L'Horizon - Patrick Modiano.

Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais trouvé.
Pascal.


Un homme se souvient (Depuis quelque temps, Bosmans pensait à certains épisodes de sa jeunesse, des épisodes sans suite, coupés net, des visages sans noms, des rencontres fugitives. Tout cela appartenait à un passé lointain, mais comme ces courtes séquences n’étaient pas liées au reste de sa vie, elles demeuraient en suspens, dans un présent éternel.). Est-il journaliste, écrivain, ghostwriter comme le narrateur du précédent roman de Modiano, nous ne le saurons jamais vraiment. S'il se souvient c'est parce qu'il s'est toujours senti comme exil dans un monde, un monde où les cloches ne renvoient qu'à elles-mêmes (Le silence autour d'eux. Bosmans entendait sonner la cloche d'une église.), en exil dans son propre corps (Il s'asseyait toujours en bordure des chaises ou des fauteuils, sur une seule fesse, comme s'il ne sentait pas vraiment à sa place et qu'il s'apprêtait à fuir (...) Il avait l'air souvent de s'excuser. De quoi au juste ? De vivre ? )
Il se souvient de visages inconnues, de silhouettes croisées et recroisées au hasard des rues (Il y en avait des dizaines et des dizaines de fantômes de cette sorte.). Se souvenir de ces visages, de ces silhouettes, les extirper (Le plus souvent, c'était une rue, une station de métro, un café qui les aidaient à ressurgir du passé.) de ce qu'il appelle la matière sombre (Comme en astronomie, cette matière sombre était plus vaste que la partie visible de votre vie. Elle était infinie. Et il répertoriait dans son carnet quelques faibles scintillements au fond de cette obscurité. Si faibles, ces scintillements, qu'il fermait les yeux et se concentrait, à la recherche d'un détail évocateur...), telle est la tache à laquelle il s'assigne, répertoriant dates, noms et lieux dans son carnet de moleskine noire. Juste des annotations parce que à trop vouloir on risque de tout perdre (Il ne fallait pas trop se concentrer là-dessus de crainte que le scintillement ne s'éteigne pour de bon) ou pour reprendre les mots de Plotin : Il faut cesser de regarder; il faut, fermant les yeux, échanger cette manière de voir pour une autre et réveiller cette faculté que tout le monde possède, mais dont peu font usage. (I 6, 8, 24.)
Il se souvient de sa rencontre avec Margaret Le Coz, rencontre fortuite dans le Paris des années soixante (Bosmans avait lu quelque part qu'une première rencontre entre deux personnes est comme une blessure légère que chacun ressent et qui le réveille de sa solitude et de sa torpeur.). De l'amour qu'il lui porta. Souvenirs des soirs où il se retrouvait là avec elle (...) ou ils avaient la certitude qu'ils étaient hors du temps et à l'écart de tout... Souvenirs de celle qui avançait dans la vie par bonds désordonnées, par ruptures, et à chaque fois repartait à zéro. Souvenir de cet instant où elle, celle qui toujours fuyait d'éventuelles menaces (Elle se demandait si toute sa vie cette silhouette noire lui cacherait l'horizon.) lui fit pour la première fois éprouver le sens du mot avenir (Pour la première fois, il avait dans la tête le mot : avenir, et un autre mot : l'horizon. Ces soirs-là, les rues désertes et silencieuses du quartier étaient des lignes de fuite, qui débouchaient toutes sur l'avenir et L'HORIZON.). Souvenir de ces instants où l'avenir se repliait sur le présent ( Nous étions, sans bien nous rendre compte de notre chance, dans un présent éternel.).
Mais il se souvient aussi de la disparition de Margaret et un vertige le prenait à la pensée de ce qui aurait pu être et qui n'avais pas été. Comment alors revivre ce qui n'est plus, résorber la douleur du temps ? (On se dit que le temps n'a peut-être pas achevé son travail de destruction et qu'il y aura encore des rendez-vous.).
Il y a dans ce roman de Modiano une conception toute particulière du temps dont j'ai retrouvé comme la trace dans l'une des cinq conférences mexicaines de Clément Rosset où il évoque Schelling. A là conception classique du temps (Et puis le temps passe et ce futur devient du passé.) s'ajoute un autre niveau de temporalité celui d'un temps où (je cite Rosset) il existerait un passé d'avant le passé et un futur d'après le futur : passé antérieur (à notre passé) et futur ultérieur (à notre futur).
Selon Modiano, il existerait des temps parallèles (ils sont souvent côte à côte, mais chacun dans un corridor du temps différents.) qui finissent par se rejoindre non pas à l'infini mais dans l'expérience amoureuse qui est alors abolition du temps (Il avait la certitude, à ces instants-là qu'il suffisait de rester immobile sur le trottoir et l'on franchissait doucement un mur invisible. Et pourtant, on était toujours à la même place. La rue serait encore plus silencieuse et plus ensoleillée. Ce qui avait lieu une fois se répétait à l'infini.). Ou comme le dit Rosset dans sa définition de l'éternel retour : intuition d'un monde d'avant le monde où rien n'avait encore commencé mais où tout était déjà joué, - et peut-être aussi d'un monde où rien ne se passe plus, tous les coups possibles ayant déjà été joués.
Ce qu'apprend Bosmans de l'expérience amoureuse, c'est que malgré sa fugacité puisqu'elle est aussi située dans le temps de l'avant et de l'après, ce qu'il en apprend c'est ce que la présence n'est justement pas le souvenir (l'âme bonne est oublieuse - Plotin) puisque ce dernier implique de facto une distance temporelle et par la-même un dédoublement de la conscience.
Ce qu'il tentera en partant à la recherche de Margaret à Berlin, ville ou le temps s'est fait histoire, après être passé par l'étape initiatique du souvenir, c'est de retrouver non pas le temps perdu (jamais Modiano n'a été aussi loin de la nostalgie) mais l'unité perdue (Mais il éprouvait pour une fois un sentiment de sérénité, avec la certitude d'être revenu à l'endroit exact d'où il était parti un jour, à la même place, à la même heure et à la même saison, comme deux aiguilles se rejoignent sur le cadran quand il est midi.).
De cette rencontre nous ne saurons rien, puisque les mots ne sont que des prismes qui diffractent la lumière venue de l'horizon que jamais ils n'atteindront.
Admirable.

On n'a, à ma connaissance, pas assez remarqué comment L'Horizon constituait la face solaire du très beau roman nocturne qu'était Dans le café de la jeunesse perdue (époque similaire, prégnance du thème de l'éternel retour, similitude des caractères de Margaret et de Louki qui lit Horizons perdus, la matière sombre etc...). Mais alors que dans l'un la fin ouverte permet de croire que l'expérience peut-être rejouée, dans l'autre (Nous étions là, ensemble, à la même place, de toute éternité, et notre promenade à travers Auteuil, nous l'avions déjà faite au cours de mille et mille autres vies. Pas besoin de consulter ma montre. Je savais qu'il était midi.) le roman finit par se dissoudre dans la matière sombre dont nulle lumière ne pourra poindre.