En mai 1784, Potocki, l'auteur du Manuscrit trouvé à Saragosse , est à Constantinople. Il y fréquente les cafés, apprécie la fraicheur qui y règne, et plus que tout goûte les contes qu'il y entend. C'est l'un de ceux-ci qu'il rapporte à sa mère dans une lettre qu'il lui adresse.

Il y a environ un mois, (dit le conteur) qu'Omar, ce riche Mollah que vous connaissez tous, se promenant sur la terrasse de sa maison, aperçut la jeune Fatmé, qui venait d'épouser le beau Cassem, et en devint amoureux . Les riches ne connaissent que l'or pour réussir dans leurs desseins. Omar fit venir la vieille Emina Hanem, fameuse intrigante, et lui déclara l'objet de sa passion. Emina lui présenta que Cassem était jeune, amoureux et jaloux, et que Fatmé était heureuse avec lui . « D'ailleurs lui dit-elle, les hommes remplis de leurs passions, font des voyageurs altérés, ils désirent avec une ardeur une fontaine, et lorsque qu'ils l'ont trouvée, il boivent, puis ils tournent le dos ». Tels étaient les scrupules d'Emina, qui n'en avait jamais eu que pour son intérêt. Mais les dons et les promesses d'Omar lui prouvèrent qu'il ne serait point ingrat, et les levèrent tout-à-fait. Alors elle ne songea plus qu'à remplir sa commission. Les difficultés qui auraient arrêté tout autre, servirent à son projet, et la jalousie de Cassem, qui aurait effrayé une intrigante moins adroite, fut précisément ce qui la fit réussir. Emina prit une robe blanche, un voile vert, un gros chapelet, enfin tout l'équipage d'une Hagie de la Mecque ; ainsi déguisée, elle vint à midi frapper à la porte de Fatmé :
- Bonne et charitable Dame, lui dit-elle, j'ai fait neuf fois le voyage des villes Saintes ; soixante dix fois j'ai bu l'eau du puits de Zemzem ; trois cents fois mes lèvres ont touché la pierre noire, et plus de mille fois le seuil de la Kaaba. Dans mon dernier pélérinage, j'ai fait le vœu de ne jamais manquer aux cinq prières recommandées par le Prophète. Aujourd'hui les cris du Muezzin m'ont trouvée dans la rue et fort éloignée de ma maison : ainsi je ne vous demande qu'un peu d'eau pour faire mon Abdest, et un coin de votre maison pour y prier en liberté.
Fatmé était naturellement complaisante. Elle fit monter la vieille, lui donna de l'eau pour ses ablutions, et le tapis sur lequel son mari faisait sa prière. La fourbe Emina la remercia, fit semblant de prier, replia le tapis et le remit à sa place. Mais en le roulant, elle eut l'adresse d'y glisser une pièce d'étoffe riche. Elle se retira ensuite en comblant de bénédictions la bonne Fatmé, qui se félécitait d'avoir pu obliger une personne aussi pieuse. Cependant Cassem revint bientôt après, et voulut aussi dire sa prière : mais en ouvrant son tapis, la première chose qui frappa ses yeux fut l'étoffe brillante d'or que la vieille y avait laissée. Cassem n'était pas riche, et savait que Fatmé ne l'était pas assez pour faire une emplette aussi chère ; enfin, le démon de la jalousie s'empara de lui, et sans donner aucune raison à sa femme, il la conduisit chez le Cadi et la répudia. La malheureuse Fatmé se voyant abandonnée sans avoir rien à se reprocher passa trois jours dans les pleurs. Au bout de ce temps-là, elle vit arriver la vieille qui lui dit : - Ma chère Fatmé, je sais toute votre aventure, elle est triste, et Cassem n'est qu'un extravagant ; mais vous pleureriez toute une année que cela n'y changerait rien, et je pense qu'il vaudrait mieux s'occuper à trouver un autre mari.
Fatmé essuya ses beaux yeux, et convint de la vérité du fait :
- Mais dit-elle, je n'ai jamais connu que Cassem que j'aimais plus que ma vie, et je ne saurais comment m'y prendre pour chercher un autre époux ? »
- C'est mon affaire répondit Emina, et même je me fais fort d'en trouver un qui ne vous déplaira pas. Votre voisin, le riche Omar, a entendu parler de votre beauté, mais il a une fantaisie contraire à nos usages et à la modestie ; il veut voir sa femme avant de l'épouser. C'est à vous de vous y soumettre, si cette affaire vous convient.
Fatmé n'avait devant elle qu'un avenir assez triste, et fort peu de ressources. Elle résolut de se laisser conduire par la vieille. Mais elle ignorait encore que l'hypocrite est comme le roseau qui perce la main qui cherche à s'appuyer sur lui. Emina conduisit Fatmé chez Omar, qui aidé de ses efforts, n'eut pas de peine à triompher de la jeune épouse. Après quoi il lui fit un présent magnifique, et la renvoya chez elle, lui promettant de la faire chercher le lendemain avec les cérémonies accoutumées. Cependant la vieille était allée chez Cassem, et lui avait demandé une pièce d'étoffe riche qu'elle avait, disait-elle, laissée dans un tapis que sa femme lui avait prêté pour dire la prière. Ce peu de mots ouvrit les yeux de Cassem, et lui fit comprendre combien il avait été injuste. Il vivait malheureux éloigné de son épouse, et n'eut rien de plus pressé que d'aller réparer ses torts. Enfin, Fatmé vit arriver le lendemain, non les gens d'Omar, mais le beau Cassem, et malgré les richesses du Mollah, elle se crut heureuse de retrouver son époux. Cassem le fut bien davantage de retrouver sa chère Fatmé. Le riche Omar avait contenté ses désirs, tous étaient redevables de leur bonheur à l'adresse de la vieille Emina Hanem, et cette aventure doit prouver la justesse du proverbe persan qui dit : « Ne méprisons point des gens dont le métier est de ne faire que des heureux ».