Surpris -mais je ne devrais plus l'être - en écoutant cette jeune femme plutôt mignonette déclarer qu'elle voulait être aimée pour ce qu'elle était et non à cause de sa beauté ; lieu commun maintes fois répété : je veux être aimé pour ce que je suis et non pour... mon argent, ma gueule d'ange, mon cul, ma notoriété où mon sexe sur-dimensionné. Croyance absurde en un réel à double fond où se cacherait une essence libre de tout attribut, celle qu'il faudrait aimer.
Alors que, comme le dit si bien Baltasar Gracián : les choses ne passent pas pour ce qu'elles sont, mais pour ce qu'elles paraissent. Et qu'en conséquence nous ne pouvons aimer que l'inessentiel.

Pendant que les joueurs de l'OL jouent en silence - il fût un temps où j'aimais écouter les matchs à la radio ; aujourd'hui je garde l'image mais coupe le son - je lis et relis le chapitre XIII de L'Homme universel (1646) de Gracián dans la traduction de Joseph de Courbeville de 1723. Que ne sais-je l'espagnol !

La corneille, la plus difforme de la gent volatile et tout les autres oiseaux s'engagent en une ligue commune contre le paon. Envieux de celui-ci, de sa beauté, ils lui reprochent de faire montre d'ostentation.

Le paon est beau, disait-elle, il est joli, il est mignon. Mais il n'est plus rien de tout cela parce qu'il affecte de le paraître ; les plus rares qualités perdent leur prix lorsque l'on veut trop les montrer. C'est comme se louer soi-même que d'en user ainsi, et se louer soi-même, c'est mériter le mépris des autres.

Au départ l'envie, à l'arrivée le ressentiment, passion bizarre et renversante puisque se trouvent déniées justement les qualités enviées(1)

Car l'envie trouve toujours à quoi s'attacher pour en faire sa proie, ou d'une manière ou d'une autre (...). Passion bizarre qui fait de la félicité d'autrui et son aliment et son supplice tout ensemble (...)
Tous les oiseaux conclurent donc d'un commun accord à diminuer au paon sa beauté, si l'on ne pouvait pas la lui ôter tout à fait. Ils usèrent pour cela d'artifice, et cachèrent leur jalousie sous un crime d'orgeuil dont ils convinrent qu'ils accuseraient le paon.

D'un coté ceux pour qui la réalité se suffit à elle-même sans le secours du spectacle (je veux être aimé pour ce que je suis), de l'autre ceux pour qui la montre est comme le supplément propre à remplir un vide, et comme l'ornement et le lustre du solide.
Appelé à départager les deux camps, le renard pointe l'absurdité de la position des oiseaux. En effet le condammerait-on à ne déployer jamais son plumage, ce serait comme le condamner à ne plus respirer l'air : il lui est aussi peu possible de ne paraître point que de ne pas être paon.
Auusi le renard propose-t-il comme solution d'ordonner au paon sur les plus graves peines, de n'étaler jamais la beauté de son plumage sans jeter les yeux, à l'instant même sur la difformité de ses pieds. Je vous réponds que ce regard humiliant l'empêchera d'avoir de la vanité. Eloge de la lucidité.

On n'aura pas la prétention d'épuiser la richesse d'un tel texte, mais à propos de ce dernier point et de quelques débats récents je crains fort que de nos jours contaminés par le ressentiment de la gent volatile, nous ayons tendance à ne porter que ce regard humiliant sur la difformité de nos pieds et à oublier la beauté de notre plumage.

(1) Comment ne pas penser au Renard et à ses raisins.

Le Galand en eût fait volontiers un repas ;
Mais comme il n'y pouvait atteindre :
Ils sont trop verts, dit-il, et bons pour des goujats.