Ce texte est paru dans le magazine Bravo en mai 1930. En 1940 et 1947, Chaplin tournera respectivement Le Dictateur et Monsieur Verdoux.

Les deux personnalités que je désire le plus animer dans un film sont Napoléon et le Christ. Depui des années, tout le monde sait que je meurs d'envie de jouer le rôle de Napoléon. Longtemps avant que j'aie terminé Le Cirque, les journaux annonçaient déjà que mon film suivant serait consacré à Napoléon et on avait déjà dit la même chose après la présentation de La Ruée vers l'or. Cela viendra bien un jour.
Ce n'est pas tant chez moi l'acteur qui se sentirait à l'aise dans le costume de l'Empereur des Français, c'est l'apôtre. Je voudrais en représentant Napoléon tel que je le conçois, effacer chez une foule d'honnêtes gens la figure traditionnelle « artistique » et absolument fausse, que l'habitude leur a fait accepter. Je ne représenterais pas Napoléon comme puissant général, mais comme un être malingre, taciturne, presque morose, continuellement harcelé par les membres de sa famille. Sa famille, et en particulier sa mère, Letizia Ramolino, a tenu une place considérable dans la conduite de son existence. Je ne vois pas sans un certain humour ses efforts pour bien marier ses frères, ses sœurs et aussi ses beaux-enfants, pour rester en bons termes avec sa mère et sa femme, et gagner en même temps quelques guerres. Combien d'effets dramatiques ne pourrait-on pas tirer de tout cela ? Naturellement, je ne ferais pas de lui un burlesque - bien sûr – mais je voudrais montrer, avant tout, les difficultés domestiques qui le préoccupaient et tout le mal qu'il se donna pour s'en dégager et pour maintenir la paix dans sa famille.
Un des passages de sa vie qui m'intéresse le plus est le moment de sa rupture avec Joséphine. Je vois ça très nettement. D'abord l'Empereur l'appelle à lui pour la prier de s'éloigner – elle, la Joséphine qui l'avait aidé, qui avait cru en lui et l'avait poussé en avant. Un peu plus tard, dans son palais, la dernière nuit, elle compte lentement les heures, les minutes, cherchant à emporter un souvenir vivace de tout ce qui lui a été familier. Quand vient le moment du départ, je la vois s'enveloppant dans sa cape, passant lentement dans la nuit, montant en carrosse et disparaissant. Dans une autre scène, elle apprendrait par le tonnerre des canons la naissance de l'enfant de Napoléon, comptant les coups tirés, impatiente de savoir si un fils lui est né.
Et l'histoire dramatique de Napoléon ne peut pas laisser insensible, même ceux qu détestent le personnage. Le retour de l'île d'Elbe, le rassemblement d'une armée, la marche sur Paris, la vieille garde enthousiaste se jetant vers lui, les drapeaux déployés, les ovations, les réveils belliqueux. Je montrerais, par exemple, un vétéran borgne, avec une jambe de bois, un bras en mins, se précipitant sur la route et criant : « Voici l'Empereur qui revient ! Napoléon marche sur Paris ! Arrêtez le ! Tuez -le avant qu'il ne verse encore le sang à flots ! » Alors, je ferais apparaître l'armée grandissante, le petit Corse en tête, la musique jouant la Marseillaise et, passant devant le vétéran infirme, Napoléon le saluant. On verrait le vieux guerrier, envahi par l'émotion, jetant son chapeau en l'air et versant des larmes de joie, se joindre aux rangs et marcher aussi sur Paris.
J'ai une foule de notes de ce genre sur Napoléon, sujet de film. Mais le scénario n'est pas écrit, et quand ferai-je ce film ?...
Il y a une autre personnalité que je voudrais modifier dans l'esprit de la masse, c'est le Christ. J'ai longuement étudié la Bible et maints ouvrages concernant la religion chrétienne. Je connais, d'autre part, presque toutes les croyances. Et j'estime que le personnage le plus fort, le lus dynamique, le plus imposant qui ait jamais vécu a été effroyablement déformé par la tradition. Il n'était pas cet homme lointain aux longs cheveux, vêtu d'une tunique blanche comme personne n'en portait autour de lui, parlant d'une voix sépulcrale et ayant l'air exceptionnellement las et déprimé. On voudrait nous faire croire qu'il avait une attitude pire que celle d'Hamlet de Shakespeare, pourquoi ? Et pourquoi le représenter inévitablement comme une figure angoissante, déprimante, cherchant à inculquer la crainte dans le cœur de chacun?
On ne m'empêchera pas de le considérer comme un homme splendide, viril, au sang rouge, vers lequel on se tourne instinctivement quand on est en difficulté. Je le voudrais naturel, réel, humain, la force personnifiée par la chair et en même temps un esprit puissant. C'était un homme qui mangeait bien et buvait bien et aimait la compagnie de ses semblables. Son apparition dans un milieu quelconque devait immédiatement déclencher la bonne humeur et la joie. Je le vois dans une assemblée, disant à la société réunie : « Mangeons, buvons et soyons gais ! »
C'était simplement un homme plus fort que ses contemporains, splendide, plein de vie, ayant le pouvoir de dominer tout le monde et toutes choses, dans n'importe quelle circonstance.
Je ne crois pas que Ponce Pilate eut jamais l'intention de le faire mourir quand il l'appela devant lui. Pilate entendit l'accusation et demanda : « Que ferons-nous de cet homme ? » Et quelque imbécile, dans la foule, cria : « Crucifiez-le ! » Le mot fut répété et repris par tous et l'assemblée parut en faire son verdict. La psychologie de la masse l'emporta et Jésus fut sacrifié sans raison apparente.
Si je pouvais produire un film sur l'histoire du Christ, je le montrerais accueilli avec délire par les hommes, les femmes et les enfants ; on s'empresserait vers lui pour ressentir son magnétisme.
Mais je ne prévois pas que j'arrive jamais à tourner une vie du Christ. Vous pouvez imaginer quelle tempête cela déchaînerait aux États-Unis!
Je regretterai énormément de ne pas tourner une histoire du Christ, mais la religion chrétienne devrait le regretter plus encore. Mon film rendrait un service formidable à la religion s'il enseignait que Jésus était digne d'être aimé et réellement beau de caractère et de personnalité.
J'ai vu une fois le Christ représenté dans un film. Il avait l'air de souffrir d'une maladie d'estomac. C'était trop affreux et ridicule. Je suis parti, envahi par la colère.
C.C.