Petite femme-serpent, me voici bien embarrassée pour parler de vous. C'est très séduisant d'être à la fois Eve et le serpent et ça doit être très difficile, mais vous semblez assez ingénue pour ne pas vous en douter.
Voilà comment j'ai eu la chance de vous rencontrer, car ce n'est pas très courant de rencontrer une femme-serpent par le monde et j'en cherchais une. Je me promenais donc mélancoliquement à travers la fête, car rien ne me rend plus mélancolique que les manèges et les boutiques de tir ou de nougats.
C'est ainsi. Devant la « Révélation du destin par télégramme, selon le mois de votre naissance », je me sentis tout à fait désespérée et je mis une pièce de cinquante centimes pour « obtenir une réponse immédiate à ma pensée », comme l'indiquaient les inscriptions de la devanture. J'espérais recevoir immédiatement l'adresse d'une femme-serpent, mais on me répondit que je pensais à un jeune homme et qu'il était brun.

J'étais de plus en plus découragée et renonçais à consulter Mme Rachel ou Mme Thérèse sur le même sujet, quand j'arrivai par hasard devant le grand cirque Fanni. Il y avait des clowns et de belles demoiselles en chapeaux bleus qui faisaient la parade. Je montai l'escalier.
- Madame Fanni, dis-je à la dame derrière le comptoir, est-ce que vous me reconnaissez, ou probablement vous ne me reconnaissez pas.
- Pas possible, dit-elle. C'est Paulette qui va être contente !
Je cherchais des yeux Paulette, la grande fille, la fille du cirque, l'écuyère, ma camarade d'école d'autrefois ; quel prestige elle avait à mes yeux ! Je la cherchais parmi les jeunes filles en chapeaux bleus et je ne la retrouvais pas.
Alors elle vint vers moi et je ne la reconnaissais toujours pas. Vingt ans peut-être que nous ne nous sommes vues. Mettons, dix-huit. Entre dix ans et vingt-huit ans, le temps.
- Je ne monte plus, je suis devenue trop lourde. J'ai eu un gosse, tu le verras tout à l'heure sur la piste. Adieu, les chevaux, ça m'a fait peine. Et toi...
- Je cherche une femme-serpent, lui dis-je. Est-ce que tu peux m'aider à la trouver ?
- Tu tombes bien. Va dans le cirque. Et je lui dirai après son numéro de venir parler avec toi.

Sous la tente, venaient le bruit de parade et le chant des manèges. (Ah l je ne peux plus entendre un air espagnol !) Sous la tente, des chevaux tournaient et saluaient, et les clowns se poursuivaient, et les équilibristes montaient et descendaient le long des cordes. De temps en temps, Paulette venait me retrouver et elle me parlait de son fils qui, à huit ans, fait travailler son cheval et qui est, à l'école, insupportable.
- Tu sais, les enfants de forains, ça n'est pas commode. Tu te souviens quand nous étions en classe et que je te tirais tes nattes.

Alors la femme-serpent est entrée. Elle marchait sur ses jambes, deux jambes blanches et minces. Mais tout à coup; elle s'est mise à marcher sur la tête, à glisser son corps tout doucement, par-dessus sa tête, d'avant en arrière, d'arrière en avant, si bien qu'on trouvait cela tout naturel. Elle n'avait plus ni fémurs, ni tibias, ni vertèbres. Elle n'était plus qu'une matière blanche merveilleusement plastique et dominée, une matière blanche et fluide qui coulait doucement sous les lumières, se défaisait, s'enroulait, se repliait, se renouait, se retrouvait, et tout à coup sur ses pieds, ses pieds d'albâtre dur récréés, redevenait une jeune fille comme les autres avec de grands yeux charmants.
Dans cette sorte de couloir que forment les toiles qui limitent la piste et celles du dehors, la jeune fille s'est enroulée dans un vieux peignoir. Un peu de sueur perle sur son nez.

- Qu'est-ce que vous voulez savoir ?
Qu'est-ce que je veux savoir ? Ce qu'il y a d'excellent en elle, elle l'a montré tout à l'heure dans la perfection de ses mouvements, où l'adresse devient une authentique vertu.
- Et pourtant, non, ça n'est pas parfait, encore parfait. Il faut faire toujours plus. Quelquefois, on en a mal au dos, au cou, aux épaules. J'ai commencé si jeune que je n'ai pas eu de débuts. Mes parents sont acrobates. Mes frères, mes sœurs sont acrobates. J'ai toujours vécu parmi eux et je ne voudrais pas faire d'autre métier que celui-là. Qu'est-ce que vous voulez savoir encore ?

Comme c'est bête de s'imaginer toujours des choses extraordinaires, comme si la vie était une chose extraordinaire. C'est une chose merveilleuse tout au plus.
- Me marier, avec un homme de mon métier. Continuer.
Et puis, elle dira dans dix ans comme l'écuyère du cirque: « Tu vois, je me suis alourdie. J'ai eu un gosse. Ce sont des métiers où l'on vieillit jeune. »
- Excusez-moi, dit-elle. Il faut que je rentre. La roulotte, c'est à la porte de la Villette. C'est loin et j'ai peur de rentrer seule quand il se fait tard...
- Comment vous appelez-vous, lui demandai-je ?
- Ça n'a pas d'importance, me répond-elle. Dites : une femme-serpent.
- Tu l'a vue, Rozma, me dit Paulette ? Qu'est-ce qu'elle t'a dit ?
- Tout ce que je voulais savoir, lui répondis-je Ce que nous nous serions raconté, toi et moi, il y a dix ans, si nous nous étions rencontrées. L'espoir

Edith Thomas in Ce soir, 16 janvier 1938.