Est-ce pour avoir lu l'Etrange histoire de Benjamin Button (1) que j'ai pensé au mythe d'Orphée ?
La nouvelle de Fitzgerald, je précise n'avoir pas vu le film, n'a cependant pas grand chose à voir avec le récit fait par Virgile mise à part l'idée d'une remontée à rebrousse-temps et c'est d'ailleurs peut-être pour cela qu'elle m'y fit songer.

Comme chacun a fini par le savoir, l'histoire de Benjamin Button est celle d'un homme qui fut successivement un enfant, un écolier, un homme d'affaires, un mari, un père, un officier durant la guerre américano-espagnole et pour finir un charmant petit grand-père, mais le tout dans un ordre contraire à cette énumération. Benjamin Button nait déjà âgé de 70 ans et mourra bébé. Il semblerait que Fitzgerald se soit inspiré d'une remarque de Mark Twain qui disait qu'il était vraiment dommage que la meilleure partie de la vie se situe au début de celle ci et que la pire soit à la fin. Fitzgerald retourne le propos de Twain et fait de son héros un personnage heureux, l'un des rares dans son œuvre, qui échappe à cette langueur infinie qui nous gagne tous un jour et nous accompagne jusqu'à la fin de notre existence.
Le texte est toutefois raté en ce que Fitzgerald, qui n'est pas un auteur fantastique, ne tire pas toutes les conséquences logiques de son postulat de départ. Il bute avec constance sur le problème central qui est celui de la mémoire. Ou son héros naît à 70 ans sans mémoire, sa vie faite d'apprentissages et de souvenirs est semblable à celle de tout le monde, au détail physique près que son corps rajeunit et le sujet traité est celui de la différence, d'une sorte de monstruosité. Ou bien B. Button naît avec les acquis de son âge, et alors chaque jour qui passe plonge un peu plus dans l'oubli le précédent (2), le processus s'accélérant au fur et à mesure que l'on se rapproche de l'origine.
Fitzgerald ne choisit pas vraiment entre ces deux options. A peine né, Benjamin connaît son nom de famille, son identité est constituée, peu de temps après il lit l'Encyclopédia Britannica, puis assez rapidement dans les dernières pages, les plus belles, alors qu'il est un nourrisson, il finit par perdre tous ses souvenirs - Puis il ne se souvint plus de rien. Il pleurait quand il avait faim, c'est tout. Jour et nuit il respirait, et il percevait, au dessus de lui, de vagues murmures et marmonnements, des odeurs indéfinissables, et simplement l'ombre et la lumière. Puis tout devint noir...
Pour échapper à cette langueur infinie il faut savoir oublier.

Orphée ne peut oublier son Eurydice mordue par un fatal serpent. Il ira la chercher aux Enfers. Il charme les monstres et les dieux infernaux. Hadès consent à lui rendre Eurydice à la condition qu’Orphée remonte au jour, suivi de sa femme sans se retourner. Orphée accepte mais presque revenu à la lumière du jour, Il se retourne et perd sa bien aimée pour toujours. Si Orphée se retourne, c'est que saisi par l'hubris, il oublie que la vérité d’un moment ne se révèle pas dans le présent mais à postériori, que les fruits du souvenir sont souvent plus beaux que ceux trop verts du moment présent.
Pour aimer il faut se souvenir.

Oublier ou se souvenir, nous restons prisonnier du temps.

(1) La traduction utilisée est celle de Dominique Lescanne.
(2) Les amateurs se reporteront à Le récit du lettré au chapitre 4 d'Hypérion de Dan Simmons où ce thème est traité de belle manière.