!
« Et comme Poquelin demeurait béant de la familiarité de Louis XIV, le Roy-Soleil avait ajouté ces paroles significatives pour tout autre plus instruit que mon pauvre camarade :
« — Quel talent il a, cet animal-là ! Avouez que j'ai eu un rude nez de le faire enfermer à la Bastille. Il aurait découragé tous ses contemporains, et mon siècle était flambé.
« Le Roy parlait du véritable auteur du Tartuffe et des autres comédies, c'est-à-dire du propre frère de Sa Majesté! ...»
La première fois que je lus cette page des Mémoires de mon quadrisaïeul, je n'osai pas comprendre. La révélation était si formidable que, par pitié pour l'édit de Moscou, mon cher Claretie, je voulus brûler le manuscrit. Eh quoi! me disais-je, Molière non plus? Après Homère, Shakespeare et Napoléon, que restait-t-il à l'humanité?... Molière; et il n'a pas lui! Du moins ce n'est pas lui qui a lui, c'est le frère de Louis XIV, un Bourbon déclassé; mais lequel? Car Louis XIV n'a pas eu de frère. Douter de mon quadrisaïeul, impossible, puisqu'il était illettré. Alors quoi?
Je poursuivis donc la lecture de ses étranges Mémoires. A la page 217, il y a ceci. Je cite textuellement :
« Hier matin, dans les fossés de la Bastille, on a trouvé un plat d'argent sur lequel étaient gravés au couteau douze vers alexandrins visiblement inédits d'une comédie qui doit s'appeler le Misanthrope. II est évident que le Masque de Fer, fatigué de l'anonyme, cherche à révéler au public le secret de son incarcération, qui est celui de ses talents. Le plat a été porté à M. de Louvois, lequel est entré, selon son habitude, dans une fureur épouvantable, car le manuscrit du Misanthrope avait été remis le matin même à Molière par le Roy. Mais on en sera quitte pour supprimer les douze vers révélateurs qui étaient les seuls vraiment amusants de la pièce. »
Et maintenant, je vous le demande, mon cher Claretie, dois-je détruire mon papier de famille? La Comédie- Française m'en saura-t-elle gré à ma première lecture, qui est proche? Est-il plutôt de mon devoir de répliquer à la critique allemande qui, lorsqu'on lui dit Shakespeare répond Bacon, en produisant les preuves de la non-existence de Molière? Continuera-t-on à l'applaudir, à l'adorer et à parler belge comme Sainte-Beuve, quand on saura que tous ses chefs-d'œuvre sont du Masque de Fer et qu'ils ont été perpétrés dans les prisons, comme de simples chaussons de lisières? Mon anxiété est extrême. Dédiviniser Molière, c'est grave, à cause des frais du culte.
Et, d'un autre côté, il me semble qu'il est temps et que l'on va trop loin. Au nom seul de Molière, toute la critique française fait les yeux blancs. Il a cependant son Bacon, ainsi que vous voyez, et quel Bacon! le Masque de Fer!
J'ignore, avec mon quadrisaïeul, si les dates du Masque de Fer concordent exactement avec celles de Molière, Si les dates du Masque de Fer étaient exactes, il ne serait plus le Masque de Fer. Mais, plus j'y songe, plus je suis frappé de l'aisance avec laquelle les deux légendes s'expliquent l'une l'autre. Louis XIV pouvait-il tolérer d'avoir un auteur dramatique dans sa famille? Jamais.
Or, son frère aîné était né pour cette atroce profession, digne au plus d'un tapissier. Il le fît enfermer d'abord aux îles Sainte-Marguerite (première période de son talent : les farces, les imitations, les tragédies), puis a Pignerolles (deuxième phase : le ton se hausse), et enfin à la Bastille (troisième manière : il égale Plaute et dépasse Térence), Tout cela est clair. En outre, si le Masque de Fer n'est pas Molière, qui est-il? Pourquoi Molière déjeunait-il tous les mardis chez Louis XIV? D'où vient qu'on n'a pas de lui un seul autographe, ni même sa signature authentique?
Croyez-le bien, mon cher Claretie, palefrenier, aveugle, tapissier ou Apollon en exil, tous les hommes de cette taille ont un Bacon. C'est pourquoi il ne faut jamais les adorer tout à fait et passer sa vie à leur guimbarder des cantates ; d'abord, parce qu'ils ne les entendent plus, et ensuite parce que, trois cents ans après leur mort, la science arrive et prouve qu'ils n'ont jamais existé. Pour Molière, ça y est.
Le Livre de Caliban, Emile Bergerat, 1887.