Lucien Aigné, Clochards sur les quais de Seine, vers 1930

Chamine fut un pseudonyme principalement utilisé par Geneviève Dunais, journaliste à "L' Intransigeant" au début des années 30. Alexandre Vialatte signa, fin 1932, sous le même nom et dans le même journal une série d’articles sur les Chinois de Paris.

« Je passais au bord de la Seine, un livre ancien sous le bras... », lorsque mes yeux qui suivaient le cours du fleuve furent attirés, de l’autre côté, par un objet cocasse qui n’avait pas le terne aspect des passants ordinaires. J’arrivai à détacher mon regard de l’eau et je vis sautiller gauchement, entre les flaques du quai une sorte d’oiseau rose et vert qui portait sur son dos un nid sous forme d’une hotte pleine de choses étonnantes.
L’oiseau était une petite vieille qui devait être bossue - la hotte cachait sa disgrâce – et qui tentait de marcher, perchée sur des souliers bleu et or, à talons hauts, dont elle descendait à chaque pas. Un caraco de dentelle serrait ses épaules pointues. Sa jupe de soie noire avait une traîne qu’elle tenait sur le bras qui retenait la hotte. De l’autre, une suite de paquets ficelés de cordes l’équilibrait, et sur son épaule, en bandoulière comme un fusil, elle tenait une ombrelle ornée de rideaux de guipure. Une capeline de paille, étonnamment claire et propre, était posée sur ses cheveux blonds, manifestement oxygénés, et son visage était fardé comme celui d’une actrice.
Il y avait entre ces vêtements de pauvresse et cette tête de poupée de coiffeur une telle antithèse que l’œil cherchait d’autres détails pour classer la vieille dame d’un côté ou de l’autre et qu’on se demandait si les bas blancs étaient dus au goût du luxe ou à l’incurie et si le chapeau était un débris ou une composition savante. La vieille marchait difficilement. On ne savait si c’était le poids de la hotte ou la gêne de son accoutrement qui lui faisait baisser la tête.
Je remarquai bientôt que les yeux de la vieille dame étaient attirés par les couleurs claires de la rue. Elle traversa le quai pour aller ramasser dans le ruisseau un papier bleu qu’elle mit dans sa hotte. Elle monta jusqu’au rebord pour toucher, dans la boite d’un bouquiniste, une couverture de livre rouge. Pourtant, ces étalages fanés ne lui plaisaient pas et elle redescendit. Un enfant tenant un ballon rouge passa. « Mon Dieu, pensai-je ! Elle va fourrer le tout dans sa hotte et le pauvre gosse va croire à Croquemitaine». Mais elle se tint tranquille et alla, au fond d’un couloir lépreux, ramasser un morceau de laine rose qu’elle y avait aperçu. Elle découvrit encore une perle de bois colorié entre les dalles, et s’arrêta encore longtemps sous une fenêtre où une couturière avait dû secouer son tablier, car des petits morceaux d’étoffe parsemaient le trottoir. Elle ne prenait d’ailleurs que ceux dont la couleur était éclatante et ne semblait pas voir les autres.
Je m’approchai et lui offris un échantillon. de soie cerise, que j’avais par hasard dans mon sac. Elle s'en empara et sourit, en confidence. Elle crut que j’avais le même souci que le sien et entrouvrit les trésors de ses paquets.
N’avez-vous pas remarqué comme Paris est terne et gris ? Je pense que cette vieille femme en est cause. Dans ses paquets il y avait de quoi remettre de la couleur dans toutes les rues. Elle me fit admirer des gammes de vert, dont je n’avais vu les pareilles qu’à la Manufacture des Gobelins, et des races de rose qui eussent formé une lessive d’Espagne. Elle ne mettait aucun souci dans la matière. Le papier, le tissus, le verre, la poterie et le bois peint étaient mêlés. Il n’y avait ni du blanc, ni de l’or ; elle ne semblait pas les considérer comme des couleurs, mais comme des qualités de lumière. Les peintres primitifs eux aussi pensaient cela.
Puis elle empaqueta ses trésors et le soleil peina à rendre la gaîté à la rue ternie.

Ce fut un autre jour que, dans le même lieu, je rencontrai cet homme de cinquante ans, vêtu d’un complet quadrillé, culotte courte de golf, souliers jaunes fatigués, et chapeau de bois. Le chapeau de bois est la coiffure ordinaire des dockers de Londres. Le souci, de celui-ci de se vêtir de tout ce qui était considéré comme anglais il y a trente ans éclairait assez sa manie. J’avais rencontré, sur les bords de la Tamise, des gens semblables à celui-ci, à cette différence près qu’il aurait fallu en compter plusieurs pour obtenir cet accoutrement au complet. Celui qui avait un chapeau de bois portait le tablier de cuir de son métier, et celui qui avait un complet quadrillé fumait le cigare et portait la casquette. Celui-ci avait le chapeau de bois, le cigare, le complet quadrillé. Il était trop complet pour être véritable et l'exagération le trahissait.
Je tentai pourtant : « Good morning, Sir, Good weather to day », ce qui est juste ce que je sais de la langue d’Albion. Lui en savait un peu moins encore : « Je suis un chômeur anglais, dit- il enfin, mais en français, et il émaillait ses discours de « Dam !» le juron anglais, qui, prononcé par lui, faisait « Dame », avec l'accent normand.
« Ah! quand je travaillais aux docks de «Pool», dit-il, j’en ai vu des choses et des marins qui rapportaient des graines d’ananas dans leurs ongles et les repiquaient dans la terre anglaise où ils ne devenaient jamais plus grands qu’un pied de thym. Et des cailloux qu’ils cassaient sous leur soulier et l’or en sautait comme du feu. Et des chiens de Pékin qu’ils sortaient de leur poitrail et qui ne tenaient pas debout sur leurs pattes tant ils grelottaient. Et des perroquets blancs salis par l'air jaune du port et les caresses des marins. Moi, Dam, ma journée finie, lorsque j’avais porté sur mon dos tout le butin du voyage, je me promenais dans le brouillard doux...
« Et puis, la guerre a définitivement changé tout ça. Repartir en Angleterre... Cela me semble si loin, si loin. Il me faudrait non seulement traverser la mer, mais remonter la vie. Et que quelqu'un que je connais m’attende encore auprès du réverbère le plus proche de la cloche du port... »
Où a-t-il lu tout cela ? pensai-je. Et quelle vieille image se poursuit en lui ?
« Voilà son portrait », me dit le docker. Et je vis une image imprimée, découpée certainement dans un livre et qui représentait une pâle jeune fille de l’époque vctorienne. Au dessous était encore la légende : « She was à wise and fair girl » - La cousine était belle et sage. »
Le mystère resta entier.

Cette belle dame n’est pas du quartier Notre-Dame. Elle vient s’y promener, par fantaisie d’aristocrate, dans une voiture de place, à cheval, qu’elle fait stopper pour sa promenade à pied. Elle est d’une correction parfaite et on ne la remarque que parce qu’elle semble échappée tout entière de l'année 1900 : grand manteau de soie marron avec garniture de ruchés gorge de pigeon au bas, au col et aux manches. Petite étole agrémentée de têtes et de pattes. Manchon de castor. Gants de fil. Souliers plats vernis, bas de fil gris. Chapeau magnifique, de forme tarte, garni d’un nid de tulle, d’une perruche, d’un raisin, d’une fleur jaune, d’un motif de corne peinte et sculptée. Chichis roux autour du visage.
Elle semble jeune, suffisamment pour ne pas s’être attardée sur une beauté de jeunesse correspondante à l’Exposition Universelle : 40, 45 ans, peut-être. Et sa grande voilette blanche, sa voilette adultère, comme on disait en ces temps dissolus, ne cache pas des traits réguliers, des yeux prudes, car toutes les femmes se croyaient « proie convoitée » en ces temps d’audacieux rondels. Les hommes de cinquante ans ont en l’apercevant un. tressaillement heureux, c’est une jeunesse qu’ils croisent, encore belle, encore effarouchée. Et cette femme attardée à la mode de son adolescence rappelle pour eux des souvenirs de sœurs pareilles qui moururent, qui aimèrent, qui se perdirent dans le courant irrésistible.
Mais celle-là qui portait un destin si étrange, je n’osai pas lui demander lequel.

Et je laissai ces égarés sur les routes du voyage, du passé, de l’irréel, je les laissai à leurs grands buts vagues placés au-delà des bornes de sécurité, et délicieusement, je rentrai vers la ville.
Chamine in L’Intransigeant du 6 septembre 1931