En mars 1889, Marcel Prévost donne dans le Journal des débats, sous la forme d'un feuilleton en cinq livraisons, le récit d'un périple, intitulé La région des Causses, qui le mena de Mende à Millau. C'est ce récit que je me propose de partager ici.
Son texte se situe à la frontière du guide touristique - il corrige le Baedeker - et du journal de voyage. A ma connaissance ces pages n'ont jamais été recueillies en volume.


C'est, je crois, au commencement d'Héva que Méry, décrivant une vallée de l'Inde, s'exprime ainsi:« J'ai sur tous ceux qui l'ont décrite avant moi une supériorité je ne l'ai point vue. » Moi, qui vais essayer, après plusieurs, de dépeindre le Cagnon du Tarn et Montpellier-le-Vieux, j'ai vu l'un et l'autre, je l'avoue ; mais je possède sur les précédents descripteurs un avantage non méprisable je ne les ai point découverts. Les gorges que j'ai parcourues n'étaient pas mes gorges ; je ne revendique aucun droit d'invention sur les rochers fantastiques qui hérissent la lèvre des causses.

Or, rien n'est si dangereux pour la fidélité du portrait qu'on esquisse que d'avoir avec le modèle des relations de parrainage... J'ajoute que, n'étant ni géographe, ni géologue, j'ai traversé ce pays en touriste fantaisiste, en artiste, si l'on veut. On me demandera donc, je l'espère,moins de théories scientifiques que de paysages, et moins de documents que de sensations.

MENDE-LE CAUSSE DE SAUVETERRE-SAINTE-ENIMIE.

Plusieurs chemins mènent de Paris à la région intéressante des causses. Actuellement, à vue de pays, le trajet me paraît devoir s'effectuer par la ligne dite du Grand-Central, – celle qui traverse le célèbre viaduc de Garabit. On ira ainsi directement jusqu'au Monastier, et de là à Mende, qui est un bon point de départ. Mais à l'époque oùj'ai fait excursion, le tronçon de Neussargue à Saint-Chély, qu'on a inauguré en 1888,était encore en construction. J'ai dû rejoindre Mende par Capdenac, Rodezet Séverac-Ie-Château. La ligne, du reste, est pittoresque, et le voyage dure peu de temps.

Mende est situé en plaine, au fond d'un cirque de montagnes. Au Sud-Ouest, ce cirque est muré par le causse de Sauveterre ; au delà de ce mur s'ouvre la vallée du Tarn. Pour atteindre celle-ci, il faut donc franchirl'énorme massif calcaire du causse ; on fait le trajet en voiture, par une bonne route de chars qui va de Mende à Sainte-Enimie. La traversée du causse est curieuse : l'œil s'y familiarise, pour la première fois avec des sites nouveaux, d'étranges formes de rochers.

Je l'ai faite par un temps de fin d'été, couvert au sortir de Mende, qui peu à peu s'est éclairci jusqu'au resplendissement d'un admirable coucher de soleil. En fermant les yeux, je m'y revois il n'est que les paysages de solitude pour s'imprimer aussi ineffaçablement dans le souvenir... La route grimpe ardument au flanc du causse : deux juments maigres, solides, s'ébrouent à la côte en tirant la vieille calèche rembourrée de foin, - où je suis seul, avec un petit bagage... Une brise qui s'aigrit à mesure qu'on s'élève, enfle la blouse du cocher,- paysan à face lourde, au nez écrasé, aux yeux vrillés,- vrai type de Caussenard. Alentour, des sommets pareils à celui-ci,- mais moindres, se découvrent peu à peu. Ils sont rouges ou gris, les plus proches ; bleus de fumée, les plus lointains. Encore un. bout de côte et les juments reprennent le trot : la route s'engage, toute droite, sur le plateau du causse. Au bord de l'horizon, les massifs entrevus tout à l'heure diminuent, s'éloignent, s'effacent. Bientôt, jusqu'où meurt la puissance des yeux, - la plaine de pierres nous environne.

Quel paysage !.. Sous le ciel froid, crêpelé par les dernières déchiquetures de nuages, c'est une étendue livide, qui semble plate dans les éloignements, mais qui, de près, montre à nu les bouleversements de sa surface. L'eau des pluies a capricieusement évidé le sol; elle y a dessiné un relief étrange, figurant des chaînons de montagnes, des cirques, des cratères, toute une orographie pygméenne. Pas d'arbre, pas de ruisseau, pas de maison. Partout l'étendue rase, semée d'ossemens calcaires. Le vent, furieux maintenant, que rien n'arrête dans ces solitudes, me fouette le visage, hérisse la crinière des bêtes qui vont tête basse, pressant le trot, Et le cœur est envahi de je ne sais quelle émotion sanglotante au milieu de cette nature pétrifée, où un cataclysme ancien, innommable, semble avoir tué la végétation et la vie. Pourtant des hommes vivent là. Rares, c'est vrai, de plus en plus affamés de fuir la terre maudite ;mais il y en a. A gauche de la route, un tas de pierres grises, longtemps indistinct du causse lui-même, s'en détache maintenant et se précise. Cet amas de cailloux sans ciment, c'est un village. Pour le moment, rien n'y remue, on pourrait le croire abandonné de ses tenants.

Mais, quand le bruit de la voiture sur la route se fait entendre, quelques enfants farouches surgissent, derrière un murtin demi-éboulé, des gamins hâves, des fillettes aux jambes nues, couleur d'argile. Ils me considèrent un temps sur leur face de misère se peint une stupeur de sauvages a la vue d'un Européen. Puis, tout d'un coup, sans un cri, avec l'effarement brusque des bêtes en troupeaux, ils s'enfuirent.

… Le causse, c'est la montagne ingrate, méchante à l'homme. C'est un Sahara l'été, sans eau comme l'autre, réverbérant la chaleur sèche sur ses pierres comme l'autre sur le sable. L'hiver, c'est une mer de neige.,un vrai steppe sibérien, aveuglé de brouillard. Alors, des piquets trouant la plaine blanche montrent seuls la route au pèlerin... Mais le vent souffle souvent, soulève la poussière glacée en tourbillons. Et il ne se passe pas d'année qu'un Caussenard revenant de la foire, ou quelque pauvre facteur en tournée vers les villages de là-haut, ne périsse, enseveli dans le grand linceul de neige.

Parfois aussi, l'instable équilibre des masses rocheuses surplombant la crête des causses est détruit par un orage, par une grande poussée d'eau venant des plateaux. La masse s'écroule, bondit, s'émiètte en pluie de pierres et s'abat d'une chute effroyabledans le lit du Tarn ou sur quelqu'un des villages lépreux qui le bordent. J'ai vu, - c'était près des Vignes, je crois, - un de ces villages défoncés par un torrent de pierres. Le torrent s'était fait un lit jusqu'à la rivière, en éventrant deux maisons. Disparu le jardin, croulées les murailles, inondée de pierres la cave où l'on avait enfermé la fortune de la famille la pièce de vin de la récolte. Les habitants se terraient sous un pan de toit, resté debout. J'ai dit à l'un d'eux: « Vous déblayerez?... » Il a eu un geste d'Oriental et m'a répondu :« Je ne peux pas. Il y a deux mètres de cailloux partout !»

La route tourne ; les roues de la calèche grincent sous le frein. Voici la descente. A l'avant, l'horizon s'ouvre sur la déchirure qui sépare le causse Méjan du causse de Sauveterre. Le Tarn est au fond, tout au fond, et le village de Sainte-Enimie au bord du Tarn, parmi des verdures. Cette descente, par le ravin du Bac, est le premier étonnement du voyageur. La route jaune serpente au flanc du roc rouge, parmi des escarpements plantés de vignes, des vergers en terrasse, des champs de lavande, des bosquets d'amandiers. Elle a des lacets, des retours, des surplombements capricieux, la fantaisie des écharpes secouées... Une clarté inattendue, comme artificielle, revêt de plus de prestige le site vu des hauteurs car : tandis que sur les causses luit le soleil déclinant, l'ombre bleue a déjà noyé les fonds où se tapit Sainte-Enimie. De grands rais de lumière, passant entre deux contreforts, tranchent cette ombre, ça et là : les maisons qu'ils frôlent ont une blancheur de craie, et leurs toits d'ardoise sont tout incendiés.

A Sainte-Enimie, il y a un vaste couvent de frères, un ermitage, et une fontaine, - celle-ci célèbre -, la fontaine de Burle. Il y a aussi, autour des maisons, beaucoup de jardins et de vergers ; ils embaument positivement, je n'ai jamais approché de village qui sente si bon : l'odeur capiteuse des amandes amères mêlée aux salubres senteurs de lavande. Ces parfums enveloppent tout le voisinage ils vous poursuivent en amont jusqu'à Ispagnac, et en aval jusqu'au delà de Saint-Chély-du-Tarn.

Mais le village a mieux que son monastère, que son ermitage et que sa fontaine, mieux même que ses parfums et son paysage. Il a une légende, celle de la sainte qui lui a donné son nom. La voici prise dans les Bollandistes : cette langue sérieuse, un peu lourde, lui va mieux que notre parler moderne, si nerveux et haché.

« Le sang de l'illustre maison des rois très chrétiens de France coulait dans les veines de la bienheureuse vierge Enimie. Les lis avaient ombragé son berceau, car elle était la fille du roi Clotaire le Jeune. Elle brillait néanmoins davantage par l'éclat de ses éminentes vertus et la candide blancheur de son intacte virginité. Elle avait choisi Jésus-Christ pour son époux, lorsque les auteurs de ses jours la pressèrent vivement d'unir ses destinées à celles d'un époux terrestre. Quel admirable exemple de constance à son premier choix va donner aux générations futures cette jeune vierge ! Elle sollicite comme une faveur de son époux céleste la grâce de perdre les dons de la beauté, même aux dépens de sa vie. Ses vœux sont entendus une lèpre affreuse souille le corps de la pieuse princesse. L'extrême laideur de son visage éteint les feux dont brûlait l'époux qui lui était destiné... Enimie se livre avec une ardeur nouvelle à la prière, et, pendant qu'elle épanche ainsi sa belle âme dans le cœurde son époux céleste, voici qu'un ange lui apparaît. Le messager du Seigneur l'engage à diriger ses pas vers les contrées du Gévaudan. Là, elle devra se baigner dans les eaux limpides de la fontaine de Burle et s'y dépouiller de la hideuse lèpre dont tout son corps est couvert. Le roi, instruit de la miraculeuse vision de sa fille la fait partir avec un cortège digne de la royale visiteuse. La fontaine que le ciel a désignée est découverte. La vierge se baigne dans les ondes salutaires. Le Jourdain semble couler de la source de Burle et, par la puissante invocation du nom de Jésus, la lèpre disparaît. Enimie recouvre une santé florissante.

» La royale vierge se disposait à repartîr pour Paris et à rentrer dans la maison paternelle. Elle avait déjà monté les âpres côtes du Tarn, lorsque la lèpre, pour la deuxième fois, vient souiller ce corps virginal. Enimie redescend à la fontaine de Burle. Elle invoque encore le nom de Jésus et sa prière est exaucée. Les ondes salutaires la purifient de cette hideuse maladie. Enimie, revenue à la santé, rend d'abord de très humbles actions de grâce au Seigneur, et se dispose à remonter sur la plaine pour exécuter son premier projet de retour. Mais, une troisième fois, la lèpre vient ravager la beauté de son visage, et Enimie reconnaît alors que la volonté de Dieu est qu'elle reste là et se voue a son service. Elle vient pour la troisième fois se plonger dans la fontaine et trouve la guérison. Les rois Clotaire son père et Dagobert son frère, instruits des desseins de Dieu sur la princesse Enimie, lui envoient des grandes sommes d'argent. De vastes domaines sont acquis dans les environs, et un monastère de pieuses filles consacrées au Seigneur est élevé auprès de la fontaine par la royale vierge. Deux églises y sont construites, l'une en l'honneur de la mère de Dieu, l'autre en celui de saint Pierre. Le bienheureux Ilère,évêque de Mende, est appelé dans cet endroit. Il y consacre Enimie abbesse du nouveau monastère et reçoit les vœux des religieuses, compagnes de la sainte princesse... »

N'est-elle pas jolie, la légende ?... Et comme le site encadre bien cette blanche vision de vierge mérovingienne, parmi les vergers et les vignes,dans l'air imprégné de l'haleine des lavandes et des amandiers !

Marcel Prévost in Le Journal des débats, 5 mars 1889

(A suivre)