Cette petite anthologie toute personnelle a été établie à partir de l'édition des Choses vues établie par Hubert Juin, Quarto Gallimard, 2002.
]]>— Ne vous ai-je pas dit que nous ne connaissons pas toutes les racines du hasard ? Carrel était dans une position identique à celle de cet orateur. Ce sombre jeune homme, cet esprit amer portait tout un gouvernement dans sa tête ; celui dont vous me parlez n’a que l’idée de monter en croupe derrière chaque événement ; des deux, Carrel était l’homme fort ; eh ! bien, l’un devient ministre, Carrel reste journaliste : l’homme incomplet mais subtil existe, Carrel meurt.
Z. Marcas
Balzac nouvelliste. On ne dira jamais assez que Balzac fut aussi un grand auteur de nouvelles et que Adieu est un chef d’œuvre dont on se plait à imaginer ce que pourrait en faire au cinéma un Spielberg par ex.
Z. Marcas donc.
Quatre premiers paragraphes où Balzac se livre à des variations vertigineuses autour du caractère fatal de ces sept caractères, variations qui ne sont guère éloignées des rêveries parfois délirantes d'un Roland Barthes.
Z. Marcas. Texte de la désillusion et du désenchantement éprouvés par la génération de 1830. Les personnages dont le narrateur ne trouvent leur salut que dans l'exil. Quand à Marcas, incarnation de l'intelligence politique inemployé, il est trompé, trahi et meurt seul en 1838.
Marcas tient tout à la fois de Balzac, et d'Armand Carrel.
Directeur du National, journal d'opposition à la monarchie de Juillet, il y rédige les articles politiques, Carrel est une figure marquante en ce début des années 30. Il mourra en 1836 suite à un duel qui l'oppose à Émile de Girardin, le directeur de La Presse. Respecté par tous - Chateaubriand lui consacre des pages dans ses mémoires - , il est admiré pour son sens de la probité et sa rigueur.
C'est donc à ce modèle que se réfère Balzac en juillet 1840, date de la prépublication de Z. Marcas dans le premier numéro de la Revue parisienne, l’éphémère revue (seuls trois numéros paraitront) fondée par Balzac.
Mais quelles sont les traces de la pensée politique de Carrel chez Balzac en cette année 1840 ?
Il me semble en déceler, outre l'allusion directe à la personne du journaliste, deux.
- Nous ne connaissons pas toutes les racines du hasard ? déclare Marcas. Peut-être faut-il voir là une référence à un article de Carrel du 18 février 1830 où à propos de la Charte, il écrit que celle ci n'a point été octroyée mais conquise, qu'elle ne vient point d'une volonté royale sujette aux bonnes inspirations comme aux mauvaises, et libre d'agir à son caprice, mais de la force des choses (...) auquel il n'est pas possible de donner le change.
Donner au hasard des racines, c'est lui ôter tout caractère contingent, c'est lui substituer la force des choses.
- La deuxième trace de la pensée de Carrel, je la retrouve dans le numéro de juillet 1840 de la Revue parisienne, celui là-même où est prépublié Z. Marcas.
Se livrant à une démolition de Léo, roman d'Henri de Latouche, Balzac écrit : Loin de moi l'idée de condamner les convictions, quoique entre vous et moi , je trouve ce qu'on appelle une conviction, quelque chose de bien stupide : Lafayette,homme à principes politiques, n'a fait que du mal à son pays, que M. de Talleyrand, algébriste impitoyable, a deux fois sauvé (...) Une conviction est un sentiment. Les sentiments ne s'analysent pas, ne se raisonnent point.
Carrel écrivait quant à lui, le 18 mai 1833, dans un article intitulé Républicains de fait:
Nous supposerons un homme qui ait paru avec éclat à l'Assemblée constituante, puis consacré ses talents au directoire , au consulat, à l'empire , ramené la restauration, et mis enfin sa longue expérience au service de la monarchie du 7 août. Cet homme est nécessairement un républicain de fait, c'est - à -dire que la forme de gouvernement et la qualité de ceux qui gouvernent lui importent fort peu . Les institutions elles mêmes lui paraissent indifférentes ; et il se considère si bien comme n'appartenant qu'au pays, qu'à travers toutes les révolutions il doit surgir pour se dévouer à la chose publique.
Ces grands caractères sont au-dessus de la niaiserie des sentiments et de la futilité des opinions. Ils se regardent même comme au-dessus des gouvernements auxquels ils prêtent l'appui de leurs talents ; et ils ont raison par le fait, puisque ces gouvernements tombent sans retour les uns sur les autres, et qu'eux ne tombent
momentanément que pour mieux se relever. En effet, que deviendrait la patrie à laquelle ils se sont voués, si leur haute capacité ne trouvait à s'ingénier sous tous les
régimes ? Que dirait la postérité d'un pouvoir qui s'abîmerait sans qu'ils y aient mis la main ?
Stupidité du sentiment d'un côté, niaiserie de l'autre.
Comme on le voit, on peut trouver en cette cette année 40 des similitudes de pensée entre Carrel et Balzac mais il convient aussi d'apporter les précisions suivantes.
- A notre connaissance, jamais Carrel ne mentionne le nom de Balzac dans ses articles.
- De Thiers - celui dont vous me parlez n’a que l’idée de monter en croupe derrière chaque événement - Balzac disait :M. Thiers est une girouette qui, malgré son incessante mobilité, reste sur le même bâtiment.
- En septembre 31, un rédacteur du National donne un compte rendu négatif de La Peau de chagrin roman dans lequel il voit une forme de désespérance liée à un froid égoïsme inapte à changer la donne politique.
- Si Carrel ne fut que journaliste, il n'en joua pas moins un rôle politique de première importance puisque ses articles permirent, en 1831, l'abolition de l'hérédité à la la Chambre des pairs.
—Allo! Allo!
—Allo!
Et je lui fais ma cour.
J'ai découvert enfin l'amante que nul soupçon n'effleure, la femme docile, souple à ma fantaisie, et dont je ne me lasserai point. Quand je le désire,—et selon mon caprice volontaire,—elle est blonde, ou brune, ou rousse, ou toute parfumée de poudre; sans qu'il me soit besoin de prononcer une parole, elle s'habille à ma guise, tantôt en mignonne Parisienne dont le satin collant révèle la pureté noble des formes, tantôt en princesse, tantôt en belle comédienne. Elle consent à prendre, au besoin, le visage de la femme quelconque que j'ai aperçue seulement de loin, et que je désire. Lorsque, pris d'une ambition impossible, mon rêve s'envole là-bas, là-bas, aux pays bleus des forêts vierges égayées parle bizarre plumage des oiseaux de paradis et l'agilité des jeunes singes; lorsque mon esprit hante les rivages africains, les havres bleus, les lointains exquis du Bosphore ou de Yokohama, elle se transforme au gré de mon envie, devient l'énervante créole d'Haïti, la Chinoise, couleur de cuivre, grisée de langueurs et d'opium, la chaste et impudique aimée, la Mauresque voilée dont on aperçoit seulement, entre le sourire du masque, les grands yeux profonds et noirs.
Bref, elle est ma maîtresse—ou mon esclave.
—Allo! Allo!
—Allo!
Et soumise! Au premier appui, elle se hâte. Si la causerie ne m'amuse pas, si je broie du noir ou si j'ai mal à la tête, je l'abandonne, je la quitte. Je prends mon chapeau, je sors. Elle ne se fâche pas, n'a pas une protestation, pas une moue. Il me suffit de l'avertir par un triple signal de sonnettes perlées, conformément au règlement. Quelquefois, elle m'appelle, mais c'est toujours avec un absolu désintéressement. Un ami me demande, et elle s'offre comme intermédiaire.
Nous causons surtout la nuit, car, durant une partie de la journée, elle se repose. Son service au bureau central des téléphones est ainsi réglé. M'arrive-t-il de rentrer tard dans mon logis de célibataire où je remonte seulement à regret—la nature a horreur du vide—je cours à la plaque et les vibrations commencent. Grâce à elle, chaque soir une voix de femme me souhaite la bonne nuit, le repos, les songes, fermant ma journée par un peu de charme et de grâce. Son «bonsoir, mon ami!» m'a fait souvent oublier les misères, les écoeurements de l'existence quotidienne, Spirituelle et gaie, elle rit d'un bon rire heureux, d'un rire d'enfant, qui me fait deviner de jolies dents et des lèvres fines. Et cela me fait du bien de l'entendre, son rire, quand je me sens le cerveau abruti par le travail ou le coeur noyé de spleen.
—Allo! Allo!
—Allo!
—C'est toi?
—Oui! Bonjour! bonjour!
Je me rappelle délicieusement le jour des aveux.
Je venais de causer avec mon notaire et, l'entretien achevé, elle avait oublié de rompre la communication. L'entendant rire et causer avec ses petites amies, je la rappelai, j'insistai sur mes madrigaux de la veille. Je traversais une de ce heures moroses qui favorisent l'attendrissement; au lieu de lui répéter les bêtises de chaque jour, je devins grave, sérieusement grave, avec une conviction que je ne sus m'expliquer par la suite, et je laissai tomber dans l'instrument de Graham-Bell une envie de pleurer contenue depuis la veille.
Ce fut exquis. J'eus l'aplomb de me plaindre, de lui parler de mon isolement, du néant stupide de ma vie de garçon. Elle se révéla bonne comme du bon pain, me donna des conseils de soeur aînée, poussa la complaisance jusqu'à me gronder. Puis, j'entendis sangloter ses confidences. Elle vivait seule, elle aussi, et triste. Plus de papa, plus de maman, pas d'amoureux, aucune amie, hormis les petites camarades du bureau central. Ah! la vie n'est pas gaie!… Je lui proposai carrément de combiner nos deux solitudes en un tête-à-tête. Quel impair!
—Pour qui me prenez-vous, monsieur?
—Pour moi!
Elle interrompit le courant, net, et quand, résolu à lui faire accepter mes excuses, je lui criai: «Allo! Allo!»—elle s'était fait remplacer par un vieux monsieur qui me répondit:—«Allo! Allo!»—d'une voix brisée par quarante années d'absinthe suisse.
Dans la journée, je pus lui demander pardon. Elle eut pitié. Je jurai de ne plus jamais recommencer—jamais, jamais. Et comme une vague tendresse m'étourdissait de ses vertiges, j'osai. Oh! la durée d'un éclair. La plaque vibrante, étonnée, répéta le bruit d'un baiser qui courut en frémissant sur les fils et alla s'échouer aux oreilles de ma conquête;—et à ce baiser, sonore, emporté, vainqueur, un autre baiser répondit, doux, doux, doux comme un souffle. Et crac! la communication fut interrompue,—hélas!
—Allo! Allo!
—Allo!
Je fus une fois huit jours sans l'entendre. Une jeune fille quelconque la remplaçait, à qui je n'osai rien demander. Que se passait-il? Ma maîtresse avait-elle été flanquée à la porte? L'avait-on exilée du bureau central dans un bureau de quartier? Comment savoir? La moindre question pouvait la compromettre. D'ailleurs j'ignorais—j'ignore encore—son nom.
Une nuit, la sonnerie me réveilla. Évohé! c'était son timbre!
—Allo! Allo!
—Allo!
Elle m'expliqua sa longue absence: une bronchite, une vilaine bronchite qui l'avait clouée au lit pendant toute une semaine. Pauvre petit chat! Je lui conseillai la teinture d'iode et des infusions bien chaudes. Sa convalescence me fournit mille prétextes à communications. Vingt fois par jour, je m'informai de son état. Ça allait mieux? Bon. A tout à l'heure!
Et cette idylle électrique dure depuis deux ans bientôt. Contrairement à l'usage, nous n'avons pas d'enfants, mais cela s'explique. Dame! le fil!…
Nous nous aimons comme ça, et, ma foi, nous sommes heureux. Cet amour durera. J'ai le droit de vieillir, et elle peut devenir laide; ça ne nous séparera pas. Je la verrai toujours avec des yeux résolus à l'admirer; et si ses cheveux blanchissent, si nos dents tombent, je l'ignorerai.
Et moi, je puis devenir chauve, obèse, manchot, voûté, goutteux—impunément,—sans cesser d'être aimé.
—Allo! Allo!
—Allo!
In Les fantômes, Etude cruelle, Charles-M. Flor O'Squarr, 1885
]]>Le 21 novembre 1933, paraît "Le meneur de jeu" le nouveau feuilleton de l'Intransigeant signé Pierre Véry. Le 20 novembre Pierre Mac Orlan signe dans le même journal ce beau portrait de l'auteur.
Véry est un Charentais qui a un peu dépassé la trentaine. Je l’ai rencontré pour la première fois chez moi, dans un village de la Brie soumis aux vents et aux inquiétudes de l’Est. Ce jour-là, nous avons déjeuné ensemble et puis, au crépuscule de la nuit, je l’ai vu reprendre la route, à pied, une route lavée par la pluie au détour d'un champ en virage de vélodrome écrasée par des nuages couleur de suie. J'ai refermé ma porte sur son départ en me frottant les mains, car j’avais déjà donné mon amitié à ce jeune camarade qui s’en allait tout tranquillement vers un destin sévère. Il y a quelques années de cela, Pierre Véry allait faire paraître cet étrange «Pont-Egaré» qui me rappelle assez bien sa propre silhouette dans le paysage briard qui entoure ma demeure. Mais dans ce livre il s’agit de la Sologne et de ses dieux sylvestres rouillés par l’eau de pluie et la sournoise humidité des sources, non thermales.
Nous avions fumé à l’abri et parlé de tous les accessoires de la vie qui nous occupaient quotidiennement. Véry déroulait pour moi, et pour, lui sans doute, un petit film d’amateur riche en images.. On voyait l’adolescent mince et brun fuyant, comme il est d’usage au début de certaines vies, le domicile familial. Son but était d’atteindre Les Indes où les valeurs géographiques ne sont peut-être pas périmées. Il s’arrêta à Marseille,-sur le quai du Port. Marseille,- la belle « Marsiale» aux joues fraîches, vaut bien Karikal ou Pondichéry. Le paquebot fantôme fut remplacé par un cargo qui élongeait les côtes d’Algérie et .du Maroc, mélancoliquement bercé par les bêlements des moutons de sa cargaison qui sentait le cuivre chaud.
Une deuxième bobine me fit voir Pierre Véry, truelle en main, occupé discrètement à reconstruire Reims. Il fut ensuite coureur cycliste. Au moment qu’il, déroulait son film, il était libraire dans une petite rue près du boulevard Saint-Michel. Cette profession, qui constitue une des formes de l’aventure immobile, lui convenait parce qu’elle est pleine de dangers inconnus, dont le moindre est quelquefois la misère.
Et puis... Pierre Véry publia un autre livre où la Sologne apparaît dans les brumes de ce fantastique moderne qui est fait de toutes les réalités contenues dans la nature et les préoccupations des hommes. Pierre Véry est un aventurier tendre et, par cela même, singulièrement soumis à la volonté des choses. C'est à cause de cette douceur devant les embûches les plus naturelles qu’il est bon conducteur des forces clandestines des quatre éléments et qu’il a pu écrire des romans lyriques d’une personnalité puissante. Par la douceur même de son attitude devant sa propre imagination, Pierre Véry peut vaincre la peur. Elle rôde dans tous ses livres, mais elle apparaît sous un visage de fillette. En somme, elle atteint au but le plus dangereux de sa perfidie. Cette anormale douceur d’une peur provoquée par des crimes assez étranges, des crimes toujours créés par une arrière-pensée dangereusement paisible, donne aux livres de Pierre Véry un caractère très particulier.
Mais les lecteurs de 1’ « Intransigeant » connaissent le jeune romancier, N’est-ce pas dans ses colonnes qu’il publia « Les Métamorphoses », étrange aventure de deux architectes ennemis ?
En 1930, Pierre Véry composa selon la formule admise un roman policier : « Le Testament de Basil Cooks », qui obtint le « Prix du roman d’aventures policières ». Pierre Véry sut mêler ses dons de poète et de fantaisiste au développement d’une charade macabre. Aujourd’hui, cette fantaisie lyrique et toujours très contrôlable, qui peut apparenter Pierre Véry aux meilleurs chercheurs d’aventures littéraires, est maîtresse de sa logique échevelée, si l’on peut dire.
Pierre Véry est un grand créateur de personnages et d’accessoires pour forêts françaises, crépuscules, brumes et rues mortes. Grâce à ses dons, un paysage « bavarde », raconte tous ses ses secrets à ceux qui veulent les entendre. Un assassin conduit par la fantaisie du romancier peut nous combler d’horreur par le meurtre d’une rose trémière dans le dernier jardin d’un dernier village de l’Ile de France. C’est un art qui m’émeut, et c’est pourquoi je le dis quand rien ne m’oblige à le dire.
J’ai souvent cherché dans les livres de Pierre Véry l’essence de sa personnalité. C’est, je le répète, la douceur : une douceur habile, cultivée par des moyens personnels, et que l’auteur prête à presque tous ses personnages. Le diable de Pierre Véry est ivre de douceur comme un bourdon de miel. Les assassins de Pierre Véry sont pervertis par la douceur... Ils tuent doucement; se dissimulent doucement et compliquent doucement les éléments du jeu qu’ils tiennent en main. Cette douceur inhumaine permet à ce bel écrivain très loyal d’être à son tour maître absolu de sa fantaisie.
Pierre Véry peut dormir en paix, la joue appuyée avec confiance contre un de ses livres. Ses personnages ne se réveilleront point pour l’étrangler, car s’il est quelquefois normal pour un auteur d’aimer ses personnages, il vaut encore mieux pour lui d’en être aimé. Là commence la santé morale d’un livre.
PIERRE MAC ORLAN.
]]>Or, rien n'est si dangereux pour la fidélité du portrait qu'on esquisse que d'avoir avec le modèle des relations de parrainage... J'ajoute que, n'étant ni géographe, ni géologue, j'ai traversé ce pays en touriste fantaisiste, en artiste, si l'on veut. On me demandera donc, je l'espère,moins de théories scientifiques que de paysages, et moins de documents que de sensations.
MENDE-LE CAUSSE DE SAUVETERRE-SAINTE-ENIMIE.
Plusieurs chemins mènent de Paris à la région intéressante des causses. Actuellement, à vue de pays, le trajet me paraît devoir s'effectuer par la ligne dite du Grand-Central, – celle qui traverse le célèbre viaduc de Garabit. On ira ainsi directement jusqu'au Monastier, et de là à Mende, qui est un bon point de départ. Mais à l'époque oùj'ai fait excursion, le tronçon de Neussargue à Saint-Chély, qu'on a inauguré en 1888,était encore en construction. J'ai dû rejoindre Mende par Capdenac, Rodezet Séverac-Ie-Château. La ligne, du reste, est pittoresque, et le voyage dure peu de temps.
Mende est situé en plaine, au fond d'un cirque de montagnes. Au Sud-Ouest, ce cirque est muré par le causse de Sauveterre ; au delà de ce mur s'ouvre la vallée du Tarn. Pour atteindre celle-ci, il faut donc franchirl'énorme massif calcaire du causse ; on fait le trajet en voiture, par une bonne route de chars qui va de Mende à Sainte-Enimie. La traversée du causse est curieuse : l'œil s'y familiarise, pour la première fois avec des sites nouveaux, d'étranges formes de rochers.
Je l'ai faite par un temps de fin d'été, couvert au sortir de Mende, qui peu à peu s'est éclairci jusqu'au resplendissement d'un admirable coucher de soleil. En fermant les yeux, je m'y revois il n'est que les paysages de solitude pour s'imprimer aussi ineffaçablement dans le souvenir... La route grimpe ardument au flanc du causse : deux juments maigres, solides, s'ébrouent à la côte en tirant la vieille calèche rembourrée de foin, - où je suis seul, avec un petit bagage... Une brise qui s'aigrit à mesure qu'on s'élève, enfle la blouse du cocher,- paysan à face lourde, au nez écrasé, aux yeux vrillés,- vrai type de Caussenard. Alentour, des sommets pareils à celui-ci,- mais moindres, se découvrent peu à peu. Ils sont rouges ou gris, les plus proches ; bleus de fumée, les plus lointains. Encore un. bout de côte et les juments reprennent le trot : la route s'engage, toute droite, sur le plateau du causse. Au bord de l'horizon, les massifs entrevus tout à l'heure diminuent, s'éloignent, s'effacent. Bientôt, jusqu'où meurt la puissance des yeux, - la plaine de pierres nous environne.
Quel paysage !.. Sous le ciel froid, crêpelé par les dernières déchiquetures de nuages, c'est une étendue livide, qui semble plate dans les éloignements, mais qui, de près, montre à nu les bouleversements de sa surface. L'eau des pluies a capricieusement évidé le sol; elle y a dessiné un relief étrange, figurant des chaînons de montagnes, des cirques, des cratères, toute une orographie pygméenne. Pas d'arbre, pas de ruisseau, pas de maison. Partout l'étendue rase, semée d'ossemens calcaires. Le vent, furieux maintenant, que rien n'arrête dans ces solitudes, me fouette le visage, hérisse la crinière des bêtes qui vont tête basse, pressant le trot, Et le cœur est envahi de je ne sais quelle émotion sanglotante au milieu de cette nature pétrifée, où un cataclysme ancien, innommable, semble avoir tué la végétation et la vie.
Pourtant des hommes vivent là. Rares, c'est vrai, de plus en plus affamés de fuir la terre maudite ;mais il y en a. A gauche de la route, un tas de pierres grises, longtemps indistinct du causse lui-même, s'en détache maintenant et se précise. Cet amas de cailloux sans ciment, c'est un village. Pour le moment, rien n'y remue, on pourrait le croire abandonné de ses tenants.
Mais, quand le bruit de la voiture sur la route se fait entendre, quelques enfants farouches surgissent, derrière un murtin demi-éboulé, des gamins hâves, des fillettes aux jambes nues, couleur d'argile. Ils me considèrent un temps sur leur face de misère se peint une stupeur de sauvages a la vue d'un Européen. Puis, tout d'un coup, sans un cri, avec l'effarement brusque des bêtes en troupeaux, ils s'enfuirent.
… Le causse, c'est la montagne ingrate, méchante à l'homme. C'est un Sahara l'été, sans eau comme l'autre, réverbérant la chaleur sèche sur ses pierres comme l'autre sur le sable. L'hiver, c'est une mer de neige.,un vrai steppe sibérien, aveuglé de brouillard. Alors, des piquets trouant la plaine blanche montrent seuls la route au pèlerin... Mais le vent souffle souvent, soulève la poussière glacée en tourbillons. Et il ne se passe pas d'année qu'un Caussenard revenant de la foire, ou quelque pauvre facteur en tournée vers les villages de là-haut, ne périsse, enseveli dans le grand linceul de neige.
Parfois aussi, l'instable équilibre des masses rocheuses surplombant la crête des causses est détruit par un orage, par une grande poussée d'eau venant des plateaux. La masse s'écroule, bondit, s'émiètte en pluie de pierres et s'abat d'une chute effroyabledans le lit du Tarn ou sur quelqu'un des villages lépreux qui le bordent. J'ai vu, - c'était près des Vignes, je crois, - un de ces villages défoncés par un torrent de pierres. Le torrent s'était fait un lit jusqu'à la rivière, en éventrant deux maisons. Disparu le jardin, croulées les murailles, inondée de pierres la cave où l'on avait enfermé la fortune de la famille la pièce de vin de la récolte. Les habitants se terraient sous un pan de toit, resté debout. J'ai dit à l'un d'eux: « Vous déblayerez?... » Il a eu un geste d'Oriental et m'a répondu :« Je ne peux pas. Il y a deux mètres de cailloux partout !»
La route tourne ; les roues de la calèche grincent sous le frein. Voici la descente. A l'avant, l'horizon s'ouvre sur la déchirure qui sépare le causse Méjan du causse de Sauveterre. Le Tarn est au fond, tout au fond, et le village de Sainte-Enimie au bord du Tarn, parmi des verdures. Cette descente, par le ravin du Bac, est le premier étonnement du voyageur. La route jaune serpente au flanc du roc rouge, parmi des escarpements plantés de vignes, des vergers en terrasse, des champs de lavande, des bosquets d'amandiers. Elle a des lacets, des retours, des surplombements capricieux, la fantaisie des écharpes secouées... Une clarté inattendue, comme artificielle, revêt de plus de prestige le site vu des hauteurs car : tandis que sur les causses luit le soleil déclinant, l'ombre bleue a déjà noyé les fonds où se tapit Sainte-Enimie. De grands rais de lumière, passant entre deux contreforts, tranchent cette ombre, ça et là : les maisons qu'ils frôlent ont une blancheur de craie, et leurs toits d'ardoise sont tout incendiés.
A Sainte-Enimie, il y a un vaste couvent de frères, un ermitage, et une fontaine, - celle-ci célèbre -, la fontaine de Burle. Il y a aussi, autour des maisons, beaucoup de jardins et de vergers ; ils embaument positivement, je n'ai jamais approché de village qui sente si bon : l'odeur capiteuse des amandes amères mêlée aux salubres senteurs de lavande. Ces parfums enveloppent tout le voisinage ils vous poursuivent en amont jusqu'à Ispagnac, et en aval jusqu'au delà de Saint-Chély-du-Tarn.
Mais le village a mieux que son monastère, que son ermitage et que sa fontaine, mieux même que ses parfums et son paysage. Il a une légende, celle de la sainte qui lui a donné son nom. La voici prise dans les Bollandistes : cette langue sérieuse, un peu lourde, lui va mieux que notre parler moderne, si nerveux et haché.
« Le sang de l'illustre maison des rois très chrétiens de France coulait dans les veines de la bienheureuse vierge Enimie. Les lis avaient ombragé son berceau, car elle était la fille du roi Clotaire le Jeune. Elle brillait néanmoins davantage par l'éclat de ses éminentes vertus et la candide blancheur de son intacte virginité. Elle avait choisi Jésus-Christ pour son époux, lorsque les auteurs de ses jours la pressèrent vivement d'unir ses destinées à celles d'un époux terrestre. Quel admirable exemple de constance à son premier choix va donner aux générations futures cette jeune vierge ! Elle sollicite comme une faveur de son époux céleste la grâce de perdre les dons de la beauté, même aux dépens de sa vie. Ses vœux sont entendus une lèpre affreuse souille le corps de la pieuse princesse. L'extrême laideur de son visage éteint les feux dont brûlait l'époux qui lui était destiné... Enimie se livre avec une ardeur nouvelle à la prière, et, pendant qu'elle épanche ainsi sa belle âme dans le cœurde son époux céleste, voici qu'un ange lui apparaît. Le messager du Seigneur l'engage à diriger ses pas vers les contrées du Gévaudan. Là, elle devra se baigner dans les eaux limpides de la fontaine de Burle et s'y dépouiller de la hideuse lèpre dont tout son corps est couvert. Le roi, instruit de la miraculeuse vision de sa fille la fait partir avec un cortège digne de la royale visiteuse. La fontaine que le ciel a désignée est découverte. La vierge se baigne dans les ondes salutaires. Le Jourdain semble couler de la source de Burle et, par la puissante invocation du nom de Jésus, la lèpre disparaît. Enimie recouvre une santé florissante.
» La royale vierge se disposait à repartîr pour Paris et à rentrer dans la maison paternelle. Elle avait déjà monté les âpres côtes du Tarn, lorsque la lèpre, pour la deuxième fois, vient souiller ce corps virginal. Enimie redescend à la fontaine de Burle. Elle invoque encore le nom de Jésus et sa prière est exaucée. Les ondes salutaires la purifient de cette hideuse maladie. Enimie, revenue à la santé, rend d'abord de très humbles actions de grâce au Seigneur, et se dispose à remonter sur la plaine pour exécuter son premier projet de retour. Mais, une troisième fois, la lèpre vient ravager la beauté de son visage, et Enimie reconnaît alors que la volonté de Dieu est qu'elle reste là et se voue a son service. Elle vient pour la troisième fois se plonger dans la fontaine et trouve la guérison. Les rois Clotaire son père et Dagobert son frère, instruits des desseins de Dieu sur la princesse Enimie, lui envoient des grandes sommes d'argent. De vastes domaines sont acquis dans les environs, et un monastère de pieuses filles consacrées au Seigneur est élevé auprès de la fontaine par la royale vierge. Deux églises y sont construites, l'une en l'honneur de la mère de Dieu, l'autre en celui de saint Pierre. Le bienheureux Ilère,évêque de Mende, est appelé dans cet endroit. Il y consacre Enimie abbesse du nouveau monastère et reçoit les vœux des religieuses, compagnes de la sainte princesse... »
N'est-elle pas jolie, la légende ?... Et comme le site encadre bien cette blanche vision de vierge mérovingienne, parmi les vergers et les vignes,dans l'air imprégné de l'haleine des lavandes et des amandiers !
Marcel Prévost in Le Journal des débats, 5 mars 1889
(A suivre)
]]>Il faut dire, avant toute chose, que les pétrels sont des oiseaux myopes. On attribue à cette infirmité congénitale l'incertitude de leur vol ainsi que leurs moeurs à la fois imprudentes et timides. Le fait même qu'ils vivent dans un milieu un peu flou et dont l'éclairage laisse à désirer expliquera peut-être, s'il ne l'excuse, l'entreprise hors du sens commun dans laquelle ils se jetèrent un jour sans raison valable.
Il pouvait être sept heures du soir et les pétrels se reposaient sur le sable tiède d'une plage peu fréquentée, au long de cette limite d'écume que la mer trace d'habitude à ses conquêtes illusoires avant de redescendre. Un chasseur de mouettes et son chien les eussent pris, de loin, pour des pierres blanches alignées parmi d'autres débris. Quelques méduses miroitaient encore çà et là ; une flaque reflétait un nuage ; un navire paraissait immobile à l'horizon.
Arrondi, enfin, tel qu'une grosse lune aveuglante, le soleil - il brille, hélas ! pour tout le monde - se disposait à tomber dans l'eau devant son public habituel des stations balnéaires, attentif à ne pas manquer le rayon vert final.
Mais les pétrels, qui savent combien la nuit leur est plus profonde qu'aux autres oiseaux, sentirent en eux une grande tristesse. L'un se leva, dressant le cou, et poussa une plainte brève. Les autres, au signal, battirent silencieusement des ailes, sans quitter le sol, comme pour écarter l'ombre. C'était une ancienne coutume qui leur restait des âges superstitieux, presqu'une religion à laquelle ils ne croyaient plus. Ce rite accompli, les pétrels avaient dû songer, ainsi que chaque soir, à s'endormir sur une patte, oublieux du jour fini, certains d'un lendemain identique. Aucun, même parmi les plus âgés, ne donna l'exemple de la sagesse. Ils ne surent pas détourner leurs regards du soleil qui s'attardait indéfiniment à tous les détails du cérémonial prescrit à son coucher.
Alors, pareil à l'inquiétude qui vers certaines époques saisit et rassemble les tribus migratrices, un désir subit et plus fort que la raison les fit courir, foule maladroite, sur la pente douce de la plage, jusqu'à la mer. Là, toutes les ailes s'ouvrirent ensemble ; et le vol, hésitant au-dessus des premières vagues, puis formé en triangle régulier et ramant l'air à la cadence de la chanson des grands voyages, fonça tout droit sur les vestiges éblouissants de la lumière. Il doubla la ligne avancée des récifs qui semble surgir ou s'affaisser selon la respiration lourde du flot. Il croisa une barque de pêche qui rentrait au port, à peine inclinée par le vent et dont un flanc était rouge, et l'autre noir de crépuscule. Les phares s'allumaient en clignant des yeux, un à un, le long de la côte.
D'abord les pétrels cinglèrent presque au ras des lames dont leurs ailes grand ouvertes ont depuis longtemps «comme celles de tous les oiseaux de mer», emprunté la courbe. Les moutons du large fuyaient sous eux en troupeaux éperdus. Un goéland, qui planait très haut, traça dans le ciel un cercle indifférent, puis s'éloigna sans comprendre. Des marsouins, qui sautaient hors de l'eau et croyaient ainsi ressembler aux dauphins du poète Arion, les suivirent un instant, cherchant à deviner quelle proie les attirait si loin ou quel danger leur causait tant d'effroi. Mais les pétrels ne rencontrèrent pas - on l'a regretté souvent - le cormoran sagace et de bon conseil, qui leur eût dit : «Oiseaux myopes, vous n'avez pas la notion des choses ! Allez dormir ! Allez dormir ! Un soleil perdu ne se rattrape pas».
Ils s'élevèrent jusqu'aux régions de l'espace d'où l'Océan s'arrondit et semble pacifié. L'Occident y conserve dans la nuit une pâleur qui le distingue des autres points de l'horizon désignés par la rose des vents. Ils passèrent dans l'ombre épaissie comme une rafale blanche d'ailes et de cris. On dit même qu'ils déchirèrent sans le vouloir un nuage isolé de la caravane, qui attendait le jour pour reprendre sa route vers les continents. Mais bientôt ils se virent enfermés dans les limites de cet hémisphère uniformément nocturne que givre seule, en haut, la froide géométrie des étoiles. Dès lors, il leur fallut chanter plus fort pour rassurer leur foi que ne guidait plus aucune trace de clarté.
Quelques-uns, épuisés à la longue, se détachaient brusquement du groupe pour tomber, comme un coup de fusil, la tête en avant et les ailes pliées. D'autres avaient des gouttes de sang qui perlaient à leur bec et s'éparpillaient aussitôt dans le vent. Tous les plumages étaient froissés et l'on rapporte que cette nuit-là il neigea des duvets sur la mer. Rien ne put vaincre l'espoir têtu de la race ignorante et bornée.
Le petit nombre qui, paraît-il, survécut à cette aventure n'a pas encore compris comment le soleil, qu'ils poursuivaient depuis la veille, les surprit par derrière au lendemain matin. Aussi la réputation des pétrels se trouve-t-elle aujourd'hui définitivement établie.
Beaucoup par les nuits de grand vent, s'écrasent la tête contre la lanterne éclatante des phares.
Jean de La Ville de Mirmont, Contes.
Un éditeur parisien a publié, dans sa collection « Les Livres de Nature », un livre qui est, dans sa claire simplicité, une merveille : La Vie des bêtes pourchassées, par Thompson-Seton. En le fermant, je me rappelle l'admiration avec laquelle j'ai déposé d'autres ouvrages : ceux de Kipling, de London, de Curwood, de Colette, de Charles Derennes et du pauvre et grand Louis Pergaud ; je pense qu'en ouvrant un livre nouveau de Jean Nesmy, ces bréviaires vert et or de la forêt, j'ai chaque fois souhaité qu'il me parlât davantage des hôtes de la soilitude sylvestre.
Je me suis souvenu aussi que je fus chasseur ; que, des journées entières, j'ai battu les marais aux côtés de mon merveilleux pointer Tempest ou du ravissant Snow, setter de haute lignée ; que j'ai passé des nuits parmi les ombres singulières dessinées sur l'écran lunaire des eaux immobiles.
C'est ce qui me pousse à raconter cette histoire de pluvier, sans prétention de faire œuvre de science, en voisin indiscret qui coule un regard par dessus la haie, dans l'enclos d'à côté... Et puis, il y a des souvenirs confus, vieux de plus de trente ans, qui remontent du passé : un pensionnat de Wallonie, dont les murs bas touchaient presque à la mousse grisé d'une large eau marécageuse sur laquelle mon âme nomade de Flamand lançait une Armada de rêve, et sur laquelle ma vie errante débuta par des songeries immenses.
C'est dans ces classes, pendant d'odieuses leçons de grammaire ou de ternes cours de géographie englués sur des mappemondes déteintes, que j'ai entendu le cri mélancolique de mes petits amis neigeux et cendrés, les pluviers.
Je me souviens aussi que, plus tard, une auberge de Hollande, à l'enseigne des Deux Pluviers fut accueillante à ma misère d'errant de mer et des basses terres nordiques.
Cela ne m'a pas empêché apporter souvent, au soir tombant, de pauvres et légères dépouilles sanglantes au fond de mon carnier. « Tout homme tue ce qu'il aime » a dit Wilde.
Un livre d'histoire naturelle vous apprendra que les pluviers — on les nomme parfois pluviers guignards — appartiennent à la famille des échassiers migrateurs ; qu'ils nichent et élèvent leurs petits dans les solitudes septentrionales ; qu'en automne, ils émigrent en bandes nombreuses vers le Sud ; qu'ils possèdent un habit de gala ou de printemps, blanc et or, et un modeste complet de voyage cendré.
Ces livres — qui ne m'amusent pas beaucoup, je vous l'avoue — servent une anecdote rance, que vous retrouverez, avec peu de variantes, aux chapitres traitant des mœurs et coutumes des alouettes, des perdrix et d'une foule d'autres oiseaux. On vous dira encore que la femelle du pluvier montre une grande tendresse pour sa couvée, et tâche d'en éloigner le chasseur, le chien ou le rapace, en simulant d'être blessée et de ne pouvoir fuir qu'à peine.
Ce que ces ouvrages semblent négliger, c'est de parler de l'intelligence curieuse de cet échassier; de son goût du bizarre ; de sa façon toute personnelle de vivre sa petite vie ; de ses trouvailles comiques quand il ne se croit pas observé ; de l'idée fixe d'indépendance qui dirige cette vie, alors que la nature semble vouloir lui imposer la communauté en régime journalier.
La formation en groupe, il ne l'accepte que pendant ses déplacements, où la loi mécanique du vol en triangle l'asservit, et pendant les heures de pâture, quand sa sécurité exige la vigilance des sentinelles ; encore s'y soustrait-il souvent en choisissant un coin reculé, où il n'admet aucun convive à sa table,
La grande preuve de ce goût pour lia solitude se manifeste à la nuit tombante.
Alors que la compagnie de perdreaux se tasse dans quelque sillon abrité, ou choisit une combe proche de l'orée d'un bois ; que les canards s'endorment en se sentant l'aile ; que les poules d'eau forment une ronde immobile pour une ténébreuse assemblée à l’abri d'une forêt de roseaux, la troupe des pluviers se désagrège dès des premières ombres, et chacun cherche un gîte isolé, au creux d'une souche ou entre deux mottes de glaise.
Nous l'y retrouverons tout à l'heure, au tournant de la page, pendant sa nuit inquiète.
Caché par le rideau d'une oseraie, je l'observe dans le champ clair de ma lunette Zeiss.
Minuscule David des terres de boue, il commence, dès son entrée en scène, par se quereller aigrement avec deux poules d'eau stupides, qui fouillaient la vase de l'ivoire blanc de leur bec.
Les poules sont parties, vaines et prétentieuses, se donnant des airs de torpilleur d'escadre.
Dès qu'elles ne sont plus que des silhouettes noires s'enfonçant à l'horizon, et qu'une grenouille, qui faisait le presse-papier sur une feuille de nénuphar, a plongé devant sa colère ébouriffée, mon pluvier se met à table. Ses pattes frappent infatigablement le sol mou. Ah! voici les vers de vase qui sortent...
Tout autre volatile se. jetterait avidement sur la succulente pitance ; lui, le pluvier, apporte au festin toute sa fantaisie. Sans doute qu'à la façon des vrais gourmets, il taquine sa faim.
Sa tête ronde esquisse d'abord une révérence ; il la jette de côté, puis dans le cou, en un petit rire silencieux de joie gourmande :
— Ah! comme cela sera bon!
Il fait des gorges chaudes au fantôme de la faim qui s'enfuit sur les eaux.
— « Va-t-en, monstre décharné, ce ne sera pas aujourd'hui que ta griffe tordra mon doux ventre blanc!
Il fait une pirouette nerveuse, une série d'entrechats, trois pas de gigue et une véritable batterie de ballerine, puis brusquement il s'attable. Malgré ce délai consacré à l'art et au raffinement, pas un des fils rouges qui frétillent à la surface de la boue n'a pu y replonger...
Trois ou quatre fois, la séance se renouvelle ; chaque fois, les motifs chorégraphiques du prélude sont repris.
Voici notre ami rassasié : la minute est délicieuse et grave. Il choisit une petite crique où l'onde lui semble plus claire, et, posément, fait sa toilette, rince ses pattes, son bec, se gargarise d'une goutte d'eau fraîche.
Une seconde de repos, consacrée, du reste, à bien inspecter les alentours, car la curiosité des poules d'eau va lui être plus odieuse que jamais, et c'est le moment des ébats de haute école...
Le pluvier vient de se dresser sur ses pattes raidies et commence une parade-marsch qui, aux jours d'avant-guerre, aurait eu du succès « Unter den Linden ». Mais il a recours à sa riche fantaisie pour y adjoindre courbettes, saccades de pantin, dandinements grotesques, mouvements de croupe, et enfin une partie jouée à cloche-pied.
Piït... Pilhouït...iït ! !... Son vol rasé un moment l'eau et plonge dans l'azur.
Horluut, le courlis, vient, lui aussi, d'achever son plantureux déjeuner de marée basse. Le repas lui a d'autant plu qu'il l'a pris aux côtés d'une bande de mouettes désolées et envieuses.
Comme hors-d’œuvre, il a avalé quelques sardines abandonnées par le flot, puis, de son long bec mou, il a fouillé le sable humide à la recherche des longs et épais vers marins, gonflés d'un suc rouge comme le sang d'une confortable pièce de boucherie.
Les mouettes en voudraient bien leur part, mais la nature leur a refusé l'immense bec courbe et agile du courlis, et même la dague de Bécassine. Si elles avaient lu La Fontaine, elles penseraient à la revanche de la Cigogne sur le Renard.
Repu, Horluut cherche et trouve derrière une touffe de salicornes l'endroit choisi pour la sieste de l'heure chaude.
Pilhouit! iït !... Qu'est cela ? Notre pluvier.
Non, l'heure du repos n'est pas encore venue pour Horluut, le courlis. Voici qu'une petite boule blanche fond du haut du ciel sur le sable et s'installe devant le géant, troublant le silence de sa digestion par un bavardage menu et rageur.
Horluut comprend. il se redresse, chasse la somnolence envahissante, s'ébroue brièvement, et se met avec gravité à fouiller le sable.
Les belles proies lourdes et juteuses qu'il retire de l'immense garde-manger de la grève, il les laisse choir délicatement du haut de son bec imposant devant le mendiant.
Au pluvier de se gorger ; sa grêle et menue personne en vibre de plaisir.
C'est assez... une nouvelle offrande est dédaignée. Alors Horluut regagne posément l'ombre avare des salicornes...
Tout n'est pas fini pourtant ; le pluvier est un honnête gamin d'oiseau : il va payer son écot.
Devant son grand ami, la parade-marsch de tout-à l'heure reprend, rehaussée de nouvelles fioritures burlesques...
Comme je m'éloigne du marécage en retirant les cartouches de mon fusil, un coup de clairon un peu voilé retentit sur la plaine tranquille, déjà dorée par le soir.
Là-bas, très loin, sur la surface de mercure d'une flaque, une grande ombre volette puis plonge dans la nuit des roseaux.
Mon cœur ne bat plus... je reste haletant, mon ardente joie de tueur de bêtes est en éveil.
Il est là, avec son bec ocreux, ses sourcils sanglants, sa tête de silex, sa vaste poitrine duveteuse qui s'offre aux autans comme un château de proue, — le Tadorne.
Le grand sauvage nordique venu en un raid sans escale des solitudes brumeuses de l’Écosse.
Il est inutile de rebrousser chemin en armant de nouveau mon fusil, car son œil perçant comme celui de l'aigle des Grampians — son ordinaire voisin et ennemi — m'observe.
Il se lèvera dédaigneusement, à un demi-mille hors de la portée de mon arme... et reprendra son vol puissant vers des altitudes où ne monte jamais mon plomb chétif.
Comment est-il venu ?
En voyageur isolé et hautain ayant perdu la trace du long triangle de ses frères, à la suite d'une héroïque mission que je vous raconterai bientôt, ou bien en éclaireur avancé d'un commando qui s'avance encore à dix lieues d'ici, au-dessus de la mer assombrie.
Car les tadornes, créatures énigmatiques, très intelligentes, envoient loin, très loin devant eux, des courriers qui lancent dans la nuit épaisse, le repère de leur coup de clairon.
— « Carey! Carey! » C'est le seuil oiseau qui a fait sien, en un appel de ralliement, ce nom redoutable de Mother Carey, la divinité qui préside à la farouche destinée des bêtes sauvages.
— Carey! Carey!
Cela signifie : descendez, l'endroit est sûr.
Mais si, par contre, la terre semble hostile, que des silhouettes de chasseurs se soient profilées sur l'horizon écarlate du soir, le solitaire laissera passer la bande amie criant haut dans le ciel, sans essayer de la rejoindre car, au ras du sol nocturne, il est aussi aveugle qu'un homme.
Il acceptera l'exil de ses amitiés et de ses tendresses, puisque jamais il ne retrouvera la grande famille voyageuse qui l'envoya en éclaireur, et qui prendra sur lui l'avance de toute une nuit de vol rapide. Je ne connais pas d'héroïsme antique plus digne des livres.
Cette nuit donc, si je veux, je me glisserai vers la flaque repérée. A dix pas de moi, à peine, je verrai une grande ombre malhabile, se lever lentement et rester suspendue, comme à un fil, devant la face rouge de la lune naissante.
Et le tadorne, que l'a nuit prive de tous ses moyens de fuite et de défense, mourra héroïquement solitaire.
Or, pendant mon heure de guet, j'entendrai souvent un petit frémissement à mes côtés ; et si le silence est très grand, si le vent ne fait pas bavarder les roseaux et les hautes herbes, je distinguerai une marche menue, hasardée, appréhensive. C'est le pluvier.
Comme je vous l'ai dit, il a choisi, à l'écart de tous, son gîte de nuit. Mais son sommeil est lourd de hantises et de mauvais rêves. Aussi la nuit est méchante pour le pauvre pluvier, qui s'éveille d'heure en heure, pour chercher un nouveau gîte, où, aussitôt, les mauvaises ombres reviendront.
La ténèbre est pour lui toute inquiétude; il déambule entre deux bribes de sommeil, entre deux fragments de rêve, de cauchemar en cauchemar.
J'ai connu un infortuné petit pluvier qui mourut d'amour pour une tulipe en cristal.
Ne croyez pas à un ordinaire bourrage de crâne, à une anecdote inventée ; la chose arriva, et je voudrais mettre dans ces lignes un peu de la mélancolie qui envahit mon cœur pendant que je raconte ceci :
Depuis lors, aussi, je ne songe plus à rire quand on parle du «ver de terre amoureux d'une étoile ». Après tout, sait-on jamais? et en rire, n'est-ce pas également railler nos propres déchirements, nous qui dirigeons éternellement le faisceau de nos rêves et de nos tendresses vers des sommets inaccessibles ? C'est dans un cottage écossais, pas bien loin de Leith-Bungalow, blotti dans un copieux massif de lilas, que M. Oysterman avait apprivoisé un pluvier doré.
Il n'y a pas de créatures plus sauvages, plus rétives à l'amitié humaine que la gent ailée du marécage. N'empêche que M. Oysterman capture un jour, au filet, un petit pluvier solitaire, il le porte chez lui, le soigne, le nourrît de mets choisis, et fait naître dans ce petit cœur farouche une mystérieuse sympathie pour ses geôliers géants.
On l'avait nommé Jip ; c'était un hôte charmant, peu encombrant ; on n'avait pas songé à rogner ses ailes mouchetées.
Si le soleil et les nuages le rappellent, avait dit la blonde Mistress Oysterman, il s'en ira...
Mais le mélancolique échassier ne répondit jamais plus à l'appel du libre espace.
Parfois, son bec pointait éperdument vers la nue où son regard perçant discernait peut-être des vols familiers, ou bien, il écoutait passionnément la pluie grignoter le silence, mais jamais il ne tenta la belle évasion.
Or, sur le buffet de chêne lustré, il y avait une admirable théorie de hautes tulipes en cristal du Val St-Lambert, allumant leurs tranquilles et profondes lueurs au moindre rayon de lumière ; c'est parmi elles que Jip choisit son incroyable amoureuse.
C'était un verre légèrement teinté de jaune, rendant au toucher un son dièse très doux.
L'oiseau arrivait en trois sauts, de table en dossier de chaise sur le buffet, se coulait vers la fleur de verre et, d'un coup très léger, faisait vibrer l'âme simplette du cristal ; alors il ployait ses hautes pattes et écoutait ravi.
La note harmonieuse s'était tue depuis longtemps qu'il semblait la suivre encore. Sans doute que sa fine ouïe de sauvage continuait de percevoir la. vibration ténue, morte déjà pour nos sens grossiers d'hommes des rues et des maisons ; car il ne sollicitait à nouveau son amie, d'un petit coup de bec, qu'à des intervalles très longs.
Parfois, au milieu de la nuit, les habitants entendaient la chanson du verre, dans le silence du home endormi. Il y avait pourtant alignées sur le meuble, un grand nombre de ces tulipes, aux riches teintes d'améthyste et d'émeraude givreuse, mais, dédaigneusement, il les laissait dans leur silence chatoyant, fidèle à la douce amie au visage de topaze claire.
On tenta une expérience cruelle : on cacha le verre. Jip s'attrista, il le chercha par toute la maison puis alla se blottir dans un coin très sombre de l'escalier, qu'il affectionnait à certaines heures de nostalgie et de rêve.
Et, racontèrent les Oysterman, ce fut vraiment étrange de voir sa joie, quand la tulipe de cristal reprit sa place parmi les autres. Il la choya, lui fit mille amitiés, de petites caresses, la couva de ses sombres yeux de jais, d'un regard d'amour, et, pendant des heures, le fa dièse chanta l'hymne mystérieux des amants qui se retrouvent après une épreuve d'absence.
C'est alors que l'accident eut lieu : le verre se fêla. Comment cela s'était-il produit ? Le bec avait-il été trop exigeant ? Ou bien était-ce là une de ces fêlures inexplicables dont meurent nos cristaux dans les bahuts les mieux fermés ?
Quand Jip voulut entendre la chanson aimée, il n'obtint plus qu'une note fausse et chevrotante qui le fit sauter en arrière. Il recommença, s'énerva, frissonna à cette voix vieillotte, et soudain, pour l'a première et la dernière fois durant sa captivité, il lança un long « Piït » d'une désolation infinie.
Il ne retourna plus au buffet ; il avait compris que sa singulière amie était morte, que plus jamais elle ne chanterait pour lui.
Les choses que nous croyons inertes, auxquelles nous refusons obstinément une âme, dans notre orgueil d'hommes, sont-elles réellement en marge de la vie ? Jip le sauvage, nanti du patrimoine formidable de l'instinct millénaire de ses ancêtres, n'a-t-il pas mieux compris la vie et la mort que nous-mêmes ? Les bêtes qui trouvèrent un saint François d'Assise pour les aimer, ne sont-elles pas plus près de Dieu que nous ? Mais de Jip, les jours étaient désormais comptés. Il se blottit, un soir, dans le coin d'ombre et ne voulut plus en sortir. Son petit corps frissonna ; son bec, un moment pointé vers la lumière d'une fenêtre haute, s'abaissa, puis s'enfouit dans ses plumes.
M. Oysterman qui connaissait cette attitude suprême des petits princes des marécages, savait que le moment de l'adieu était proche.
On alla chercher une tulipe de cristal, émettant un son très proche du fa dièse évanoui ; un doigt ami le fit vibrer à l'écart, tandis qu'on présentait à l'oiseau mourant le verre que la fêlure assassina.
Le bec sombre sortit de la gaîne tiède des duvets, une lueur intense palpita dans les yeux noirs du pluvier... Ainsi, elle était revenue, la divine chanteuse amie... on allait pouvoir reprendre les douces séances... les nuits ne seraient plus si atrocement silencieuses entre deux vilains rêves.
Jip écouta longtemps la chanson perdue, en frissonnant toujours de plus en plus faiblement. Puis il devint très tranquille, une petite brume était venue en ses yeux.
Sa petite âme était partie vers le grand mystère, vers ce paradis qui, quelque part, de l'autre côté du gouffre final, doit ouvrir des portes d'or pour l'esprit des bêtes pourchassées, nos frères dans la peur; et, si Dieu est bon et juste— ce que je crois, — pour l'âme harmonieuse des fleurs en cristal.
John FLANDERS in La Revue Belge, 15 juillet 1929.
Celui qui l'a vue n'est point un menteur ni un halluciné, car il fume. L'opium dissipe les illusions de la terre et commande la sincérité. Moi, je ne fume pas, à cause d'un serment. Mais chaque nuit je veille dans une fumerie, et je m'endors sur les nattes lorsque l'aube blafarde entre par le soupirail et jaunit la lampe. Et la fumée noire qui s'alourdit alors autour de nous a fini par pénétrer mon cerveau d'un peu de lumière et d'un peu de franchise.
Je redirai donc ce qu'il m'a dit, sans y rien changer. Ce soir-là, nous gisions dans la fumerie comme toujours. Point seuls. L'opium aime les assemblées de fidèles. 11 y avait deux femmes sur les nattes. L'une, on ne peut pas écrire son nom, parce qu'elle est ce qu'on appelle une femme honnête ; c'est en secret qu'elle vient fumer avec nous, et son mari, qui voyage sur un paquebot, n'en sait rien. L'autre, nous l'appelons Joujou, parce qu'elle sert volontiers de jouet à beaucoup d'hommes. Dans la rue, certes, ces deux femmes se mépriseraient pour leurs vies différentes, mais devant l'opium niveleur, elles sont amies et dorment souvent les bras mêlés. — Sur les nattes, il y avait encore trois jeunes gens, venus pour flirter avec l'opium. Ceux-là fumaient peu et caressaient les femmes. Leurs corps entrelacés se voyaient mal à la lueur terne de la lampe. Ils n'écoutaient peut-être pas, et qui sait s'ils se souviennent ? Lui fumait, et je le regardais faire ses pipes, en aspirant les volutes noires qu'il rejetait par sa bouche.
Je ne vous ai pas dit quel il est. C'est que je ne sais pas son âge, ni sa taille : je l'ai toujours vu couché sur les nattes et la lampe éclaire peu. Cependant, sa barbe est d'argent, et ses yeux d'un métal vert. Nous l'appelons le Silencieux, car il ne parle qu'après la trentième pipe. Mais il dit alors des paroles extraordinaires. Il a vu tous les pays, et l'opium les lui a fait comprendre. Je crois qu'il est capitaine d'un navire de guerre; mais je n'en suis pas sûr : ce qui se passe hors de la fumerie m'indiffère.
Or, voici ce qu'il m'a dit, une nuit que longtemps nous avions parlé des visions et des fantômes.
— « Les plus sinistres ne sont pas ceux qui errent dans les cimetières, ou qui s'embusquent dans les maisons hantées pour étrangler les niais incrédules. De ceux-là, nous en avons tous vu, nous les fumeurs. Ils n'osent d'ailleurs rien contre nous, car ils savent bien que l'opium nous rend aussi fluides et immatériels qu'eux-mêmes, et que nous les flairons dans la nuit plus vite qu'ils ne nous flairent. Mais j'en ai vu d'autres, de ceux qui ne s'occupent pas des vivants, car leur besogne de fantômes est trop lourde et trop terrible.
...Dites, vous vous souvenez du Renard? Non ? Cela s'est passé il y a bien des années, au temps où sept pipes un peu grosses suffisaient à m'enivrer. Et
il m'en faut maintenant quarante. Le Renard, c'était un croiseur qui naufragea on ne sait comment; un navire mince et long-, dont la coque semblait posée à peine sur la mer et dont les trois mâts montaient très haut, comme pour fuir l'eau noire. Il est parti par un beau jour de calme, et plus jamais n'est revenu. A sa place, un cyclone arriva, qui ravagea la côte. Et ce cyclone n'était pas un cyclone pareil aux autres : il tournait de droite à gauche, alors que tous ses frères de l'Océan Indien tournent de gauche à droite, immuablement. J'avais toujours trouvé ça bizarre. Mais je n'y pensais guère. Seulement, un jour, dans une fumerie du Tonkin, un Hollandais m'affirma qu'il existait des tempêtes spéciales, des tempêtes vivantes; on les reconnaissait à ce qu'elles violaient toutes les lois naturelles, soufflaient du nord quand elles auraient dû souffler du sud, allaient à droite quand on les attendait à gauche, et n'en faisaient enfin qu'à leur tète. Ces tempêtes-là, m'expliqua-t-il, sont des manifestations d'esprits occultes mauvais. Ce sont les plus dangereuses pour les navires. — Et il me conta diverses choses là-dessus.
Moi, je l'écoutais, et je me pris à penser que le cyclone du Renard devait être une de ces tempêtes vivantes. Mais je ne m'en inquiétai pas autrement.
D'ailleurs, personne ne s'occupait plus du Renard. Les femmes des gens du bord avaient pris la robe noire et le voile de crêpe, et puis les avaient quittés.
Plusieurs s'étaient remariées, ce qui ne leur aura probablement rien valu. Enfin, des années s'étaient écoulées. Combien, je ne sais trop, car les pipes m'empêchent de sentir le temps passer. — Dites, baissez un peu la lampe, la flamme a brûlé cette pipée-ci... »
Il se tut pendant que j'arrangeai la mèche. Et nous entendîmes alors une douce plainte haletante qui montait des nattes. Une des femmes caressées entrait en amour. Mais je ne sus pas laquelle, parce qu'il avait repris de l'opium au bout de son aiguille, — et je préférai regarder l'opium jaunir et se gonfler au-dessus de la flamme.
Il reprit ses phrases scandées par les soupirs voluptueux comme par des accords de luth.
« Oui, tout le monde avait oublié le Renard et moi comme les autres. Nulle nouvelle jamais, depuis tant de temps ! Une seule preuve de sa perte,mais bien certaine: une planche brisée qu'un voilier avait rencontrée sur la mer, une planche du tableau d'arrière, sur laquelle on lisait encore RENA,... les deux autres lettres avaient été arrachées. Mais aucun doute n'était possible, et tous les marins avaient reconnu la planche et les lettres.
Or, je sollicitai un jour d'aller en Chine, car l'opium des pharmaciens d'ici ne vaut rien, et le besoin m'avait pris d'en fumer d'autre. Je partis sur un grand croiseur dont je n'aime pas dire le nom, car il m'y est arrivé malheur. Et dans l'Océan Indien, un cyclone nous rencontra.
A Aden,on nous avait prévenus. Le cyclone était signalé par le câble. Mais nous étions pressés, nous partîmes quand même. Le commandant me chargea de calculer la courbe du tourbillon. Vous savez que ces machines-là ne sont pas difficiles. Je fis mes observations, j'alignai mes chiffres et je lui remis mon papier le lendemain du départ, dans la soirée. Après quoi, je rentrai dans ma chambre, et, tout clos, je me mis à fumer.
D'abord, tout alla bien. Je fumai jusqu'à la nuit. La mer se faisait de plus en plus forte, mais sur ma natte, le roulis ne me gêne pas.
Mais quand la nuit tomba, je sentis tout de suite qu'il arrivait quelque chose d'anormal. Quoi je ne savais. Mais je flairai de l'inconnu, du surnaturel, et cela se rapprochait de nous. A ce moment l'opium me sembla changer de goût. J'eus cette pensée que la fumée aussi était impressionnée et inquiète comme moi. Cependant, je fumai encore, et la nuit devint très noire. II n'entra plus du tout de clarté par la lentille du hublot.
Je fumais toujours et la sensation se précisa. L'opium, tout décomposé qu'il fût par la chose qui approchait, éclaircissait quand même ma tête. Une à une des certitudes me vinrent. D'abord, celle d'un danger double; double, pourquoi? je n'en savais rien; mais double à coup sûr, deux périls également mortels, qui arriveraient droit sur nous, implacablement, et je sentis aussi qu'ils arrivaient en tournoyant. Dans mon esprit la liaison se fit alors : je songeai au cyclone. Mais en même temps, je sentis que le tournoiement allait de droite à gauche. A coup sûr, mes calculs alors seraient faux. Mais je ne m'attardais pas à cette pensée. Car d'ores et déjà je savais bien que mes calculs importaient peu et que nous n'avions pas affaire à un cyclone ordinaire.
Et soudain une chose horrible m'advint;la lampe s'éteignit net sans cause et l'obscurité m'emplit d'horreur. J'entendis les meubles gémir et les fibres de la natte se recroqueviller d'épouvante. Les hurlements du vent percèrent la muraille et vinrent jusqu'à moi. Et je compris très nettement que ce vent-là n'était pas un vent naturel, un simple déplacement d'air plus ou moins furieux ; mais bien une chose vivante qui savait et qui pensait, et qui alors était sans doute en train de se demander à elle-même si oui ou non elle allait mettre en pièces la coque de noix que nous étions.
J'étais ivre et mes jambes flageolaient. Je me levai quand même d'un bond. Et je montai sur le pont, en me cramponnant aux marches. Le roulis était si fort que mes mains me retenaient à peine.
Or, j'arrivai en haut de l'escalier quand le vent s'apaisa tout d'un coup comme à la voix du Christ. Sans doute étions-nous au centre du tourbillon ; vous savez qu'au centre, il fait toujours calme. Mais quand même, c'est l'endroit le plus dangereux, parce que autour, le vent tournoie plus vite qu'une fronde.
N'importe, dans ce calme factice, je pus me redresser et aller au plat-bord. Et c'est alors que je vis la vision :
Sur l'eau prodigieusement phosphorescente, qui ressemblait à un drap funèbre piqué d'une infinité de larmes d'or, un navire flottait à côté de nous. — Un navire mince et long, dont la coque semblait posée à peine sur la mer, et dont les trois mâts montaient très haut, comme pour fuir le monde des vivants. Ils tremblotaient, ces mâts, comme tremblotent des reflets sur l'eau, et leurs sommets n'étaient point nets, mais se perdaient dans le ciel comme des fumées. La coque, au contraire, se voyait extraordinairement précise, plus précise qu'une coque de fer et de bois. Et sur le pont, des hommes se détachaient, avec des faces blêmes et des dorures sur leurs habits qui scintillaient. Mais cependant, toutes ces choses étaient diaphanes, et à travers les planches et les hommes, je continuais de voir la mer et les phosphorescences.
Le vaisseau-fantôme nous dépassa, sans que j'en entendisse le bruit de sa machine. Il tournoyait lentement sur lui-même. Quand l'arrière passa près de moi, je vis le tableau : une planche manquait, arrachée, et deux lettres restaient seulement, les dernières : RD.
Il s'éloigna. Le vent se remit à souffler plus violent qu'auparavant et je ne vis plus rien. Évidemment, le centre du cyclone vivant entraînait dans l'infini, éternellement, le fantôme du vaisseau mort.
— Moi je redescendis et je me remis à fumer. Mais l'opium avait tourné comme du lait, et les pipes étaient toutes fades. C'est cela qui m'effraya le plus.
— Passez-moi l'éponge, mon fourneau est encrassé. »
Il se tut. Sur les nattes, les deux femmes gémissaient maintenant toutes deux sous les caresses et des souffles ardents se mêlaient. Mais moi, je regardai seulement la pipe qui redevenait brillante sous le frottement de la petite éponge imbibée d'eau.
Claude Farrère in Fumée d'opium, 1904
Illustration de Louis Morin
….........que d'autres que nous se proposaient de gagner le pôle en dirigeable. Dès que le bruit de ce projet commença à retentir dans la presse, Ceintras et moi, qui avions travaillé en silence et qui étions prêts, décidâmes de partir immédiatement. Au commencement de l'été polaire, nous débarquâmes au Spitzberg et, le 4 juin, les opérations de remontage et de gonflement étant terminées, nous nous élevâmes au-dessus de la Terre du Nord-Est. Le grondement du moteur sembla refouler autour de nous le silence épais des solitudes ; les hélices furent embrayées... Un frémissement, un léger bond en avant, et l'immense oiseau prit son essor vers la plus étrange exploration qu'eussent jamais tentée les hommes.
Vers la fin du deuxième jour, l'aéronef dépassa le point extrême atteint par Nansen et entra dans le mystère des régions vierges. Presque confortablement installés dans notre cabine que chauffait un appareil utilisant les gaz d'échappement, nous devisions avec une tranquillité d'esprit surprenante. Et, par les hublots, nous continuions à voir le paysage que les récits des explorateurs nous avaient rendu familier. C'était toujours le chaos des glaces et de neige évoquant l'image d'une mer que le froid eût figé au moment de sa plus prodigieuse fureur.
— Voilà ! dit Coinças avec un geste de dépit ; toujours la même chose, pour changer !... Dans quelques heures, nos appareils marqueront que nous passons au-dessus du pôle... Et puis... et puis, ce sera tout...
— Qui sait ? Essayai-je d'insinuer. La mer libre...
— Ah ! baste, la mer libre ! ricana-t-il D'ailleurs, la verrions-nous, on nous en a tant rabattu les oreilles que ce ne serait encore rien de bien neuf...
Mais, pouvions-nous prévoir alors le mystère et l'horreur inouïe qui nous attendaient.
A peine nous étions-nous tus qu'un spectacle imprévu frappa nos yeux : le ciel, en face de nous, s'illumina. Je crus d'abord à une aurore boréale ; mais, c'était moins une lueur magnétique et diffuse que le reflet d'une gigantesque flamme cachée qui eût vacillé par instant. Ce qui me surprit, ce fut surtout la coloration violette de cette source lumineuse ; le paysage qu'elle éclairait n'avait véritablement plus rien de terrestre. Cependant, le rideau de brumes se déchirait à l'horizon, et l'immobile soleil du pôle apparaissait, énorme et terne. Mais il était au milieu de cette clarté comme un ver-luisant sous l'éclat d'une lampe à arc ; ce n'était pas de lui que venait la lumière du jour étrange qui succédait à la pénombre où nous avions navigué jusque-là. Nous ouvrîmes les hublots pour mieux nous rendre compte... et nous nous regardâmes avec une stupéfaction émerveillée : l'affreux froid cinglant n'existait plus et la température était presque douce.
A cent pieds environ au-dessous de nous apparaissaient des rocs, des gazons, des végétations à mesure que nous nous avancions vers la chaleur et la lumière. Puis, nous entendîmes une sorte de cri poussé évidemment par un animal ; les yeux cloués au sol, nous n'y remarquâmes rien, sinon que les derniers vestiges de neige avaient curieusement l'air de se mouvoir... Mais nous attribuâmes ce fait bizarre à quelque phénomène d'optique ou à la surexcitation de nos sens. D'ailleurs, notre attention fut bientôt sollicitée par un nouveau phénomène. L'intensité de la surnaturelle lumière diminuait, et ce fut bientôt une sorte de crépuscule sillonné de radiations et de fluorescences. La peur nous prit, nous voulûmes fuir ; alors, regardant le tachymètre, nous constatâmes que nous n'avancions plus ; toute la vitesse fut donnée, le moteur ronfla éperdument mais l'aiguille indicatrice, après avoir une seconde oscillé faiblement, rétrograda vers O... On eût dit que nous étions entravés par d'invisibles et impalpables chaînes... En même temps, un inexplicable sommeil nous envahissait ; nous essayâmes de résister. En vain. J'entendis Ceintras me demander d'une voix exténuée : « Que faire ? » Je n’eus pas la force de répondre. Et nos esprits sombrèrent dans une profonde nuit.
Je me réveillai baigné de lumière violette. Il faisait jour... Je compris de suite que le ballon reposait sur le sol. Affolé, sans me soucier de Ceintras qui dormait encore, j'ouvris la porte de la cabine...Ah ! comment dire l'affreuse terreur qui m'étreignit ? Devant moi, c'était un grouillement d'êtres inconnus, gros à peu près comme des phoques, au corps cylindriques, entièrement dépourvus de membres, et recouverts de poils blancs, qui s'émurent et s'agitèrent au bruit de la porte. J'eus immédiatement l'intuition que ces monstres étaient doués de raison et d'intelligence ; d'ailleurs, j'avais eu le temps d'entrevoir ça et là, des constructions et des machines d'aspect inusité, qui devaient être leurs œuvres Après un mouvement de recul à ma vue, ils se rapprochèrent de moi en rampant, pareils à de grandes limaces qui eussent été agitées et rapides... Mais, au repos, pour mieux m'examiner, ils se soulevèrent sur la partie antérieure de leurs corps, et je vis alors, au-dessous de tentacules repliées en forme de capuchon, des faces grotesquement, odieusement humaines. Ils fixaient sur moi leurs yeux rosâtres et semblaient se communiquer leurs impressions par un susurrement très léger.
Je regardait le ballon. Il était intact et nullement dégonflé ; mais, ayant vainement fait écouler toute l'eau qui nous servait de lest, je me rendis compte qu'il reposait sur une longue pierre rectangulaire et brune, due évidemment à l'industrie du peuple polaire, et qui constituait une sorte d'aimant infiniment puissant ; la poutre armée y adhérait aussi irrésistiblement que si on l'y eût soudée. Et je compris ce qui avait entravé la veille le vol de notre ballon ; utilisant, par des procédés qui m'échappaient, une énorme force magnétique, les monstres l'avaient attiré à eux, sans doute pour nous observer de plus près.
Je suis là, dans leur pays, parmi eux, depuis, quelques heures, seul, ou comme seul, puisque Ceintras ne s'est réveillé que pour devenir fou et tuer dans un accès de terreur démente trois des monstres qui s'étaient avancés pour l'examiner à son tour. De ce fait, j'ai perdu mon dernier espoir, qui était de lier commerce à la longue, avec le peuple polaire et de me faire entendre de lui. Après, la fatale imprudence de Ceintras, les monstres se sont enfuis avec de longs susurrements plaintifs et ont disparu dans des trous sur lesquels se sont ouvertes, puis refermées des trappes de fer ; j'ai eu le temps d'apercevoir dans un lointain lumineux, comme une grande ville souterraine, d'entendre le grondement de leurs machines... Prodigieuses m'apparaissent dès à présent leur intelligence et leur puissance ; ainsi, j'ai la certitude que ce sont eux qui produisent artificiellement, pour qu'une vie civilisée et sociale soit possible en ces latitudes, ce jour et cette nuit qui nous surprirent tant... La nuit va revenir bientôt, avec le froid et le sommeil magnétique. Nous réveillerons-nous jamais ?
Nul doute que les monstres ne soient en train décréter notre mort. Ils immoleront naturellement aussi les êtres de mon espèce qui, par la suite, s'aventureront en leur domaine... Avec un affreux serrement de cœur, je pense que des hommes s'apprêtent à renouveler notre expérience. Le temps me presse. Je vais enfermer ce papier dans un vieux bidon d'essence et le jeter dans un fleuve qui coule près d'ici ; la banquise sans doute est au bout de ce fleuve ; j'espère que la lente dérivation des glaces ramènera ce document vers la patrie humaine. Puisse Dieu guider mon message et qu'il arrive à temps ! ....................
Charles Derennes in L'Auto, 27 mai 1906
]]>Paul Bourget, Outre-Mer (Notes sur l'Amérique), 1895
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