Je veux conserver le droit de glorifier les causes vaincues et de regretter les religions mortes.
Louis Ménard.



A propos de Louis Ménard, M. Barrès écrit dans Le Voyage de Sparte (1906) : C'était un homme un peu bizarre...
Un drôle de bonhomme donc que Louis Ménard. Né en 1822, il fit ses études à Louis-Le Grand en compagnie de Baudelaire. Sitôt entré à l'Ecole normale, il en sort au bout de quelques mois pour des raisons obscures, et publie un Prométhée délivré (1843). Remy de Gourmont dans ses Promenades littéraires le décrit comme : un jeune homme d'une ardeur incroyable à l'étude, mais qui au moment même où il se sentait plein de vers eschyliens, ne pouvait oublier qu'il était le contemporain de Victor Hugo. Quand il lisait Homère, il pensait Shakespeare, mettait Hélène sous les regards distraits de Hamlet et entrevoyait au pieds d'Achille la plaintive Desdémone. Puis subitement - moment d'énergie ou de dépit (je cite Gourmont) - Ménard se dirige vers des études de chimie. Il découvre alors le collodion mais - négligence ? - bien que cette découverte soit présentée à l'Académie des sciences en 1846, elle est attribuée à un étudiant américain du nom de Maynard. Cet épisode fait d'ailleurs l'objet d'une note de Jules Verne au chapitre IX de De la terre à la lune (1865).

NOTA -- Dans cette discussion le président Barbicane revendique pour l'un de ses compatriotes l'invention du collodion. C'est une erreur, n'en déplaise au brave J.-T. Maston, et elle vient de la similitude de deux noms.
En 1847, Maynard, étudiant en medecine a Boston, a bien eu l'idée d'employer le collodion au traitement des plaies, mais le collodion était connu en 1846. C'est à un Francais, un esprit très distingué, un savant tout a la fois peintre, poète, philosophe, hélléniste et chimiste, M. Louis Ménard, que revient l'honneur de cette grande découverte. -- J. V.

Il semblerait que toute sa vie, je cite Barrés, Ménard fut gêné de la manière la plus déplorable et la plus comique par un tas d' homonymes.Plusieurs littérateurs, dont un qui s' avisa de découvrir des " pages inédites " déjà publiées dans les oeuvres complètes de Bossuet, portent les noms de Menars, Mesnard, Maynard et même de Louis Ménard. En février 1902, après la mort de Ménard, Bloy reçoit des éditions Champion un Tombeau de Louis Ménard. Il note dans son journal : j'ai connu il y a trente ans, un Louis Ménard, médecin prolifique et vertueux...mais ce n'est pas celui-là.
Survient la révolution de 1848, Ménard abandonne la chimie et s'engage dans la politique. Décu par la tournure prise par les évènements - il est proche de Blanqui - il publie en 1849 Prologue d'une révolution, février-juin 1848 dont l'exergue attribué à Robespierre indique bien la nature du contenu : Une révolution qui n'a pas pour but d'améliorer profondément le sort du peuple n'est qu'un crime remplaçant un autre crime. Conséquence, il est condamné à la prison et choisit l'exil à Londres, puis à Bruxelles. C'est au cours de cet exil qu'il connut Marx. L'un de ses poèmes sera publié dans La Nouvelle Gazette Rhénane. Revue économique et politique dirigée par K.Marx et F.Engels.
Profitant de l'amnistie de 1852, il revient à Paris où il se lie d'amitié avec les futurs membres de l'école parnassienne. Poussé par ses amis il retourne à ce qui furent ses premières amours : la civilisation grecque, sa religion. Il publie ses deux ouvrages majeurs : La morale avant les philosophes (1860) et le Polythéisme hellénique (1863).
Ménard fut profondément polythéiste, et peut être fut-il même le dernier des polythéistes ? Croyait-il vraiment aux dieux de l'Olympe ou pour reprendre les mots de Gourmont faisait-il parti de ces éclectiques qui admettent tous les dieux, n'étant pas bien sûrs de croire en Dieu ? On ne le saura jamais vraiment.
Pour Ménard, les religions sont la vie des peuples, la science, la morale et la politique en découlent. Ainsi la religion est le tout de la vie grecque mais la société grecque n'est pas une théocratie, le clergé n'y ayant aucun rôle politique. Le sacerdoce n'est pas une caste séparée du reste de la nation ; le culte est mêlé à la vie des peuples dans les fêtes à la fois nationale et religieuse. La religion grecque, la religion d'avant les philosophes, est une religion sans dogme, une religion mobile, hommes et dieux sont de la même famille. Le Polythéisme est cependant différend du Panthéisme. Pour ce dernier, les êtres ne sont que des attributs de la substance unique. D'où l'imposibilité de fonder une individualité. Mais alors que le Monothéisme fait place à l'individu, il le soumet au contrôle de l'Un. Pour Ménard, diversité et pluralité constituent le fond du réel. Le grec perçoit surtout les différences, les caractères propres et distinctifs des objets, et les désigne par les mots qui traduisent leur manière d'etre..les être n'existent que par les qualités qui les déterminent, qui permettent de les distinguer et les nommer. D'où un sentiment de variété radicale. La nature est un ensemble de forces mais ces forces sont indépendantes, elles s"équilibrent mais ne se réduisent pas l'une à l'autre, dans l'immmense panthéon grecque, il y a de la place pour tous les dieux. L'affrontement des contraires créé l'harmonie, un principe ne pouvant jamais absorder tous les autres. La nature est le contenu d'une expérience religieuse, elle revêt alors un caractère sacré. Voir la nature comme un objet inerte c'est vouloir bannir les dieux de leur empire, les dieux vivants, les dieux visbles, qui se révélaient dans la beauté du monde, qui se manifestaient à l'esprit par les sens, qui pénétraient l'homme par tous les pores. L'homme et son esprit font partie de la nature. La coupure onthologique du monothéisme avec son Dieu transcendant et créateur n'existe pas.
Ménard développe alors sa deuxième grande thèse : Le Panthéisme correspond au système des castes, le Monothéisme à la monarchie, le Polythéisme à la république. Seul le Polythéisme est compatible avec la république.
On ne pouvait pas, semblait-il, pousser plus loin l'amour de la Grèce, de la pensée grecque, de la morale grecque, de l'art grec. (Gourmont).
A peine ces deux ouvrages édités, Ménard abandonne la philosophie. Il part pour Barbizon où il se consacre à la peinture pendant une dizaine d'années. Arrivent les événements de la Commune auxquels Ménard ne participera pas (il se trouve à Londres) mais dont il sera le défenseur. En 1876, paraissent Les Rêveries d'un païen mystique où Ménard reprend ses thèses sous forme de contes et de poèmes. L'un de ces contes Le Diable au café publié anonymement en 1868 fut attribué à Diderot, seul Anatole France sut déjouer la supercherie. L'ouvrage considéré comme le meilleur de Ménard exerça une grande influence sur des personalités aussi diverses que A.France, M.Barrès ou les Parnassiens.
Sur la fin de sa vie, en 1895, Ménard de plus en plus païen mystique donne des cours d'histoire universelle à l'hotel de ville de Paris : j' aime beaucoup la sainte vierge, m'écrivait-il ; son culte est le dernier reste du polythéisme. A l' hôtel de ville, il justifiait les miracles de Lourdes et, le lendemain, faisait l' éloge de la Commune. Le scandale n'alla pas loin, parce que personne ne venait l'écouter. (Barrès)
Dernière facétie de ce drôle de bonhomme, en 1896 il se pique de réforme ortographique et fait reparaître ses ouvrages - ils ont encore corrigé mes fautes se désolait-il - selon de nouvelles régles.
Ménard était bien tout le contraire d'un esprit droit. On n'en vit guère de plus tordu et de plus biscornu, de plus difficile à comprendre du point de vue logique. mais il n'en fut guère aussi de plus original à la fois et de plus cultivé (Gourmont).
Le 9 février 1901, il meurt dans l'indifférence du siècle.
Selon certain, il aurait servi de modèle au Pierre Ménard de Borges.

Les livres de Louis Ménard sont disponibles sur le site Gallica.