Ce texte de Marcel Griaule a été publié dans Le Journal du 26 octobre 1935. Griaule revenait de l'expédition Sahara-Soudan dont il avait rendu compte dans le même quotidien.

PREMIER TABLEAU

Alors, c'est bien entendu pour la visite de la dame, dimanche prochain ?
— Oui, commandant !
(Les indigènes appellent commandant l'administrateur).
— Répète.
— Vingt hommes pour dimanche avec le masque : cinq avec le masque crocodile, trois avec le singe, six avec l'antilope, trois avec le lièvre, trois avec l'oiseau.
Le commandant est sérieux. Le chef noir aussi.
Pourtant, étant donné que chez les noirs le masque ne se met que pour les funérailles, étant donné que les danses costumées sont un hommage aux morts, la demande de l'administrateur équivaut à celle-ci :
— Pour dimanche il me faut un enterrement de deuxième classe : deux suisses, un curé, six enfants de chœur, un porte-médaille et dix croque-morts.
Le chef ne bronche pas. Il note dans sa tête le nombre de figurants, prend congé et file.
Il galope à fond de train sur une carne maigre, le long de la route du chef-lieu aux falaises. Il prend des raccourcis étonnants et plonge brusquement à chaque branche d'arbre pour éviter l'accrochage. Son boubou bleu flotte jusqu'à deux mètres derrière lui, car il est riche et bien habillé. Il a l'air d'une flamme de fourneau à gaz glissant le long d'une rampe.
Il galope, puis tourne court, met sa carne au pas et rengage dans une ruelle du village aux maisons de terre rougies par le soleil couchant.
Une porte se referme sur la croupe de sa bête.
Un quart d'heure après, dans le silence de la nuit qui tombe brusquement, un crieur lance du haut d'une terrasse l'appel suivant :
— Pour dimanche, vingt hommes au chef-lieu : cinq crocodiles, trois singes, six... etc.
Comme il est dit plus haut, le village a l'impression d'entendre :
— Pour dimanche, corvée d'enterrement, cinq enfants de chœur, trois curés, six bedeaux, etc.
Le personnel désigné ronchonne dans les cases ; il en a assez de ces enterrements à vide. On comprend cela. Que dirait M. de Borniol si on lui commandait un défilé de corbillards pour la venue du roi de Porto-Novo ?

DEUXIÈME TABLEAU
Au matin du jour dit, on peut voir dans la campagne une file absurde de gens magnifiquement habillés avec des jupes rouges, des bracelets, des chevillières en fibres jaunes et noires. Sur la tête, des masques burlesques ou poignantes grandioses, effrayants.
Des masques pour plaire aux morts.
Personne ne dit rien ; les mâchoires sont serrées sur les bâtonnets placés à l'intérieur des masques pour les maintenir sur la tête ; ce sont des sortes de mors. On ne parle, pas sous le masque, mais on n'en pense pas moins.
La troupe se précipite sur la place où les attendent des blancs casqués et la dame importante venue de loin.
— Comme ils sont beaux ! dit la dame.
Et elle s'assied pour prendre des notes, sur une chaise de jardin vite apportée. Elle a posé son sac à main à côté d'elle, un grand cabas où sont entassés quantité d'objets usuels. Elle en tire un carnet et un crayon. Un noir s'est accroupi près d'elle pour lui donner les termes techniques, la « couleur locale » du futur article.
Les hommes dansent sans enthousiasme.
— Comme ils sont beaux ! redit la dame.
Les autres blancs approuvent. Ils en ont assez, eux aussi de ces danses répétées pour chaque visiteur. Mais quoi offrir ?
La cérémonie prend fin. Les noirs en sueur retournent au village, mélancoliquement, car la journée est perdue pour eux.

TROISIÈME TABLEAU
Un véritable enterrement au village.
Un homme est mort. Tous les masques sortent des cavernes.
Après les combats rituels, après les prises d'assaut des terrasses, torches en mains, les masques à genoux, recueillis, regardent passer sur le front qu'ils forment un homme portant le bâton de marche du défunt, touchante relique.
Le moment est solennel.
La foule multicolore est haletante.
C'est alors qu'on voit un personnage grotesque, à robe tombant sur les pieds, à tignasse énorme retenue par un filet : une sorte de caricature de dondon, briarde ou bourguignonne. Elle apparaît devant le front des masques, à petits pas. Elle s'assied sur une chaise de jardin miraculeusement surgie. Elle pose son sac à main à côté d'elle, une espèce de valise où sont entassés des objets hétéroclites. Elle en tire un carnet et un crayon. Un noir s'est accroupi près d'elle pour lui marmonner des explications.
Personne ne sourit, mais tout le monde pense que la caricature est bien réussie. Le culte des morts, chez certains noirs, veut que la société des masques soit une réduction de tous les peuples connus.
La dame blanche, bon gré, mal gré, est entrée en effigie dans le monde des croque-morts.