Mort d'un jardinier, de Lucien Suel (La Table Ronde).

Un homme en son jardin. Il ne flâne pas, il y travaille. Il frappe et coupe et creuse et arrache et scie et brûle. Sectionne et met à nu. Sous la terre, la vie, l’impatience, est là qui pousse. Une voix (le même homme), le narrateur, invisible. Son jardin à lui est fait de mots. Il les fouaille, les choisit avec précision, on ne plaisante pas avec ces choses là. Il s’adresse au jardinier, restitue ses gestes, se souvient, le tutoie.
Tu récoltes que ce que tu as semé, tu commences par le rouge et le vert, premiers radis premières laitues, gotte jaune d’or ou reine de mai…
Ils savent que le monde est imparfait. Que faire ?
…tu crois avoir trouvé la bonne méthode en cultivant ton jardin, en mêlant le vulgaire et le sacré, en devenant une sorte de passéiste moderne ou de moderne archaïque, de toutes les façons personne n’a de solution…
Vivre au rythme du temps et des saisons. Mais un jour c’est le cœur qui refuse de battre la cadence.
…tu as la tête qui tourne, la peur se mêle à la douleur, un vertige te saisit, tu plies les genoux, tu tombes au milieu des bûches fendues.
La mort est là, elle a toujours été là. Le temps s’arrête. Advenue de l’à-présent. Le monde, il faut le raconter au présent pour que chaque instant du passé soit à l’ordre du jour - jour qui n’est autre que le dernier.
Surgissent alors les souvenirs : l’enfance, les voyages, les livres lus, les livres écrits, les musiques écoutées, les bières bues, les rêves, la femme aimée, l’humus sur lequel le jardinier s’est fait homme. Chaque image apparaît comme un flash puisque comme l’a si bien dit Walter Benjamin : «L’image authentique du passé n’apparait que dans un éclair, image qui surgit que pour s’éclipser à jamais dès l’instant suivant » 
…tu retrouves le goût de toutes les bouches qui se sont ouvertes sur la tienne, de toutes les langues qui t’ont caressé, tu marches dans les sous-bois, tu descends vers la rivière, ton cœur bat très fort, tu sens une odeur de framboise, une douceur ineffable…
Les mots se mettent à échapper au temps, appartiennent à des temporalités complexes,
…tu entends des voix lointaines étouffées par la distance, tu ne les entends pas ici dans tes oreilles, tu les entends ailleurs dans ta chambre d’enfant assis en larmes au milieu de ton lit mouillé.
et finissent par rejoindre la grande cohorte des mots déjà écrits par d’autres, la grande cohorte des morts (mémère Rachel, parrain Fleury, Christophe Tarkos, le grand-père, Jack London, Kathleen Ferrier, William Burroughs, Léon Bloy, Huysmans, Albert Ayler, Bernanos, Sun Ra…) qu’ils auront la force de faire revivre. Car, mystère des mystères, il est dévolu à chacun de nous une parcelle du pouvoir messianique.
…tu es mort.
Le monde continue.
…le rouge gorge s’envole, se pose sur le sureau, son chant liquide et mélancolique résonne à travers tout le jardin…
Et on entend, comme un écho empli d‘une douleur à venir, le nom d’un poète.
…une vache qui meugle, le chien des voisins qui aboie, puis quelques minutes plus tard, une voix qui t’appelle encore et encore, une voix qui crie ton nom à l’entrée du jardin.
Lucien Suel est bien vivant et il nous le prouve de la plus belle des manières. Fortement recommandé.