Ruines circulaires

Le Zèbre est peut-être de tous les animaux quadrupèdes le mieux fait et le plus élégamment vêtu.

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lundi 19 mars 2018

Lydia Cabrera et Francis de Miomandre



Dessin de Lydia Cabrera, Paris-soir, 20 décembre 1934

En cette deuxième quinzaine du mois de décembre 1934, le feuilleton de Paris-soir - Les Fils de Balaoo - touche à sa fin. Signé Gaston Leroux, celui-ci est mort en 1927, le texte se présente comme un manuscrit retrouvé et la suite de Balaoo, roman de 1912. Il s'agit en fait d'une "adaptation" de Stanislas-André Steeman, un roman à la construction chaotique et aux invraisemblances délibérées : une bande de singes sous l'autorité de singes savants - des anthropopithèques, singes ayant acquis la faculté de parler (en français !) - enlèvent les principaux hommes politiques de divers pays, les trépanent afin de les rendre meilleurs et d'établir l'ère de bonté (et encore cela n'est qu'un des aspects du récit). Le dernier épisode paraît le 21 décembre 1934.


Paris-soir, 14 décembre 1934

Dès le 14 décembre, Paris-soir annonce son nouveau feuilleton : Le Zombie, un roman d'aventures comme on n'en jamais lu de Francis de Miomandre (écrivain qui a mes faveurs). Francis de Miomandre qui, 1908, obtint le prix Goncourt pour Écrit sur de l'eau..., roman qui dans un genre mineur est un chef d'oeuvre. Qui en 1947 consacra un livre à son caméléon : Je t'aimais, petite chose bouleversante, goutte d'émeraude tombée dans le creux de la main. On lui doit une traduction du Quichotte, la découverte de livres d’Unamuno de H. Quirogua entre autres
Le jour suivant, nouvelle annonce.


Paris-soir, 15 décembre 1934

Ces deux premiers dessins ne sont pas attribués mais le 20 décembre (troisième et dernière annonce) on peut lire le nom de Lydia Cabrera.
Avant de revenir à cette dernière, notons que le zombie fait, en ce début des années 30, son entrée dans l'imaginaire occidental. En 1932, sortent à la fois le film ''White Zombie'' de Victor Halperin et L'Île magique - Les mystères du vaudou, traduction française de The Magic Island (1929) de William Seabrook. Le livre est préfacé par Paul Morand.
Lydia Cabrera est principalement connue pour ses travaux ethnologiques (plus d'une centaines d'ouvrages) sur la santeria, culte afro-caribéen pratiqué à Cuba. En 1943, elle traduira en espagnol Cahier d'un retour au pays natal de Césaire.
Née en 1899 à La Havane dans une famille nombreuse (elle est la dernière de 8 enfants) de la bourgeoisie blanche, elle passe son enfance et sa jeunesse entourée de domestiques noirs. Son père possède un journal auquel elle collabore, dès l'âge de 13 ans, en tenant le carnet mondain. En 1927, par goût de l'indépendance, elle part à Paris, souhaite devenir artiste, entre à l'école du Louvre. Son séjour parisien durera 11 ans. Et c'est dans ce Paris foisonnant qu'elle fera la connaissance de Francis de Miomandre.


Lydia Cabrera à Paris.

Quand se sont-ils rencontrés, je ne le sais. Est-ce lui qui la proposa pour effectuer le dessin pour Paris-soir ? Là encore je n'ai pas de réponse. En 33, elle illustre un roman de F. de Miomandre. La chose certaine est que, en ce milieu des années 30, il est profondément amoureux de la cubaine. Il faut ajouter aussi que Lydia aime aussi les femmes. Dans une lettre non datée, il lui écrit



Le 30 décembre 1933 paraît, sous la signature de Lydia Cabrera, dans Les Nouvelles littéraires, un conte initulé : La Pintade miraculeuse sous-titré Conte nègre de Cuba. Le conte est traduit de l'espagnol par F. de Miomandre. Le présentant, le traducteur écrit :
Ce récit fait partie d'un recueil que Mlle Lydia Cabrera a consacré aux nègres de Cuba. Elle les a beaucoup fréquentés, les connaît bien, eux et leurs rêves empreints de la vieille, de l'indestructible magie africaine et aussi de cet humour étrange, attendrissant que leur a sans doute donné la transplantation aux Antilles. Ces récits. Mlle Cabrera les a inventés, non d'après d'autre récits, mais d'après l'atmosphère où ces primitifs ont eux-mêmes trouvé leurs légendes. La traduction, malheureusement, ne peut, rendre l'accent, le caractère d'incantation des parties chantées. Pour le reste, elle est fidèle. Il convient de noter que ces contes n'ont pas encore paru en espagnol. Ils sont donc absolument inédits.
Suivront en 1935 la publication de trois contes dans La Revue de Paris et de Le Crapaud gardien dans les Cahiers du Sud.''
Francis de Miomandre est fasciné.Tu as du génie lui dira-t-il. Lydia mia.


Apopoito Miama.

Lydia Cabrera ne contente pas de retranscrire les contes de ses domestiques noirs, elle effectue un véritable travail de re-création Il n'est plus alors question de peinture :C'est au bord de la Seine que j'ai découvert ma vocation.
En 1936, F. de Miomandre convainc Gaston Gallimard de publier, dans sa collection La Renaissance de la nouvelle, le recueil dont il est question dès 1933. Il assure la traduction des textes tandis que Paul Morand Morand en fait la préface. Le monde est petit.



Rendant compte de l'ouvrage, Jean Cassou évoque assez curieusement le livre d'une jeune fille (L. Cabrera a tout de même 37 ans) et la figure de Fermina Marquez : On sait, par les romans de Larbaud combien les jeunes filles hispanoaméricaines peuvent être exquises et dequels paradis précieux, odorants, innocents et sucrés elles sont annonciatrices. Celle-ci a été élevée dans les secrets que gardent entre eux les pauvres nègres de Cuba. Il lui a été donné d'entendre les merveilles de leur folklore et de partager leur goût frénétique de la musique et de la danse. Et à travers les rapports qu'elle nous en fait, on devine toutes les misères et toutes les résignations de l'existence de ces gens. Une amertume se glisse à travers ces histoires...
Les années passent. Lydia Cabrera est retournée à Cuba. En 54, elle publie son grand oeuvre : El monte.
Le 1er mars 1951, F. de Miomandre adresse une lettre à Lydia. Fidèle, il se démène pour faire publier de nouveaux contes nègres. Cherche à faire intervenir Otavio Paz qui ne bouge pas malgré ses promesses. Un farceur.
Lydia mia
mas que nunca mia
(...)
Je n'ose te parler de mes affaires, qui sont lamentables. La vie littéraire est devenue pire qu'une jungle. C'est un vivier de requins et de pieuvres. Tu imagines la vie que peut mener là-dedans cette pauvre sardine que je suis (...)
Décidemment les seuls vrais civilisés sont les Congos et les Lukumis...
Francis de Miomandre meurt en 1959. Il a 79 ans.
Exilée à Miami où elle a vécu avec sa compagne Titina de Rojas, elle a fuit son île aux lendemain de la révolution, Lydia Cabrera s'éteint à 92 ans. Parmi ses papiers, on retrouvera une photographie de Francis de Miomandre enfant.

lundi 12 mars 2018

L'animal en cage


El, Luis Bunuel

En ce début des années 20, Dada est mort. «La mort de Dada n'a pas été une belle mort, ainsi qu'on dit. C'est la mort qui arrive à tout le monde. Une mort n'importe comment» écrira Ribemont-Dessaignes. Octobre 1924, Breton publie le premier «Manifeste». Ribemont-Dessaignes garde ses distances avec le mouvement surréaliste. Il donne alors quelques nouvelles au supplément littéraire du Figaro. C'est l'une d'elles qui est proposée ici. 1929, il rompt avec Breton. 1931 : création de la revue Bifur.

Philippine avait épousé Castor sans que l'on sût pourquoi. Cela semblait, en effet, du domaine du miracle qu'une ausrsi belle jeune fille épousât un homme aussi dépourvu d'attraits : il était court, sans grâce, osseux et commun. Une moustache de chat s'éparpillait sous son nez, et deux yeux trop petits luisaient dans sa face plate.

Elle, elle était belle, et plus belle encore depuis son mariage. L'amour l'embellissait. L'amour de cet animal sauvage ! - Elle avait un visage de fleur toujours ouverte, à peine modifiant l'inclinaison de ses pétales au mouvement du soleil. Elle était à la fois diurne et nocturne, et la lune la trouvait à sa manière plus ardente que le jour. Mais sur quelle âme battaient donc ses paupières ? Quelle vapeur tamisaient ses cils ? Quel commencement, quelle fin avait elle dessinés à chaque bout de ses jours ? Boussole sur son axe, pour le courant d'un étrange flux inconnu, elle se balançait et. respirait, l'étonnante proie conjugale de Castor.

Peut-on ne pas regarder l'eucalyptus qui s'incurve, la grande voile gonflée, la montagne silencieuse ? Chacun les regarde, les tient dans sa main comme une petite graine précieuse contenant une essence des désirs. Et le ciel les baigne avec jalousie, et les garde en son domaine, car nous ne les connaissons pas, et nous avons le cœur déchiré, vieux saloir des rêves et de l'avenir. Ainsi l'on regardait. Philippine, et personne ne pouvait s'empêcher de la regarder, de la tenir, la tourner et retourner dans son œil. Et personne n'en avait plus pour cela. Elle était le bien de Castor et vivait de cette possession. On ne savait rien d'elle, ni des sources de son sourire. Les mystérieuses racines de sa nourriture restaient plongées au sein de quelle humide obscurité ? Cela. faisait enrager bien des curieux, et la plus curieuse était Armance, la cuisinière.

Elle disait « Comment peut-on aimer un grigou pareil ? Comment peut-on être heureuse avec lui ? Ce n'est pas possible, elle ne l'est pas.»

Et comme elle n'avait pas beaucoup de distractions dans cette villa isolée, elle ne se donnait d'autre but que de savoir si oui ou non Philippine était heureuse et de quelle sorte était ce bonheur.

Elle guettait ses maîtres avec obstination et principalement leur intimité ; elle usait, de subterfuges pour les voir ou les entendre sans qu'ils s'en doutassent, épiait par les trous de serrure, écoutait l'oreille collée à la porte, ou jouait des tentures indiscrètes et des reflets de glace inattendus. Hélas ! elle ne pouvait découvrir rien qui lui fût intelligible. Les recettes du bonheur et de l'épanouissement sont aussi compliquées que celles de la cuisine et exigent un tour de main aussi indispensable que celui de l'éclosion individualiste de la sauce. Philippine continuait à resplendir sans que les causes de sa lumière fussent moins impressionnantes que celles de la douce lueur du ver luisant ou du poisson mort pourrissant sur la grève un soir d'août.

Par contre Castor se révélait aussi peu mystérieux qu'un banal réverbère. Les problèmes, il les reléguait à quelques pas de lui, au delà du cône de clarté sans équivoque qui constituait son empire. Il connaissait bien l'habituelle délimitation des frontières, mais ne se il souciait pas de l'ombre. Et. Armance avait, disséqué ce jaloux comme un poulet : son bonheur n'était fait que de possession, et le bien possédé il entendait le garder pour soi seul, du fond: aux apparences.

Le plaisir de posséder n'est jamais étale et monte comme une marée d'équinoxe ; mais il lui faut s'accompagner des joies du combat, sans quoi il languit, se détache et meurt. Si Castor avait eu par révélation divine la certitude que Philippine lui appartenait, et n'appartenait qu'à lui seul, de sa moindre pensée au moindre de ses aspects, il en eût ressenti un grand vide et une lassitude de tous ses muscles. Mais là-dessus il n'avait aucun doute qui troublât sa passion ; il pouvait posséder activement et harceler sa compagne, prendre l'univers à témoin de l'usage qu'elle faisait de sa beauté rayonnante et elle-même du contentement de l'univers au spectacle de cette beauté. Et plus il. entassait les motifs virtuels d'un tel harcèlement. plus il s'ouvrait de champ où en puiser à nouveau.

Pour une femme coupable Castor eut été un époux exécrable, il avait d'habileté à jeter les engins destinés à prendre les fautes, et d'obstination féroce à frapper sur la moindre fissure. Philippine était honnête : l'exigence de Castor lui semblait une naturelle propriété de l'amour.

Il la tordait comme un linge jusqu'à ce qu'en coulassent les larmes. Il l'inventoriait afin de découvrir les traces d'autrui. Rentrait-elle de promenade, il prétendait reconnaître à l'odorat les baisers de ses amants. C'étaient d'affreuses scènes au cours desquelles il l'eût volontiers soumise à la question afin de lui faire avouer son infidélité. Il ne se demandait pas ce qu'il eût fait si celle-ci eût soudain éclaté sous ses pas, solution aussi triste que la révélation de l'innocence. Quant à elle, salée de pleurs sur ses blessures vives, elle s'offrait comme. un pot plein de terreau pour qu'il pût s'y nourrir et s'animer à sa guise.

- Elle aime à être battue, pensai Armance derrière une porte, un soir, qu'il querellait odieusement sa femme à cause des regards d'un monsieur auquel, au restaurant, il avait fini par envoyer le contenu de son assiette en pleine figure.

- Pourquoi te regardait-il, dis, pourquoi ? questionnait stupidement le bourreau.

Elle pleurait à sanglots tentateurs, offerts, sans répondre.

- Tu le diras pourquoi il te regardait ! Hypocrite, vicieuse, infâme ! Oh ! je sais, toi, tu ne levais même pas les yeux ! Tu me dégoûtes, tiens, tu me dégoûtes ! Il faut qu'ils te regardent ! Tu ne vois donc pas qu'ils te déshabillent. Et tu penses que je vais laisser ma femme se promener nue aux yeux du premier venu. Es-tu à moi, oui ou non ?
- A toi, à toi, répétait-elle en se penchant comme une algue marine.

Et lui ricanait devant elle.

Elle aime à être battue, pensait encore Armance - Cependant la curieuse se trompait, et pas plus qu'au premier jour elle ne saisissait du doigt le fil léger semblable à ceux des jardins à l'automne, unissant la fidèle au jaloux, fil léger et voyageur porteur des œufs d'araignée vorace.

A la vérité, Philippine brûlait comme un grand cierge à la flamme de,silence qui consume sa cire devant un cercueil. Elle appartenait à son mari afin d'aliéner sa liberté. Mais le don physique des chaînes n'était là qu'un rideau de théâtre baissé.

- Promène-toi, disait-elle, je suis tes allées et ta plage. Je suis tes mines et tes chevaux. Je suis l'air qui entoure tes mains. Regarde-moi, je suis le violet du couchant et tout ce que tu dessines.

A quoi il répondait en la frappant du plat de la main, trop fort :

- Tais-toi, diable. Dans tout ce que tu dis il y a le mal.

Derrière le rideau, il y avait la scène abandonnée, à odeur de poussière, prête à recevoir tous les décors et toutes les beautés. Une solitude abominable ; la solitude qui masque sa nudité de la première feuille de vigne venue : un roulement de tambour, un rire gras, un verre brisé.

Elle appartenait à son mari. Mais une petite voix se levait en elle, pâmée ou torturée, possédée au cadenas et clouée sur les titres de propriété, une petite voix fraîche, acide, dure, allègre, dont l'accent s'enroulait autour de ses jambes, moitié liane, moité courant d'air, la traversait et lui hérissait la peau et les cheveux.

- Libre, libre, je suis libre, chantait la petite voix ; libre et seule. Jusqu'à la mort.

Ah qu'elle eût donné d'argent et de bijoux pour ne jamais l'entendre. Et pour en oublier l'existence, elle descendait de marche en marche l'escalier de la passivité. Et plus elle faisait d'efforts vers l'amour, dans le don de soi-même, dans l'entière dépendance afin de n'être jamais seule vis-à-vis de la dernière interlocutrice des ténèbres, plus l'amère petite voix se faisait entendre distinctement comme au fond d'un long tuyau souterrain. Elle frissonnait et se jetait vers Castor, vers Armance qui n'y comprenait rien.
- Elle a peut-être un amour secret et contrarié, pensait celle-ci. Ce que c'est perfide une femme, tout de même.

Un jour elle venait, penchée sur son balcon, d'écouter le chant d'un oiseau perçant la paix rayonnante de l'automne. Quel silence, la mort, la vie. Elle ferma sa fenêtre, ses rideaux, alluma sa lampe et dans l'artificiel retrouva un peu de calme. Au loin cependant l'oiseau continuait à perforer l'univers et tout près un écho intérieur prolongeait la vis sonore. Il eût fallu la querelle de Castor, ses serres de vautour et sa piraterie pour que se levât une atmosphère de bazar et de souk pleine de pierreries, de vertiges, de parfums, de cliquetis, de violences et de cris chassant le mortel silence. Castor était absent. Elle appela la cuisinière.

- Madame est-elle souffrante ? demanda celle-ci.

On n'avoue pas aisément de tels soucis. Elle raconta simplement la dernière scène, celle de la nuit et. du matin. La fureur jalouse de Castor parce qu'elle était trop belle, parce qu'on la regardait, et parce qu'elle-même devant son miroir se contemplait, en passant sa main sur sa gorge et ses flancs.

- Tu t'aimes, je ne veux-pas que tu t'aimes, disait cette brute.

Et à coup de tabouret il avait dessiné une constellation d'étoiles sur la grande glace, ciel déchu.

- Dame, dit Armance, il n'avait qu'à épouser une femme sans nez ou pleine de boutons. Ça tenterait moins l'appétit.

Philippine trouva dans ces paroles des raisons de satisfaire Castor, et son propre besoin de faire retentir des cymbales autour de festins rituels, à seule fin de remplir à pleins bords les heures creuses et le vide, de cristal. Elle allait chercher de l'esprit de sel, et tandis qu'Armance se persuadait que le seul bonheur de cette femme était la fleur de résignation du martyre, elle s'asseyait devant son miroir brisé et traçait une grande croix sur chacune de ses joues. La douleur n'était rien. Ses yeux suivaient le progrès du corrosif sur la peau qu'il rongeait : Croix de bonheur ? Croix de malheur ? Une énorme exaltation soulevait sa gorge, faisait bondir son cœur, défonçait son cerveau. Elle s'évanouit. Lorsque Castor eut appris cela, il lui sembla qu'il venait de recevoir un coup de matraque sur la tête. Il veillait Philippine doux comme un agneau, chargé du poids d'un tel sacrifice, et frappait sa poitrine à grands coups. Elle, les mains le tenant aux mains, se plongeait dans l'amour avec des yeux d'oiseau chanteur.

Cependant, les heures passaient. Armance, qui venait toutes les cinq minutes tendre l'oreille pour surprendre les paroles, s'étonnait qu'ils n'en échangeassent point. C'est que, déjà les deux étoiles du soleil double tournaient, l'une autour de l'autre, avec ce fracas des vitesses silencieuses que, seule, la fantaisie visuelle imagine. Chacun suivait sa voie, que régissait la même gravité. Castor pensait.

- Qu'a-t-elle prouvé par ce fait ? Elle a détruit sa beauté ; la belle affaire d'être à moi seul, laide.

Et elle :

- Je suis libre et seule, jusqu'à la mort. Qu'ai-je donné ? Je n'ai fait que graver son nom sur ma chair. Seule, seule, et dans les chaînes et la prison, libre et seule.

Dès lors, elle ne sortit plus. Montrer ses joues bourgeonneuses, rouges et blanches, lui semblaient la plus odieuse des impudeurs, l'exhibition de sa nudité.

- C'est drôle, songeait Armance, depuis, qu'elle n'est plus belle, elle ne sort plus. Elle n'avait qu'à rester chez elle auparavant. Monsieur ne lui aurait pas fait de scènes parce qu'on la regardait. Castor n'avait pas besoin d'entendre cette phrase pour en ruminer l'équivalent. Il se répétait :

- Elle est coupable Elle était coupable et s'est sacrifiée. Maintenant elle y pense.

Une nécessité se leva dans son esprit obliger Philippine à sortir de sa maison. Guetter les regards tombants sur elle, en saisir la signification, et la voir se gercer sous leur langage coupable.
Cependant il ne saisit que l'indignation contre lui. On ne manqua pas de l'appeler bourreau, assassin. Cette animosité l'ancra dans sa manie.
- Elle a trouvé le moyen de leur offrir à tous son âme. Hé bien ! Elle ne sortira plus du tout.

Et de fait Philippine vécut en recluse que personne ne voyait plus. Castor, pris de doute, vint furtivement épier si nul visiteur ne se présentait jamais, et questionna Armance.

- Non, personne, dit la cuisinière.

- Et quand je ne suis pas là, que fait-elle ?

- Elle lit et, brode. Et puis... ah ! elle a un loup qu'elle met sur son visage. Que voulez-vous, monsieur, ça se comprend !
Ce qu'elle ne comprenait pas c'est que Philippine ne revêtait ses cicatrices d'un loup noir que pour se démasquer, avoir le choc de cette vision horrible et vivre quelque temps dans le tintamarre de sa jeune révolte et de sa douleur.

Cet artifice fut encore insupportable à Castor qui s'épuisait à vouloir posséder ce qui échappe à toute possession : la petite horreur de ne plus être. Philippine désirait-elle l'isolement, il lui. fallait, le rompre. L'emmenait-il au dehors, il hurlait comme un chien de police jusqu'à ce qu'elle rentrât. Et les deux frénésies trop épousées continuaient à tourner l'une autour de l'autre, et tout l'appareil autour d'un même point central, seul champ de gravitation. Mais comment finira le monde , Il en est qui craignent que deux étoiles se rencontrent, d'autres que le soleil ne s'éteigne !

Un jour, du sommet d'une colline couronnée par une promenade publique, .Castor, sur un banc, contemplait sa petite maison perdue au milieu des arbres auprès de la ville. Une mince fumée s'élevait, signe. d'Armance. Ses yeux inventoriaient les environs jusqu'à l'horizon, et le ciel, avec ses nuages qu'on forme à volonté avec un nom écrit dessus ; les arbres hypocrites, les champs, la rivière comme une liqueur. Tout ce qui pèse sur vous.

Et l'envie lui vint de murer les fenêtres de sa maison. Il la réalisa. Philippine accepta cette cave : cela la comblait. Mais les portes pouvaient s'ouvrir. Un soir, le furibond ferma à clé la porte de la chambre de Philippine et s'enfuit dans le jardin.

Madame, cria Armance, je crois que Monsieur est devenu fou ! Il a été jeté la clé dans le puits. Castor cependant, ne tarda pas à apparaître ; il avait, en effet, l'air d'un fou. Au point où il en était il ne pouvait plus s'arrêter à une solution. Avec une cognée il défonça la porte de la chambre. et se précipita.

Couchée, Philippine lui souriait. Elle se tenait la poitrine à deux mains ; ses larmes coulaient sur son épaule nue, mais ses yeux resplendissaient. Elle dit.

- Castor, pourquoi es-tu si méchant ? Que t'ai-je encore fait, mon ami, mon mari ? Que fais-tu de moi qui suis à toi ?

Mais à coups de bâton il la fit se lever et sortir, et la chassa échevelée et en chemise dans la nuit noire.

Va-t'en, je te chasse, va-t'en, souillure, martyre, j'en ai assez de tes airs de Job sur ton fumier.

Et, de fait, elle avait trop cédé, toujours. Croyant la posséder, c'est lui qui s'était livré ; il était au bout de son rouleau. Philippine s'enfuit, croyant à une nouvelle épreuve quand c'était la fin du monde. Mais après un monde il va bien un autre monde.. A l'aube on la ramassa, la vêtit d'un manteau, pour un autre sort.

Quant à Castor, il éprouvait un bien être extraordinaire. Il se trouvait seul dans la maison avec Armance qui paraissait être un expert sur le champ de bataille.

- Monsieur, dit-elle, vous ne voulez pas une tasse de bouillon ?

Il voyait dans la glaça restée brisée sa silhouette maflue et rouge. Il pensait :

- Dire qu'une femme comme ça... En somme, pourquoi pas ?

Il venait subitement d'entrevoir une union de repos, un bonheur stable de bœuf au pacage. Il s'assit au coin de son feu, et s'endormit en rêvant qu'ayant perdu ses cheveux il portait une perruque. On n'estime, en effet, pas assez le plaisir particulier des hommes chauves.

G. Ribemont-Dessaignes in Le Figaro. Supplément littéraire du dimanche, 3 janvier 1925.

mardi 6 mars 2018

Cinématographe.



Ce texte, signé Louis Bunuel, paru la première fois, sous la rubrique Cinématographe en 1927 dans n°10 de feuilles volantes, supplément à la revue Cahiers d'art créée par le critique Christian Zervos.
A ma connaissance seule la partie consacrée à Keaton a fait l'objet d'une republication dans Premier Plan n°31 (1964), numéro consacré à l'auteur de Sherlock Junior.

Quand la chair succombe (par Victor Flemming).
— La technique est une qualité nécessaire pour un film, comme pour toute autre œuvre d'art, voire pour un produit industriel. Il ne faut pas toutefois, croire que cette qualité détermine l'excellence d'un film. Il est des qualités dans un film, qui peuvent intéresser davantage que la technique. Il faut se dire que le spectateur ne perd jamais son temps à analyser les moyens techniques d'un film ; le plus souvent il ne demande au film que de lui procurer des émotions. Mais il ne faudrait pas confondre l' « émotion » avec la « sensiblerie ». Dépourvu d'émotion authentique, le film de V. Flemming est, somme toute, un film contrefait. De technique excellente, ce film partage avec beaucoup d'autres films le privilège de s'adresser à nos glandes lacrymogènes beaucoup plus qu'à notre sensibilité. On entendait tomber les larmes sur le parquet de la salle. Tout le monde se découvrait un fond pleurnichard devant le spectacle : Quand la chair succombe.
Pourquoi ne prend-on pas l'habitude de soumettre les films, avant leur projection devant le public, à une analyse microscopique très minutieuse ? Ce devrait être l'instrument le plus indiqué pour l'examen des films. Si l'on en avait usé ainsi, on aurait sûrement découvert que le cinédrame de Flemming était saturé de germes mélodramatiques, entièrement infesté de typhus sentimental mélangé de bacilles romantiques et naturalistes.
Il nous semblait cependant que notre époque et son cinéma s'étaient totalement débarrassés d'une épidémie si périmée. Mais il faut aller au poison par le poison et au film par le film.

Sportif par amour (par Buster Keaton).
— Voici Buster Keaton, avec son dernier et admirable film : Sportif par amour. Aseptie. Désinfection. Libérés de la tradition, nos regards se regaillardirent dans le monde juvénile et tempéré de Buster, grand spécialiste contre toute infection sentimentale. Le film était beau comme une salle de bains : d'une vitalité d'Hispano. Buster ne cherchera jamais à nous faire pleurer, parce qu'il sait que les larmes faciles sont périmées. Il n'est pas, toutefois, le clown qui nous fera rire à gorge déployée. Pas un instant nous ne nous arrêterons de sourire, non de lui, mais de nous-mêmes, du sourire de la santé et de la force olympique.
Nous opposerons toujours en cinéma, l'expression monocorde d'un Keaton à l'infinitésimale d'un Jannings. Les cinéastes abusent de ce dernier, multipliant par N la plus légère contraction de ses muscles faciaux. La douleur chez Jannings est un prisme aux cent visages. C'est pourquoi il est capable d'agir sur un grand plan de 50 mètres, et si on lui en demande « encore plus », il arrivera à nous démontrer que rien qu'avec son visage on peut faire tout un film qui devrait s'intituler : « L'expression de Jannings ou les combinaisons de M rides, prises n à n. »
Chez Buster Keaton l'expression est aussi modeste que celle d'une bouteille, par exempte : quoique, à travers la piste ronde et claire de ses pupilles pirouette son âme aseptique. Mais la bouteille et le visage de Buster ont des points de vue infinis.
Ce sont des roues, qui doivent accomplir leur mission dans l'engrenage rythmique et architectonique du film. Le montage — clé d'or du film — est ce qui combine, commente et unifie tous ces éléments. Peut-on atteindre plus de vertu cinégraphique ? On a voulu croire à l'infériorité de Buster l' « antivirtuose » par comparaison avec Chaplin, en faire comme un désavantage pour le premier, quelque chose comme un stigmate, alors que nous autres nous tenons pour une vertu que Keaton arrive au comique par une harmonie directe avec les ustensiles, les situations et les autres moyens de réalisation. Keaton est chargé d'humanité : mais en outre d'une récente et incréée humanité, d'une humanité à la mode, si l'on veut.
On parle beaucoup de la technique des films comme Metropolis, Napoléon... Jamais l'on ne parle de celle de films comme Sportif par amour, et c'est que celle-ci est si indissolublement mêlée aux autres éléments qu'on ne s'en rend même pas compte, de même qu'en vivant dans une maison, nous ne nous rendons plus compte du calcul de résistance des matériaux qui la composent. Les super-films doivent servir pour donner des leçons aux techniciens : ceux de Keaton pour donner des leçons à la réalité même, avec ou sans la technique de la réalité.

Ecole de Jannings : école européenne : sentimentalisme, préjugé d'art et de littérature, tradition, etc. : John Barrymore, Veidt, Mosjoukine, etc...

Ecole de Buster Keaton : école américaine : vitalité, photogénie, manque de culture et tradition nocives : Monte Blue, Laura la Plante, Bebe Daniels, Tom Moore, Menjou, Harry Làngdon, etc...

Louis BUNUEL.