Sur la baie, nouvelle d'une cinquantaine de pages de Katherine Mansfield extraite du recueil La Garden Party. Chef d'oeuvre absolu.

L'art de K. Mansfield fait penser à la description faite par Elie Metchnikoff de la fécondation des vanilliers : « A un moment donné, on introduit une petite pointe en bambou ou simplement une dent de peigne dans l'intérieur des fleurs du vanillier et on féconde en peu de temps une quantité de fleurs qui acquièrent la faculté de produire des gousses parfaites ». Il ne s'agit pas pour l'auteur de produire une histoire - car la vie refuse de se laisser enfermer – mais de courtes séquences (des gousses parfaites) où la vie justement éclot et meurt. Et l'on sent qu'écrire sur l'art de K. Mansfield, c'est déjà vouloir le figer.
Comment décrire le monde alors que nous sommes nous mêmes soumis au temps ? : « Si seulement on avait le loisir de regarder assez longtemps ces fleurs, le temps de laisser passer le sentiment de leur nouveauté, de leur étrangeté, le temps de les connaître ! Mais dès qu’on s’arrêtait à séparer les pétales, à découvrir le revers de la feuille, la Vie s’en venait et vous emportait ». A cette question Mansfield répond par l'attention portée aux êtres et aux choses, répond par ce qu'il faut appeler la générosité : « Alors, pourquoi donc fleurir ? Qui prend la peine – ou le plaisir – de faire toutes ces choses qui se perdent, se perdent ?... C’est de la prodigalité ». L'art de K. Mansfield est fait à la fois de retenue et de prodigalité. Ce qui n'exclut pas non plus des pointes de cruauté : « Et elle plongea la théière dans le baquet et la maintint sous l’eau, même après que les bulles eurent cessé de s’échapper, comme si elle était, elle aussi, un homme et que la noyade fût un sort trop doux ».
Point d'histoire donc, une simple journée d'une famille dont la maison est située sur une baie. Et le temps qui passe. Que faire ? Se laisser couler dans les flots ? : «À cet instant une vague immense souleva Jonathan, le dépassa au galop et vint se briser le long de la plage avec un bruit joyeux. Qu’elle était belle ! Puis une autre arriva.Voilà comment il fallait vivre! avec insouciance, avec témérité, en se donnant tout entier (...) Prendre facilement les choses, ne pas batailler contre le flot et le jusant de la vie, mais s’abandonner à eux, voilà ce dont on avait besoin. Vivre, vivre ! »Pourquoi pas ? Mais au sortir de l'eau, « Jonathan devenait bleu de froid. Tout son corps lui faisait mal, c’était comme si quelqu’un l’avait tordu pour en exprimer le sang. Et remontant la grève à longues enjambées frissonnant, tous ses muscles tendus, il sentit, lui aussi, que le plaisir de son bain était gâté. Il y était resté trop longtemps ». Dans l'une des séquences la plus émouvante de la nouvelle – elle en compte 12 – la jeune Kézia prend conscience du caractère mortel de sa grand-mère. Elle la supplie de ne pas mourir. S'ensuit un long dialogue : ''« – Dis jamais, dis jamais, dis jamais, gazouillait Kézia, tandis qu’elles reposaient là, riant dans les bras l’une de l’autre. –Allons, c’est assez, mon écureuil ! C’est assez, mon petit cheval sauvage ! dit la vieille madame Fairfield, redressant son bonnet. Ramasse mon tricot. Elles avaient oublié toutes deux à quoi se rapportait ce jamais »''. Nous baignons dans le temps et par là-même oublions. Garder la trace de ce qui disparaît, de ce que nous oublions, tel est l'art de K. Mansfield. D'elle V. Woolf écrivit qu'elle avait la vibration.
La nouvelle se termine par une description de quelques lignes : « Un petit nuage serein flottait devant la lune. En cet instant de ténèbres, le bruit de la mer résonna, profond et troublé. Puis le nuage s’en fut voguer au loin et le bruit de la mer devint un vague murmure, comme si elle se réveillait d’un sombre rêve. Tout fut tranquille ». Rien ne s'est passé. Ou si peu. Mais ce si peu qui fait toute la grandeur de K. Mansfield puisqu'il est la vie même.
Katherine Mansfield est morte à l'âge de 34 ans de la tuberculose.