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A Cécile Denoël.

La forêt poussait entre deux puits de charbon. Chaque Dimanche elle était pleine de mineurs. Contre un buisson j'écoutais les vipères qui partent avec un bruit humide entre les boîtes à sardines, je fourrais le doigt dans le tube des digitales, je secouais les fougères pour les nettoyer de leur croûte de poussière et, de temps en temps, je levais la tête pour regarder les deux femmes, car il y avait là ma mère et aussi ma grand'mère, celle qui a fait ma mère. Celle-là était toute démangée de scrupules et elle n'en finissait pas de piquer ma mère à coups de petits conseils. De temps en temps, elles avaient peur, car il y avait des têtes de polonais dans les feuilles, et là, au pays des mines, toutes les femmes ont peur des polonais.
Elles sont restées quelques temps à prendre peur, puis ma grand'mère a tiré ma mère par la main et nous sommes partis par le chemin qui traverse le bois. Le chemin sortait du bois, longeait un canal plein de péniches, coupait un champ de betteraves, puis montait au milieu d'un tas de maisons. Je suivais derrière, prenant soin d'observer tout ce qui se passait. Je voyais l'intérieur des maisons qui s'ouvraient au soleil : certains sont aussi discrets que des intestins de lézards, d'autres ont la chaleur des tripes de la vache ; mais il y en avait que je ne pouvais presque pas regarder, car ils étaient froids comme des entrailles de poissons, et, dans cette froideur, se dressait un homme à la face couturée et dont on avait peur.
Nous sommes descendus sur une place où deux militaires se battaient avec un bruit de lessive. On voyait de temps en temps deux femmes collées ensemble qui levaient la jambe en même temps et des enfants comme moi, qui suçaient des glaces, avec leur doigt dans le nez. Ma grand'mère a empêché ma mère de regarder les hommes se battre et nous a entraînés sur la pente d'un tas de cailloux, mais moi, j'ai tout juste eu le temps de voir un morceau de coton qui allait tomber de l'oreille de quelqu'un, et j'aurais bien voulu l'y refourrer avec mon doigt.
Arrivés non sans peine au sommet du tas de cailloux, nous nous sommes assis à la terrasse d'un café. Je ne quittais pas des yeux un couple consommant à la table voisine. Ces deux-là se tenaient accrochés par une main ; ils se regardaient le nez et parfois montraient les dents. La femme, par tous les trous des dentelles de son corsage, fumait comme une soupière. Et l'homme avec son autre main enfonçait une saucisse entière sous sa moustache.
Ma grand'mère continuait à parler comme elle avait fait depuis le commencement. Et ma mère se cachait les yeux avec sa main ; elle dormait depuis longtemps.

Luc Dietrich.

Luc Dietrich, né à Dijon le 17 mars 1913 de famille alsacienne et bourguignonne, a publié son premier livre, Le Bonheur des tristes, chez Denoël et Steele en 1935. En novembre 1936 doit paraître, chez le même éditeur, Terre, texte et photographies de l'auteur, sur la vie des champs, plantes et bêtes.

In Le Point : revue artistique et littéraire, octobre 1936.