Comme pour tant d'autres choses, j'estime que les moyens de faire rire ont évolué, depuis l'époque de mes débuts, et les gros moyens employés il y a vingt ans par mes parents et moi n'obtiendraient plus aujourd'hui le même succès.

Le public a « grandi » et désire à présent des inventions comiques plus raffinées. On continue évidemment à apprécier les chutes burlesques et les tartes à la crème, car c'est de l'humour en action, mais on désire les voir présenter avec une originalité qui les renouvelle presque.

Je dois dire, d'ailleurs, que la chose est plus malaisée à réussir au cinéma qu'au music-hall, où l'on rattrape maint « effet » manqué avec quelque blague improvisée ; au cinéma, ce qui est manqué reste bel et bien manqué.

Il est, en outre, beaucoup plus ardu de mettre sur pied un film comique de deux parties qu'un drame en cinq. Au contraire de ces derniers, nous n'utilisons aucun manuscrit préparatoire d'aucune sorte ; nous combinons simplement une petite histoire suffisamment définie pour que des décors puissent être édifiés ; ensuite, nous cherchons tous les « gags » (idées et jeux de scène comiques) qui peuvent convenir à la situation et au cadre de l'action. Quand nous sentons que nous avons « tourné » la matière de cinq ou six films, nous nous arrêtons et nous assemblons le tout ; par des coupures successives, nous arrivons au métrage voulu, qui ne renferme que le meilleur de ce qui a été tourné. Vous pouvez vous faire une idée du travail...

Un comique de cinéma ne peut pas « durer » des années, et surtout produire toujours un nombre égal de films. Quatre ans, c'est à peu près toute la durée de sa progression, et de son inspiration sans cesse renouvelée.

Rien d'étonnant à ce que, tôt ou tard, les comiques de cinéma en arrivent à produire des films de plus long métrage où les complications d'une intrigue viennent remplacer une bonne partie des « trucs » comiques qu'on ne peut trouver indéfiniment.

On m'a demandé souvent pourquoi je garde uniformément, tout au long de mes films, cette mine particulièrement désolée.

C'est ma foi bien simple ; j'ai remarqué, dès le temps de mes débuts au music-hall que, lorsqu'on finit un tour plus ou moins drôle, on provoque dans l'assistance un éclat de rire d'autant plus grand qu'on demeure indifférent, puis étonné de l'hilarité du public. Il y a, au contraire, des comiques qui semblent toujours prendre à partie le public et le mettre dans la confidence. C'est ainsi que procédait Fatty ; de la sorte, le public riait avec lui, tandis qu'en ce qui me concerne, le public rit de moi.

Dès que, sur l'écran, un comique se met à rire, c'est comme s'il disait au public qu'il ne doit pas le prendre au sérieux, que tout ça « c'est de la blague ». En fait, on ne le prendra plus au sérieux, et il aura beau se. trouver dans les situations les plus cocasses, il ne fera plus rire. Après tout, le film comique consiste, pour le comédien, à « faire l'idiot » et plus sérieusement il le fera, plus désopilant il sera.

L'un des plus amusants comiques de variétés que j'ai jamais vus est Patsy Doyle, qui se dénomnait lui-même « le gros homme triste ». Je le revois toujours planté au milieu de la scène, contenance lugubre, et contant d'une voix chargée de douleur ses ennuis au public. C'était à se tordre, et l'on se tordait en vérité ; mais si, par hasard, Patsy s'était pris à sourire, ses effets auraient été complètement ratés.

Mais il n'y a pas que l'interprétation des rôles comiques qui soit une sérieuse affaire, il y a aussi la création de l’œuvre et sa mise en scène. La comédie est fugace ; il faut produire son premier effet au moment précis, donner ensuite au public le temps de se reprendre, puis pousser à fond ou continuer la progression suivant le cas. Dans ce rythme, il y a quelque chose de mathématiquement précis, car il est de toute importance que le public sente toute la force de l'incident comique et qu'il puisse attendre le prochain éclat de rire sans la moindre impression de lassitude. Ce rythme est une science, dont l'importance apparaît toute entière au metteur en scène.

Un film comique s'assemble, pour ainsi dire, avec la même précision que les rouages d'une montre. La chose la plus simple, exécutée trop vite ou trop lentement, peut avoir les effets les plus désastreux. Nombre de scènes du plus haut comique furent entièrement perdues pour le public pour avoir été jouées trop précipitamment.

Il entre donc dans l'interprétation de toute comédie burlesque un grand sens psychologique et une science du rythme qu'on ne saurait assez souligner.

Le public est encore habitué aux méthodes des films comiques silencieux et il nous faut lui donner des inventions mimées, combinées avec la nouvelle technique du film parlant pour le satisfaire. Les acteurs comiques ont spécialement à faire face à la nécessité de donner une grande place aux jeux de scène sans paroles et le devront longtemps encore. Il y a de très bonnes raisons à cela. Le rire exige beaucoup moins de mots que l'art de débiter une tirade romantique à l'écran parlant. Les acteurs comiques, lorsqu'ils font connaissance avec le film parlant, deviennent de plus en plus laconiques, à mesure qu'ils s'aperçoivent qu'un mot ou deux bien placés dans une action muette produisent une impression plus drôle qu'un long discours, alors que les rôles des acteurs tragiques deviennent de p us en plus longs. Et aussi comment pourraient-ils faire rire aux éclats puis continuer à parler ? Comment se combineraient le tumulte venu de la salle et les mots partis de l'écran, même amplifiés par la voix puissante du haut-parleur ?

Il y a de nombreux et bons exemples du fait. William Haines, dans sa dernière comédie, The Girl said no, n'a jamais employé plus de dix mots dans une conversation, tandis que d'un autre côté Greta Garbo, dans son rôle puissamment dramatique d'Anna Christie, avait des répliques qui lui prenaient plus d'une minute à prononcer. Laurel et Hardy sont connus pour ne jamais dire plus d'un mot ou deux dans leurs répliques, et pour en venir à mon rôle dans Free and Easy, tourné sous la direction d'Edward Sedgwick, où j'ai fait ma première apparition dans un film parlant, il m'a fa lu travailler deux jours à une scène ou je n'avais que trois mots à dire. « aïe », « patron » et « oh ! ».

Il y a des raisons physiologiques à ce fait. Dans une situation dramatique sérieuse, l'acteur doit parler assez longuement pour transmettre une idée définie que le public veut connaître tout au long. Le film comique, d'un autre côté, dépend d'un événement inattendu qui arrive soudain, de telle façon qu'on n'a pas le temps de discourir à son sujet. Par exemple, l'acteur s'assied... sur un clou, saute en l'air et hurle « aïe ! ». Voilà tout ce qu'il a le temps de dire, n'est-ce pas ? Le drame sérieux est accepté comme authentique : de là une sollicitation de l'intelligence. Mais personne n'est supposé croire à la réalité d'un film comique, aussi n'y a-t-il de place pour aucun texte d'application. Il en résulte que ce dernier restera toujours pour une proportion d'environ 40 p. 100 silencieux - et que la musique fera le fond du spectacle.

Pas plus qu'il ne méprise la parole, le film comique ne doit négliger l'élément sentimental de la musique. Une comédie musicale, comme nos films, fait surgir l'humour impondérable du mot. Mais considérez n'importe lequel des spectacles chantés que vous avez pu voir au théâtre. La plus grande partie des paroles était perdue pour le public à cause des conditions scéniques de l'interprétation. Certains spectateurs étaient placés trop loin ou bien l'acoustique n'était pas bonne partout. Dans un film parlant, le microphone, qui est vraiment l'oreille du public, est dispose de telle façon que tout le monde entend. Chaque fauteuil, à quelque endroit qu'il se trouve, est un fauteuil de face. On m'entendra chanter des morceaux avec Trixie Friganza et dans le reste du film, dans les parties qui se passent hors de la scène, je puis employer tous les trucs des films silencieux et marquer l'accentuation par quelques mots.

Dans les films silencieux, - nous ne pouvions employer l'humour de la parole que dans de brefs sous-titres. Mais maintenant, il nous est possible d'utiliser la technique de la pantomime qui est, après tout, ce que le public attend d'un film comique, puis avoir recours au dialogue lorsque c'est nécessaire, en guise de variation.

Buster Keaton in Cinéa, n°10, décembre 1930.