Marianne, 2 Septembre 1936.

Durant l'hiver, il a fallu fréquenter les piscines, nombreuses maintenant, modernes, l'eau en est régulièrement renouvelée. Mais toutes sont sans horizon, étouffantes ; et, dès les beaux jours, je n'y retourne plus.
J'ai fait du vélo, beaucoup, et cet autre sport : la nage, je n'ai jamais cessé de le pratiquer. Je ne saurais donner des leçons comme font les maîtres nageurs, qui regardent s'agiter au bout d'une corde leurs élèves « Un, les bras ! Deux, les jambes ». J'ai appris à nager étant gosse, à la piscine Ledru-Rollin — bien crasseuse, alors — où m'avaient entraîné des camarades. « Tu peux te noyer, m'avait dit ma mère, furieuse, j'irais pas te reconnaître. » Je bus la tasse, vis tout bleu, me démenai, crachai, sombrai.. repris pied en soufflant. Après maintes leçons, je traversai la piscine ; mais, dès que je n'avais plus pied, souvent l'angoisse me paralysait. « Doucement ! » criait un maître nageur. L'assurance me vint, je bus la goutte sans m'affoler, commençai à éprouver quelque joie à sentir fonctionner méthodiquement bras et jambes. Si bien qu'un jour d'été je me lançais dans l'Oise, sous les regards d'un oncle qui, de son temps, prenait, lui aussi, des « pleine-eau ».
J'appris enfin a nager « avec style », comme on dit dans le jargon des piscines. Parce que, franchir 30 mètres, s'arrêter, repartir, agiter les bras, souffler, tout ça s'appelle barboter. Il s'agissait de faire « la brasse coulée » ; plus tard, « le crawl », on verrait ! Que d'efforts, de fatigue, de découragement ! Et, soudain, la récompense : une bonne cadence, un souffle égal, la sensation d'avancer « en souplesse ». Ça venait donc ! Je fis 50 mètres, une distance classique ! puis 100. Bien sûr, je n'aurais osé me faire chronométrer comme ces gaillards qui avançaient en se servant de leurs pieds comme d'une hélice. Je les regardais attentivement, longtemps.
La brasse coulée, c'est une nage simple, rationnelle, harmonieuse, qui permet de franchir sans fatigue de longues distances. Le corps glisse et se coule vraiment, la tête à peine sous l'eau ; les bras sont étendus et joints, les jambes aussi ; puis une profonde aspiration, le coup de ciseaux de la brasse, et, de nouveau, la coulée, vive, sûre, un peu comme un poisson. Assez vite, je possédai un bon style, comme certains nageurs que j'avais enviés.
Bien plus long et difficile, le crawl : Beaucoup s'arrêtent dès les premières tentatives. Ça exige une rude persévérance, cet apprentissage, des séances lassantes de battements de pieds, de mouvements de bras, une savante économie dans l'effort. Insensiblement, on éprouve un plaisir excitant à sentir ses muscles s'allonger, se rétracter, donner chaque fois leur maximum de puissance, chaque organe aider à ce glissement heureux. C'est, véritablement, comme s'il s'agissait d'une machine ; et, sa respiration, on la dose, la renouvelle, on en prend soin comme le bon chauffeur se soucie d'économiser son essence. La fatigue survient-elle ? Un mouvement est mauvais. Il faut surveiller son battement de pieds ou le dégagement du bras ; la main, dont la position est vicieuse ; ou la tête enfonce trop, ou le corps. On doit continuellement s'observer, penser le moindre de ses gestes, afin d'obtenir une cadence régulière, aisée, puissante. Et, si on plie son corps à cette stricte et sévère discipline, ce n'est pas pour battre un jour « des temps », ce n'est pas non plus « par hygiène », mais simplement parce que l'esprit s'exalte à tenter cette conquête.
Moi, je ne connais guère de joie plus profonde et plus enivrante, plus pure, que celle de nager en mer, d'avancer avec souplesse et presque sans effort, de sentir se glisser silencieusement son corps, de tenir les yeux grands ouverts et voir ces fonds glauques ou ces fonds de sable sur lesquels se projette votre ombre, de garder une pensée qui saisit toute la splendeur de l'été, du ciel, des eaux mouvantes et gorgées de vies. Je nage longtemps, calme et confiant, sensible aux courants chauds ou froids, comme à des caresses. Mon corps, je le sens qui existe enfin: pleinement, qui s'animalise, qui s'épanouit, avec ses muscles durs, élastiques, nets. Il me semble que je suis lié aux éléments, à un univers éternel, à sa source, et qu'il est possible de s'y perdre, tout au moins d'y baigner. Instant unique ! Mes yeux regardent au fond de ces eaux bleues où balancent mollement des algues, des plantes informes, où rôdent de solitaires poissons. Mais la fatigue, peu à peu, s'empare de moi ; et, quelquefois, la peur de ces mystérieuses vies sous-marines. Je regagne la rive, à regret. Le soleil cuit mon visage, ma peau qu'imprègne le sel. Les pieds bien posés sur cette terre pesante et morte, je me redresse, respire le vent du large, lève la tête vers le soleil, les membres forts et comblés, l'esprit clair ; et, l'espace d'une seconde, j'ai l'impression qu'il serait aisé peut-être d'entreprendre, la conquête du monde.
Eugène Dabit in Marianne, 15 Août 1934.