Où sont Raynal Billy Dalize
Dont les noms se mélancolisent
Comme des pas dans une église
Guillaume Apollinaire

Sous un volcan.

…... A peine dormîmes-nous cette nuit-là. Passagers et marins demeurèrent sur le pont. L’atmosphère était chargée d’électricité, la brise lourde, presque matérielle. . . Le ciel offrait un aspect étrange. De sourdes lueurs rougeàtres, dans la direction de l'île déchiraient par instants le voile épais des ténèbres. Une angoisse nous étreignait. Les plus vieux marins eux-mêmes, ceux avaient fait des centaines de fois cet atterrissage, ne pouvaient cacher leur nervosité, leur inquiétude.
Enfin le jour se leva. Les dernières bordées nous permirent de reconnaitre le profil des mornes perdus dans les nuages bas. Devant nous était l'île attendue, la perle la plus rare du collier des Antilles. Mais le sort s’était accompli.
….. Sous les rayons du soleil levant, la montagne que nous avions connue verdoyante, apparaissait toute blanche, avec des reflets d’argent. Ses larges flancs coupés de rochers gigantesques et de crevasses s’étaient polis et arrondis. Toute végétation avait disparu. Il semblait qu’un immense linceul pâle eut été posé sur les coteaux et les vallées . . . Cette première vision claire était déjà une vision de mort.
L'emplacement de la ville se découvrit peu à peu derrière le grand rocher de l’Emeraude.
Et le spectacle de l’absolue désolation s’offrit à nos regards.
De la coquette cité, l’orgueil et la joie des Antilles, plus rien n’était qu’un confus amas de ruines. Seuls demeuraient debout de grands murs dêchiquetés, les tourelles et les phares à demi écroulés, quelques palmiers décapités et nus . . . Au rivage, des débris de carène, les matures noyées des goëlettes et des barques échouèes . . . Un grand steamer démonté s’était désespérément accroché aux lambeaux de la jetée . . . Une même teinte d'un gris morne et passé unifiait toutes ces choses. On eut dit que depuis des milliers d’années déja, le temps eut travaillé la ville morte.
Des foyers d'incendie qui fumaient se distinguaient cependant au rivage. Et sur la mer flottaient, encore nombreux, des débris de maisons, des arbres, des amas de lianes, des cadavres d’animaux et d’êtres humains . . .
Le sommet de la montagne s’était dégagé et on apercevait maintenant, sortant du cratère, un long panache sombre qui s’élevait à plusieurs kilomètres en l’air et que les vents alizés repoussaient toujours dans la même direction. Nous traversâmes la zone des cendres. Le jour, quelques minutes, se fit blafard.
Nous jetâmes l'ancre devant la ville, puis une barque nous conduisit à terre.
Il ne subsistait guère de traces de vie humaine à travers les rues de la nécropole. Par endroits le tourbillon de gaz et d’électricité avait tout volatilisé, même le métal. Le feu avait épuré les êtres et la matière.
Nous nous engageâmes sur la route du Morne-Vert qui serpente aux flancs du volcan.
Elle était toute blanche. Mais la pluie avait durci la couche de cendre. Auprès de nous la rivière coulait une eau sale et bouillonnante.
Nous visitâmes une maison, vers la limite du feu de la grande éruption. Il semblait que la vie eut été arrêtée en un instant. Sur la table les couverts calcinés étaient encore disposés pour le repas, un goulot de carafe seul avait été liquéfié.
Sans doute les convives avaient-ils réussi à fuir de quelques mètres au dehors par la fenêtre brisée. Mais dans le fond de la salle, parmi les débris d’un fauteuil, on a apercevait un squelette humain effrondré. La chaleur était telle dans ces parages que la mort avait fait en quelques jours l’œuvre de plusieurs années.
… Le soir tombait. Et du Morne-Vert nous avions décidé de gagner sans plus tarder Fort-Royal.
La route était fort encombrée. L’aspect du volcan n’était pas bon en effet. Il semblait ce soir qu'il fut en travail sourd. On apercevait par moment au cratère de longues langues de flammes. La population était inquiète. Des villages environnant la montagne, elle émigrait vers le sud de l'île. Les uns passaient à cheval, les autres en voiture, la plupart à pied, les hommes soutenant leurs femmes et celles-ci portant leurs enfants. Ils s’en allaient, ils s’en allaient, le dos tourné à ce volcan qui avait fait périr tant de leurs frères...
Il était près de dix heures quand nous fîmes halte dans une petite auberge, au village du Gros-Piton... La terre maintenant tremblait comme une chaudière qui ne peut plus supporter la pression...
Soudain, du cratère, une gerbe immense jaillit, toute noire avec des points brillants. Elle s'éleva à une prodigieuse hauteur en l’air, parut hésiter, puis s’épandit de tous côtés. C’était comme un vaste chamignon dont les bords allaient s’élargissant en roulant... En moins d’une demi-minute l'éruption eut dépassé le Gros-Piton et couvert le ciel entier. Au-dessus de nos têtes, nous n’eûmes plus bientôt qu'un océan de feu. Les décharges électriques en effet zigzaguaient en tous sens et les gaz dilatés explosaient par millions... Des profondeurs du cratère, de gigantesques éclairs sortaient à chaque nouvel effort, à chaque convulsion de la terre qui éclairaient d’un reflet violet-rouge, sourd et puissant, la masse innombrables des cendres suspendue dans les airs...
Cependant des petits cailloux commencèrent à pleuvoir. Et une pénétrante odeur de souffre se répandit.
« Nous sommes perdus » dirent ceux qui s’étaient réfugiés dans l'auberge. Les femmes tombèrent à genoux, leurs enfants pressés contre elles ; les hommes tremblaient, les uns par crainte, les autres de leur impuissance.
Etait-ce, au dessus de nos têtes, la même masse de feu qui avait détruit la ville ? Etait-ce l'incendie, l'asphyxie qui descendait sur nous ?
Vingt-cinq minutes, nous pûmes le croire.
….. Enfin le ciel s'obscurcit. Les blocs fulgurants avaient été noyés, dissous en leur chute. De lourdes et bienfaisantes ténèbres emprisonnèrent la terre. Le vent avait dissipé l'odeur du souffre. Et la pluie monotone des cendres reprit.
L'animation revint dans l'auberge. Nous exprimâmes chacun notre soulagement. Des femmes, tout à l'heure muettes, pleuraient ; leurs enfants criaient. Sur le seuil de la porte, un vieux noir avait entonné une chanson...
Fort-de-France 1902.
René DALIZE in Les Soirées de Paris, janvier 1913.

René Dalize (1879-1917) né Charles Marie Edouard René Dupuy, descendant du Chevalier René Dupuy des Islettes (amant de Joséphine de Beauharnais, introducteur du menuet à la Martinique) fut tout à la fois officier de marine, romancier, journaliste, poète et dramaturge. Au cours de ses voyages, il contracta le goût de l'opium qu'il transmis à ses amis littérateurs et artistes. Il aimait à raconter l'éruption de la montagne Pelée à laquelle il a probabablement assistée. En 1902, peu après la catastrophe, il rendit visite, en compagnie de Guillaume Appolinaire (ils furent les fondateurs avec A. Salmon de la revue Les Soirées de Paris) à G. Meliès qui venait de réaliser un film sur ce sujet. Interrogé, le cinéaste leur livra ses secrets de fabrication. Se tournant alors vers Dalize, Appolinaire declara : « Eh bien ! tu vois, monsieur et moi, nous faisons à peu près le même métier : nous enchantons la vulgaire matière » La remarque vaut aussi pour Dalize.
Annonçant sa mort à Craonne, là où Cogne-le vent, fauché par un obus, L'Intransigeant le présenta comme un des esprits les plus curieux et les plus aigus de sa génération.
Deux ans avant sa mort, alors qu'il était sur la ligne de front, il écrivait :

Je suis le pauvre macchabé mal enterré,
Mon crâne lézardé s'effrite en pourriture,
Mon corps éparpillé divague à l'aventure
Et mon pied nu se dresse vers l' azur éthéré.

Plaignez mon triste sort.
Nul ne dira sur moi: « Paix à ses cendres! »
Je suis mort
Dans l'oubli désolé d'un combat de décembre.

Nul ne sait où il est enterré.