En ce début des années 20, René Crevel mène une existence de dandy. Il fréquente le couple Delaunay chez qui il fera la connaissance de Blaise Cendrars.
En janvier 1925, dans le cadre de sa collaboration avec "Les Nouvelles Littéraires", il rend compte de "Feuilles de route" que vient de publier Cendrars.

Je viens de faire un voyage
Dans un pays magnifique,

chantait, le printemps dernier, un voyageur encore drapé dans la pèlerine à carreaux qui habillait, au début du XXème siècle, comme en témoigne telle vignette du petit Larousse, ceux qu'avaient tentés les paquebots, les océans, les villes lointaines. Le voyageur dont il est question apportait des îles un oiseau qu'une chanson créole endormait. La femme d'un colonel, qui avait égaré le plumet de son mari chez un lieutenant, mettait l'oiseau, charmé, sur le képi conjugal. Bien entendu, c'était le 14 juillet et les troupes passaient, musique en tête. Réveillé en sursaut par le fracas des cuivres, l'oiseau s'envolait avec le couvre-chef de l'officier. De cette histoire, Henri Sauguet avait fait la plus spirituelle des opérettes : Le Plumet du Colonel.
Or, Blaise Cendrars, qui aime les raglans, les belles casquettes, le soleil, les nègres et les négresses, l'alcool, les femmes, la peinture brésilienne, les spectacles jamais vus (autant de raisons de parcourir le monde dans tous les sens), Blaise Cendrars vient, lui aussi, de faire un voyage dans un pays magnifique. Il ne nous rapporte point, il est vrai, un oiseau des îles; au reste, qu'en eussions-nous pu faire ? Le dernier paon de France, sans doute bientôt, mourra désespéré d'avoir dû couper la plus anachronique des traines, et les colibris exilés dans nos frimas cacheront leurs ailes sous de minuscules imperméables que le colonel d'Henri Sauguet eût qualifiés d'idoines.

Et puis les paquebots, les océans, les villes lointaines sont devenus les pièces d'un arsenal littéraire qui, du point de vue humain, ne semble valoir guère plus ou mieux que la mythologie dont se trouvaient saupoudrés, en d'autres siècles, tous les voyages des jeunes Anacharsis. C'est pourquoi le petit livre que Blaise Cendrars nous offre en cadeau de retour, malgré l'apparente simplicité de son titre, Feuilles de route, pouvait susciter bien des craintes. L'attitude rimbaldienne d'abord, dont Paul Eluard, ici même, remarquait, le mois dernier, qu'à force d'être répétée, elle était tombée dans le domaine public; le souvenir aussi de cet enfant prodigue dont l'exemple a jeté un si grand nombre de Madame Bovary mâles et femelles dans des aventures par trop factices. Et puis l'amour de Mallarmé pour les steamers et surtout le vers: Fuir là-bas, fuir...

Or, voici que Blaise Cendrars se joue de nos appréhensions. Pour lui, le départ a conservé la saveur d'un goût premier. Il aime les voyages comme il aime les femmes, l'alcool certains soirs. J'entends qu'il n'a point de raisons à nous donner et que sa joie est aussi dédaigneuse de l'expression artistique ou littéraire que celle de l'enfant, par exemple, qui, pour la première fois, va au bord de la mer. Ses poèmes sont donc les plus consciencieuses et les plus touchantes aussi des narrations. Il ne craint pas de définir et nous nous rappelons alors que certains poètes, à toutes les pages de prose on de vers, ont préféré les dictionnaires. Exemple: Qu'est-ce qu'un charognard ?
Cendrars répond ainsi:

LES CHAROGNARDS
Le village nègre est moins moche et moins sale que la zone de Saint-Ouen.
Les charognards qui le survolent plongent parfois et le nettoient.

La nuit, Blaise Cendrars, poète du monde entier, regarde le ciel, découvre les étoiles, les aime toutes et surtout Orion, qui a la forme d'une main.

Le jour, ses yeux ne perdront rien de l'océan, des poissons, des villes, des hommes, mais ses confidences à propos du paysage ne sauraient induire à parler de la littérature descriptive dans le premier quart du XXème siècle, ou de quelque, autre généralité qui fait aussi bien dans une petite étude critique qu'une pendule au beau milieu d'une cheminée. Blaise Cendrars serait un mauvais prétexte, puisque son petit livre, s'il n'est que descriptions, a le mérite de se refuser à toute littérature. Il n'a point couru le monde pour former sa jeunesse, mais divertir ses yeux. Une telle sensualité ne peut d'ailleurs manquer de choquer un peu en un temps ou rien ne se crée plus par le plaisir ou pour le plaisir. Cendrars demande le sien à quelques villes, aux lignes dont l'une fait le tour de la terre et se nomme équateur, à des taches, au soleil et à sa peau qui sait en profiter. Il ne court pas après les mots, encore moins après les idées. Mais je crois qu'il vit ou du moins (ce qui, d'ailleurs, en vérité, revient au même) qu'il a la sensation de vivre. Le plus paradoxal, d'ailleurs, est que cette sensation de vivre pourrait s'appeler bonheur. Il se moque des mouvements littéraires, « dont, dit-il, le plus important n'a même point réussi à bousculer un peu la terre, comme fait la moindre secousse sismique ».

Il déteste Montparnasse, ne s'intéresse point à la peinture, sauf à la peinture brésilienne dont il fera une exposition en avril, connaît les vieux remèdes, tels que la fameuse huile de Harlem, grâce à quoi, au temps de la grippe espagnole, il sauva 72 de ses amis. 74 avaient été atteints. Deux seulement moururent, dont Apollinaire, qui écrivit une chronique, pour le Mercure, sur cette huile, mais ne put se décider à en boire, ce qui prouve, note Cendrars, qu'il était un curieux et non un amoureux.
Les projets de Blaise Cendrars ? Il prépare une préface pour Les Chants de Maldoror, du comte de Lautréamont, et surtout d'autres voyages, dont un dans cette Afrique centrale où André Gide, au printemps, ira quérir de nouveaux prétextes.
René CREVEL in Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques, 17 janvier 1925.