Longtemps j'ai vécu sur une ile par 16°13' nord et 61°29' ouest. Sous ces latitudes point de crépuscule ni de marée. La nuit tombe comme un bloc, entre le chien et le loup rien, ayen, ak. Et jamais la mer ne se retire. Les tropiques ne connaissent pas l'entre-deux.

Ce matin là, à la marée montante Stephen Dedalus marche sur la plage de Sandymouth.(1)

Sous son pied le sable grenu avait disparu. Ses souliers foulèrent de nouveau un magma humide et grincant, coquilles manche-de couteau et crissants graviers et tout ce qui vient briser les galets innombrables, bois criblé de vers, Armada perdue. Des sables imbibés d'eau gluante guettaient ses semelles pour les aspirer, exhalant une haleine d'égout. Il les côtoyait, marchant avec précaution.

Autour de lui tout fait signe.

Ce sable entassé est le verbe que vents et marés ont vanné jusqu'ici.

Il oscille entre origine et fin, entre permanence et changement. Alors qu'il aperçoit un chien.

Leur chien allait l'amble le long d'un banc de sable en train de fondre, trottant, reniflant dans toutes les directions. Cherchant quelque chose de perdu dans une vie antérieure. Soudain il fila comme un lièvre, oreilles rejetées en arrière, à la poursuite de l'ombre d'une mouette au vol rasant bas (...). Il volta, se rapprochant par bonds, puis au trot, pattes tricotantes. D'orangé un cerf passant, au naturel, sans massacre (...). Son corps tacheté qui trottait en avant s'allongea soudain en un galop de veau.

L'épisode est placée sous le signe de Protée dieu de la métamorphose doué du don de prophétie

Ce dimanche après-midi, avant d'aller dans quelques jours à une exposition consacrée à la mélancolie, je lis. Allant d'un livre à l'autre, consultant des index, debout, le livre posé sur le lutrin, assis, couché, cherchant à établir des correspondances, à susciter des rencontres. Et quelque fois le feu prend.(2)

Notre imagination feint, déforme et ondoie si diversement, elle commande si impérieusement notre corps que, comme Protée ou comme un caméléon, elle peut prendre toutes les formes possibles ; de plus, ajoute Ficin, elle est d'une telle force qu'elle agit aussi bien sur les autres que sur nous-mêmes (...). l'imagination est l'instrument des passions, et leur permet de produire trés souvent des effets prodigieux (..).

Dans un autre ouvrage où l'érudition confine au fantastique(3). A propos de la gravure Melencolia I de Durer.

Le premier des ces motifs auxiliaires associés à Saturne ou à la Mélancolie est le chien qui appartenait en propre aux portraits typiques des savants. L'avoir inclus ici et en avoir renversé le sens pour en faire un compagnon de souffrance de Melencolia, c'est un parti qui ne laisse pas de se justifier. Non seulement il se trouve mentionné dans diverses sources astrologiques comme animal typique de Saturne, mais dans l'Horapollo (introduction aux Mystères de l'alphabet égyptien) il est associé à la disposition des mélancoliques en général, et des savants et prophètes en particulier. Il y est dit que le chien, plus doué et plus sensible que les autres animaux est très sérieux de nature et peut être victime de la folie ; et que, pareil aux profonds penseurs, il est porté à être toujours en chasse, à flairer les choses et à ne plus les lacher. "Le meilleur chien", dit un hiéroglyphiste est celui " qui montre une tête, comme on dit couramment plus mélancolique.

C'est à ce moment là que j'ai pensé à Stephen Dedalus, que j'ai pensé à ces plages où il faut aller chercher la mer au loin, que j'ai senti insensiblement, parce que ce vide il fallait bien le remplir et que les mots n'y suffisaient plus, l'angoisse monter.

(1) Ulysse - James Joyce (Trad Morel - Gilbert - Larbaud)
(2) Anatomie de la Mélancolie - Robert Burton (Edition de Giséle Venet, Folio)
(3) Saturne et la Mélancolie - R Klibansky - E Panofsky - F Saxl (Trad F Durand-Bogaert - L Evrard, Gallimard)