Ce texte, signé Louis Bunuel, paru la première fois, sous la rubrique Cinématographe en 1927 dans n°10 de feuilles volantes, supplément à la revue Cahiers d'art créée par le critique Christian Zervos.
A ma connaissance seule la partie consacrée à Keaton a fait l'objet d'une republication dans Premier Plan n°31 (1964), numéro consacré à l'auteur de Sherlock Junior.

Quand la chair succombe (par Victor Flemming).
— La technique est une qualité nécessaire pour un film, comme pour toute autre œuvre d'art, voire pour un produit industriel. Il ne faut pas toutefois, croire que cette qualité détermine l'excellence d'un film. Il est des qualités dans un film, qui peuvent intéresser davantage que la technique. Il faut se dire que le spectateur ne perd jamais son temps à analyser les moyens techniques d'un film ; le plus souvent il ne demande au film que de lui procurer des émotions. Mais il ne faudrait pas confondre l' « émotion » avec la « sensiblerie ». Dépourvu d'émotion authentique, le film de V. Flemming est, somme toute, un film contrefait. De technique excellente, ce film partage avec beaucoup d'autres films le privilège de s'adresser à nos glandes lacrymogènes beaucoup plus qu'à notre sensibilité. On entendait tomber les larmes sur le parquet de la salle. Tout le monde se découvrait un fond pleurnichard devant le spectacle : Quand la chair succombe.
Pourquoi ne prend-on pas l'habitude de soumettre les films, avant leur projection devant le public, à une analyse microscopique très minutieuse ? Ce devrait être l'instrument le plus indiqué pour l'examen des films. Si l'on en avait usé ainsi, on aurait sûrement découvert que le cinédrame de Flemming était saturé de germes mélodramatiques, entièrement infesté de typhus sentimental mélangé de bacilles romantiques et naturalistes.
Il nous semblait cependant que notre époque et son cinéma s'étaient totalement débarrassés d'une épidémie si périmée. Mais il faut aller au poison par le poison et au film par le film.

Sportif par amour (par Buster Keaton).
— Voici Buster Keaton, avec son dernier et admirable film : Sportif par amour. Aseptie. Désinfection. Libérés de la tradition, nos regards se regaillardirent dans le monde juvénile et tempéré de Buster, grand spécialiste contre toute infection sentimentale. Le film était beau comme une salle de bains : d'une vitalité d'Hispano. Buster ne cherchera jamais à nous faire pleurer, parce qu'il sait que les larmes faciles sont périmées. Il n'est pas, toutefois, le clown qui nous fera rire à gorge déployée. Pas un instant nous ne nous arrêterons de sourire, non de lui, mais de nous-mêmes, du sourire de la santé et de la force olympique.
Nous opposerons toujours en cinéma, l'expression monocorde d'un Keaton à l'infinitésimale d'un Jannings. Les cinéastes abusent de ce dernier, multipliant par N la plus légère contraction de ses muscles faciaux. La douleur chez Jannings est un prisme aux cent visages. C'est pourquoi il est capable d'agir sur un grand plan de 50 mètres, et si on lui en demande « encore plus », il arrivera à nous démontrer que rien qu'avec son visage on peut faire tout un film qui devrait s'intituler : « L'expression de Jannings ou les combinaisons de M rides, prises n à n. »
Chez Buster Keaton l'expression est aussi modeste que celle d'une bouteille, par exempte : quoique, à travers la piste ronde et claire de ses pupilles pirouette son âme aseptique. Mais la bouteille et le visage de Buster ont des points de vue infinis.
Ce sont des roues, qui doivent accomplir leur mission dans l'engrenage rythmique et architectonique du film. Le montage — clé d'or du film — est ce qui combine, commente et unifie tous ces éléments. Peut-on atteindre plus de vertu cinégraphique ? On a voulu croire à l'infériorité de Buster l' « antivirtuose » par comparaison avec Chaplin, en faire comme un désavantage pour le premier, quelque chose comme un stigmate, alors que nous autres nous tenons pour une vertu que Keaton arrive au comique par une harmonie directe avec les ustensiles, les situations et les autres moyens de réalisation. Keaton est chargé d'humanité : mais en outre d'une récente et incréée humanité, d'une humanité à la mode, si l'on veut.
On parle beaucoup de la technique des films comme Metropolis, Napoléon... Jamais l'on ne parle de celle de films comme Sportif par amour, et c'est que celle-ci est si indissolublement mêlée aux autres éléments qu'on ne s'en rend même pas compte, de même qu'en vivant dans une maison, nous ne nous rendons plus compte du calcul de résistance des matériaux qui la composent. Les super-films doivent servir pour donner des leçons aux techniciens : ceux de Keaton pour donner des leçons à la réalité même, avec ou sans la technique de la réalité.

Ecole de Jannings : école européenne : sentimentalisme, préjugé d'art et de littérature, tradition, etc. : John Barrymore, Veidt, Mosjoukine, etc...

Ecole de Buster Keaton : école américaine : vitalité, photogénie, manque de culture et tradition nocives : Monte Blue, Laura la Plante, Bebe Daniels, Tom Moore, Menjou, Harry Làngdon, etc...

Louis BUNUEL.