Les ailes étaient souples, largement arrondies, faites de nervures d'acier et de plumes d'aigle.
Il en avait forgé les pièces avec un soin minutieux; il avait choisi le duvet le plus fin et les pennes les plus flexibles : les rectrices s'appuyaient sur le vent, d'une prise assurée, les rémiges gauchissaient dans une fuite coupante et précise. Déployées sur l'établi, dans la cour du Labyrinthe, elles palpitaient au passage des brises : les plumes frissonnaient, le métal en retombant faisait un bruit mat.
Le Dédalide se félicita de son stratagème. Etouffé par les murailles de sa prison, il aspirait vers l'air libre et l'infini des altitudes. Il enviait l'orgueil, bandé vers le soleil, des oiseaux souverains, et les héros légendaires, escaladeurs de nues. Piétiner des vapeurs navigantes ! se rouler dans la lumière fluide et pourprée ! cueillir des astres dans les prés verts du cie l! S'en parer la poitrine et les cheveux !
L'impatience le soulevait, il croyait avoir les talonnières de Mercure. Avec une joie puérile, battant des mains, poussant des cris, il dansait autour des ailes.
Elles s'attachaient aux omoplates à l'aide de cire longuement pétrie et mêlée de résine. Des courroies nouées au poignet les incurvaient selon les caprices du vent.
Icare, s'en étant révêtu, tendit son envergure et rama dans le vide. Une bouffée tiède le caressa, le sol se déroba sous ses pieds ; il franchit le faîte des murailles et s'éleva dans l'ardeur vermeille du plein midi. L'air oppressé d'un mouvement régulier s'éboulait sous lui ; il bondissait sur les gradins du vent. Les pennes se hérissaient à chaque tension; le bout des ailes vibrait en sifflant.
Le paysage, d'un élan symétrique, s'écoulait vers un centre. De l'horizon, des étendues montaient, comme l'afflux d'une eau souterraine.
C'étaient les champs rectangulaires, les labours ondulés de sillons, les villes blanches et rosée jalonnant la campagne nivelée, des rivières capricieuses, un temple sur un promontoire, puis la mer moirée de reflets que les navires déchiraient de leur prou.
Le Dédalide s'élevait d'un essor calme et puissant. Un grand murmure venait de la terre. Il crut y discerner des clameurs de triomphe. L'orgueil élargit son envol. îl s'étira vers les nuées, masses nonchalantes au ventre d'or affalées dans du bleu.
Tous les hommes, songeait-il, devaient suivre le jeu de son audace. Les fronts, trop longtemps inclinés vers la glèbe, se relevaient. Des gestes fiers dressaient sur le cercle du monde une floraison nouvelle.
Il résumait l'éternel désir vers lès cimes et les empyrées inaccessibles. Il se sentait tout à coup le centre des énergies ; et, semblable au soleil, tous les yeux de la vie se tournaient vers lui.
Des sanglots d'enthousiasme l'étouffaient. Il aspirà l'air vaincu el fonça dans un nuage. Le brouillard l'enveloppa. Une rosée odorante pérla sur sa chair. Puis il surgit à nouveau dans la clarté. Sous ses pieds, des ondes laiteuses glissaient, moutonnaient, roulant et dénouant leurs volutes, au milieu d'un silence ouaté. La terre avait disparu. Au-dessus de la houle neigeuse, le ciel s'étendait.
L'exploit ! Envahir le séjour des dieux caducs, se ruer dans l'appartement des déesses, détrôner Jupiter et siéger, avec le tonnerre en main, les talons sur les seins nus d'une immortelle.
Il déploya ses ailes, éperdument : emporté par son délire, il jaillit vers le zénith. Au loin, les portes de l'Olympe rayonnèrent, sur des collines flottantes de vapeurs. Icare se roidit, d'un effort exaspéré : mais les ailes craquèrent, l'une d'elles se déjoignit. Il vacilla, battit l'air un instant, et chavira parmi les plumes éparpillées.
Mais en s'écroulant, il entrevit, comme une fulguration, l'éternelle gloire de son acte.
Puis il tomba.

Il s'enfonça dans la mer, à quelques brasses d'une île fortunée.
Un laboureur, sur la falaise, creusait de sa charrue des sillons parallèles : la terre grasse se renversait sous la saillie du soc; à la limite du labour, le cheval tournait d'un mouvement mécanique, et revenait en écrasant les mottes sous ses pieds. Des bergers jouaient au bouchon. Un couple, derrière un taillis, s'étreignait avec frénésie. Au large, les bateaux cinglaient, emportés au gonflement des voiles claquantes : ils étaient pleins de chants et de rumeurs.
Or, à la place où tomba le Dédalide, un pêcheur à la ligne, assis sur le rivage, surveillait ses flotteurs. Une outre de vin et des quignons de pain bis étaient posés auprès de lui, sur des feuilles fraîches. Il épluchait une gousse d'ail et sifflotait gaîment. Dans une nasselle, à ses côtés, des poissons frétillaient.
Au bruit du Héros s'abîmant dans la mer, le bonhomme crut que les bergers lançaient des galets pour troubler sa pêche. Il leva la tête, les vit l'air absorbé dans leur jeu, et reprenant son labeur, il bougonna :
— Tas de fainéants, va !
Le reste du monde souriait dans l'inconscience.

Albert T'Serstevens, La chute d'Icare in Le dieu qui danse, 1921.