Un éditeur parisien a publié, dans sa collection « Les Livres de Nature », un livre qui est, dans sa claire simplicité, une merveille : La Vie des bêtes pourchassées, par Thompson-Seton. En le fermant, je me rappelle l'admiration avec laquelle j'ai déposé d'autres ouvrages : ceux de Kipling, de London, de Curwood, de Colette, de Charles Derennes et du pauvre et grand Louis Pergaud ; je pense qu'en ouvrant un livre nouveau de Jean Nesmy, ces bréviaires vert et or de la forêt, j'ai chaque fois souhaité qu'il me parlât davantage des hôtes de la soilitude sylvestre.

Je me suis souvenu aussi que je fus chasseur ; que, des journées entières, j'ai battu les marais aux côtés de mon merveilleux pointer Tempest ou du ravissant Snow, setter de haute lignée ; que j'ai passé des nuits parmi les ombres singulières dessinées sur l'écran lunaire des eaux immobiles.

C'est ce qui me pousse à raconter cette histoire de pluvier, sans prétention de faire œuvre de science, en voisin indiscret qui coule un regard par dessus la haie, dans l'enclos d'à côté... Et puis, il y a des souvenirs confus, vieux de plus de trente ans, qui remontent du passé : un pensionnat de Wallonie, dont les murs bas touchaient presque à la mousse grisé d'une large eau marécageuse sur laquelle mon âme nomade de Flamand lançait une Armada de rêve, et sur laquelle ma vie errante débuta par des songeries immenses.

C'est dans ces classes, pendant d'odieuses leçons de grammaire ou de ternes cours de géographie englués sur des mappemondes déteintes, que j'ai entendu le cri mélancolique de mes petits amis neigeux et cendrés, les pluviers.

Je me souviens aussi que, plus tard, une auberge de Hollande, à l'enseigne des Deux Pluviers fut accueillante à ma misère d'errant de mer et des basses terres nordiques.

Cela ne m'a pas empêché apporter souvent, au soir tombant, de pauvres et légères dépouilles sanglantes au fond de mon carnier. « Tout homme tue ce qu'il aime » a dit Wilde.



Un livre d'histoire naturelle vous apprendra que les pluviers — on les nomme parfois pluviers guignards — appartiennent à la famille des échassiers migrateurs ; qu'ils nichent et élèvent leurs petits dans les solitudes septentrionales ; qu'en automne, ils émigrent en bandes nombreuses vers le Sud ; qu'ils possèdent un habit de gala ou de printemps, blanc et or, et un modeste complet de voyage cendré.

Ces livres — qui ne m'amusent pas beaucoup, je vous l'avoue — servent une anecdote rance, que vous retrouverez, avec peu de variantes, aux chapitres traitant des mœurs et coutumes des alouettes, des perdrix et d'une foule d'autres oiseaux. On vous dira encore que la femelle du pluvier montre une grande tendresse pour sa couvée, et tâche d'en éloigner le chasseur, le chien ou le rapace, en simulant d'être blessée et de ne pouvoir fuir qu'à peine.

Ce que ces ouvrages semblent négliger, c'est de parler de l'intelligence curieuse de cet échassier; de son goût du bizarre ; de sa façon toute personnelle de vivre sa petite vie ; de ses trouvailles comiques quand il ne se croit pas observé ; de l'idée fixe d'indépendance qui dirige cette vie, alors que la nature semble vouloir lui imposer la communauté en régime journalier.

La formation en groupe, il ne l'accepte que pendant ses déplacements, où la loi mécanique du vol en triangle l'asservit, et pendant les heures de pâture, quand sa sécurité exige la vigilance des sentinelles ; encore s'y soustrait-il souvent en choisissant un coin reculé, où il n'admet aucun convive à sa table,

La grande preuve de ce goût pour lia solitude se manifeste à la nuit tombante.

Alors que la compagnie de perdreaux se tasse dans quelque sillon abrité, ou choisit une combe proche de l'orée d'un bois ; que les canards s'endorment en se sentant l'aile ; que les poules d'eau forment une ronde immobile pour une ténébreuse assemblée à l’abri d'une forêt de roseaux, la troupe des pluviers se désagrège dès des premières ombres, et chacun cherche un gîte isolé, au creux d'une souche ou entre deux mottes de glaise.

Nous l'y retrouverons tout à l'heure, au tournant de la page, pendant sa nuit inquiète.



Caché par le rideau d'une oseraie, je l'observe dans le champ clair de ma lunette Zeiss.

Minuscule David des terres de boue, il commence, dès son entrée en scène, par se quereller aigrement avec deux poules d'eau stupides, qui fouillaient la vase de l'ivoire blanc de leur bec.

Les poules sont parties, vaines et prétentieuses, se donnant des airs de torpilleur d'escadre.

Dès qu'elles ne sont plus que des silhouettes noires s'enfonçant à l'horizon, et qu'une grenouille, qui faisait le presse-papier sur une feuille de nénuphar, a plongé devant sa colère ébouriffée, mon pluvier se met à table. Ses pattes frappent infatigablement le sol mou. Ah! voici les vers de vase qui sortent...

Tout autre volatile se. jetterait avidement sur la succulente pitance ; lui, le pluvier, apporte au festin toute sa fantaisie. Sans doute qu'à la façon des vrais gourmets, il taquine sa faim.

Sa tête ronde esquisse d'abord une révérence ; il la jette de côté, puis dans le cou, en un petit rire silencieux de joie gourmande :

— Ah! comme cela sera bon!

Il fait des gorges chaudes au fantôme de la faim qui s'enfuit sur les eaux.

— « Va-t-en, monstre décharné, ce ne sera pas aujourd'hui que ta griffe tordra mon doux ventre blanc!

Il fait une pirouette nerveuse, une série d'entrechats, trois pas de gigue et une véritable batterie de ballerine, puis brusquement il s'attable. Malgré ce délai consacré à l'art et au raffinement, pas un des fils rouges qui frétillent à la surface de la boue n'a pu y replonger...

Trois ou quatre fois, la séance se renouvelle ; chaque fois, les motifs chorégraphiques du prélude sont repris.

Voici notre ami rassasié : la minute est délicieuse et grave. Il choisit une petite crique où l'onde lui semble plus claire, et, posément, fait sa toilette, rince ses pattes, son bec, se gargarise d'une goutte d'eau fraîche.

Une seconde de repos, consacrée, du reste, à bien inspecter les alentours, car la curiosité des poules d'eau va lui être plus odieuse que jamais, et c'est le moment des ébats de haute école...

Le pluvier vient de se dresser sur ses pattes raidies et commence une parade-marsch qui, aux jours d'avant-guerre, aurait eu du succès « Unter den Linden ». Mais il a recours à sa riche fantaisie pour y adjoindre courbettes, saccades de pantin, dandinements grotesques, mouvements de croupe, et enfin une partie jouée à cloche-pied.

Piït... Pilhouït...iït ! !... Son vol rasé un moment l'eau et plonge dans l'azur.

Horluut, le courlis, vient, lui aussi, d'achever son plantureux déjeuner de marée basse. Le repas lui a d'autant plu qu'il l'a pris aux côtés d'une bande de mouettes désolées et envieuses.

Comme hors-d’œuvre, il a avalé quelques sardines abandonnées par le flot, puis, de son long bec mou, il a fouillé le sable humide à la recherche des longs et épais vers marins, gonflés d'un suc rouge comme le sang d'une confortable pièce de boucherie.

Les mouettes en voudraient bien leur part, mais la nature leur a refusé l'immense bec courbe et agile du courlis, et même la dague de Bécassine. Si elles avaient lu La Fontaine, elles penseraient à la revanche de la Cigogne sur le Renard.

Repu, Horluut cherche et trouve derrière une touffe de salicornes l'endroit choisi pour la sieste de l'heure chaude.

Pilhouit! iït !... Qu'est cela ? Notre pluvier.

Non, l'heure du repos n'est pas encore venue pour Horluut, le courlis. Voici qu'une petite boule blanche fond du haut du ciel sur le sable et s'installe devant le géant, troublant le silence de sa digestion par un bavardage menu et rageur.

Horluut comprend. il se redresse, chasse la somnolence envahissante, s'ébroue brièvement, et se met avec gravité à fouiller le sable.

Les belles proies lourdes et juteuses qu'il retire de l'immense garde-manger de la grève, il les laisse choir délicatement du haut de son bec imposant devant le mendiant.

Au pluvier de se gorger ; sa grêle et menue personne en vibre de plaisir.

C'est assez... une nouvelle offrande est dédaignée. Alors Horluut regagne posément l'ombre avare des salicornes...

Tout n'est pas fini pourtant ; le pluvier est un honnête gamin d'oiseau : il va payer son écot.

Devant son grand ami, la parade-marsch de tout-à l'heure reprend, rehaussée de nouvelles fioritures burlesques...

Comme je m'éloigne du marécage en retirant les cartouches de mon fusil, un coup de clairon un peu voilé retentit sur la plaine tranquille, déjà dorée par le soir.

Là-bas, très loin, sur la surface de mercure d'une flaque, une grande ombre volette puis plonge dans la nuit des roseaux.

Mon cœur ne bat plus... je reste haletant, mon ardente joie de tueur de bêtes est en éveil.

Il est là, avec son bec ocreux, ses sourcils sanglants, sa tête de silex, sa vaste poitrine duveteuse qui s'offre aux autans comme un château de proue, — le Tadorne.

Le grand sauvage nordique venu en un raid sans escale des solitudes brumeuses de l’Écosse.

Il est inutile de rebrousser chemin en armant de nouveau mon fusil, car son œil perçant comme celui de l'aigle des Grampians — son ordinaire voisin et ennemi — m'observe.

Il se lèvera dédaigneusement, à un demi-mille hors de la portée de mon arme... et reprendra son vol puissant vers des altitudes où ne monte jamais mon plomb chétif.

Comment est-il venu ?

En voyageur isolé et hautain ayant perdu la trace du long triangle de ses frères, à la suite d'une héroïque mission que je vous raconterai bientôt, ou bien en éclaireur avancé d'un commando qui s'avance encore à dix lieues d'ici, au-dessus de la mer assombrie.

Car les tadornes, créatures énigmatiques, très intelligentes, envoient loin, très loin devant eux, des courriers qui lancent dans la nuit épaisse, le repère de leur coup de clairon.

— « Carey! Carey! » C'est le seuil oiseau qui a fait sien, en un appel de ralliement, ce nom redoutable de Mother Carey, la divinité qui préside à la farouche destinée des bêtes sauvages.

— Carey! Carey!

Cela signifie : descendez, l'endroit est sûr.

Mais si, par contre, la terre semble hostile, que des silhouettes de chasseurs se soient profilées sur l'horizon écarlate du soir, le solitaire laissera passer la bande amie criant haut dans le ciel, sans essayer de la rejoindre car, au ras du sol nocturne, il est aussi aveugle qu'un homme.

Il acceptera l'exil de ses amitiés et de ses tendresses, puisque jamais il ne retrouvera la grande famille voyageuse qui l'envoya en éclaireur, et qui prendra sur lui l'avance de toute une nuit de vol rapide. Je ne connais pas d'héroïsme antique plus digne des livres.

Cette nuit donc, si je veux, je me glisserai vers la flaque repérée. A dix pas de moi, à peine, je verrai une grande ombre malhabile, se lever lentement et rester suspendue, comme à un fil, devant la face rouge de la lune naissante.

Et le tadorne, que l'a nuit prive de tous ses moyens de fuite et de défense, mourra héroïquement solitaire.

Or, pendant mon heure de guet, j'entendrai souvent un petit frémissement à mes côtés ; et si le silence est très grand, si le vent ne fait pas bavarder les roseaux et les hautes herbes, je distinguerai une marche menue, hasardée, appréhensive. C'est le pluvier.

Comme je vous l'ai dit, il a choisi, à l'écart de tous, son gîte de nuit. Mais son sommeil est lourd de hantises et de mauvais rêves. Aussi la nuit est méchante pour le pauvre pluvier, qui s'éveille d'heure en heure, pour chercher un nouveau gîte, où, aussitôt, les mauvaises ombres reviendront.

La ténèbre est pour lui toute inquiétude; il déambule entre deux bribes de sommeil, entre deux fragments de rêve, de cauchemar en cauchemar.



J'ai connu un infortuné petit pluvier qui mourut d'amour pour une tulipe en cristal.

Ne croyez pas à un ordinaire bourrage de crâne, à une anecdote inventée ; la chose arriva, et je voudrais mettre dans ces lignes un peu de la mélancolie qui envahit mon cœur pendant que je raconte ceci :

Depuis lors, aussi, je ne songe plus à rire quand on parle du «ver de terre amoureux d'une étoile ». Après tout, sait-on jamais? et en rire, n'est-ce pas également railler nos propres déchirements, nous qui dirigeons éternellement le faisceau de nos rêves et de nos tendresses vers des sommets inaccessibles ? C'est dans un cottage écossais, pas bien loin de Leith-Bungalow, blotti dans un copieux massif de lilas, que M. Oysterman avait apprivoisé un pluvier doré.

Il n'y a pas de créatures plus sauvages, plus rétives à l'amitié humaine que la gent ailée du marécage. N'empêche que M. Oysterman capture un jour, au filet, un petit pluvier solitaire, il le porte chez lui, le soigne, le nourrît de mets choisis, et fait naître dans ce petit cœur farouche une mystérieuse sympathie pour ses geôliers géants.

On l'avait nommé Jip ; c'était un hôte charmant, peu encombrant ; on n'avait pas songé à rogner ses ailes mouchetées.

Si le soleil et les nuages le rappellent, avait dit la blonde Mistress Oysterman, il s'en ira...

Mais le mélancolique échassier ne répondit jamais plus à l'appel du libre espace.

Parfois, son bec pointait éperdument vers la nue où son regard perçant discernait peut-être des vols familiers, ou bien, il écoutait passionnément la pluie grignoter le silence, mais jamais il ne tenta la belle évasion.

Or, sur le buffet de chêne lustré, il y avait une admirable théorie de hautes tulipes en cristal du Val St-Lambert, allumant leurs tranquilles et profondes lueurs au moindre rayon de lumière ; c'est parmi elles que Jip choisit son incroyable amoureuse.

C'était un verre légèrement teinté de jaune, rendant au toucher un son dièse très doux.

L'oiseau arrivait en trois sauts, de table en dossier de chaise sur le buffet, se coulait vers la fleur de verre et, d'un coup très léger, faisait vibrer l'âme simplette du cristal ; alors il ployait ses hautes pattes et écoutait ravi.

La note harmonieuse s'était tue depuis longtemps qu'il semblait la suivre encore. Sans doute que sa fine ouïe de sauvage continuait de percevoir la. vibration ténue, morte déjà pour nos sens grossiers d'hommes des rues et des maisons ; car il ne sollicitait à nouveau son amie, d'un petit coup de bec, qu'à des intervalles très longs.

Parfois, au milieu de la nuit, les habitants entendaient la chanson du verre, dans le silence du home endormi. Il y avait pourtant alignées sur le meuble, un grand nombre de ces tulipes, aux riches teintes d'améthyste et d'émeraude givreuse, mais, dédaigneusement, il les laissait dans leur silence chatoyant, fidèle à la douce amie au visage de topaze claire.

On tenta une expérience cruelle : on cacha le verre. Jip s'attrista, il le chercha par toute la maison puis alla se blottir dans un coin très sombre de l'escalier, qu'il affectionnait à certaines heures de nostalgie et de rêve.

Et, racontèrent les Oysterman, ce fut vraiment étrange de voir sa joie, quand la tulipe de cristal reprit sa place parmi les autres. Il la choya, lui fit mille amitiés, de petites caresses, la couva de ses sombres yeux de jais, d'un regard d'amour, et, pendant des heures, le fa dièse chanta l'hymne mystérieux des amants qui se retrouvent après une épreuve d'absence.

C'est alors que l'accident eut lieu : le verre se fêla. Comment cela s'était-il produit ? Le bec avait-il été trop exigeant ? Ou bien était-ce là une de ces fêlures inexplicables dont meurent nos cristaux dans les bahuts les mieux fermés ?

Quand Jip voulut entendre la chanson aimée, il n'obtint plus qu'une note fausse et chevrotante qui le fit sauter en arrière. Il recommença, s'énerva, frissonna à cette voix vieillotte, et soudain, pour l'a première et la dernière fois durant sa captivité, il lança un long « Piït » d'une désolation infinie.

Il ne retourna plus au buffet ; il avait compris que sa singulière amie était morte, que plus jamais elle ne chanterait pour lui.

Les choses que nous croyons inertes, auxquelles nous refusons obstinément une âme, dans notre orgueil d'hommes, sont-elles réellement en marge de la vie ? Jip le sauvage, nanti du patrimoine formidable de l'instinct millénaire de ses ancêtres, n'a-t-il pas mieux compris la vie et la mort que nous-mêmes ? Les bêtes qui trouvèrent un saint François d'Assise pour les aimer, ne sont-elles pas plus près de Dieu que nous ? Mais de Jip, les jours étaient désormais comptés. Il se blottit, un soir, dans le coin d'ombre et ne voulut plus en sortir. Son petit corps frissonna ; son bec, un moment pointé vers la lumière d'une fenêtre haute, s'abaissa, puis s'enfouit dans ses plumes.

M. Oysterman qui connaissait cette attitude suprême des petits princes des marécages, savait que le moment de l'adieu était proche.

On alla chercher une tulipe de cristal, émettant un son très proche du fa dièse évanoui ; un doigt ami le fit vibrer à l'écart, tandis qu'on présentait à l'oiseau mourant le verre que la fêlure assassina.

Le bec sombre sortit de la gaîne tiède des duvets, une lueur intense palpita dans les yeux noirs du pluvier... Ainsi, elle était revenue, la divine chanteuse amie... on allait pouvoir reprendre les douces séances... les nuits ne seraient plus si atrocement silencieuses entre deux vilains rêves.

Jip écouta longtemps la chanson perdue, en frissonnant toujours de plus en plus faiblement. Puis il devint très tranquille, une petite brume était venue en ses yeux.

Sa petite âme était partie vers le grand mystère, vers ce paradis qui, quelque part, de l'autre côté du gouffre final, doit ouvrir des portes d'or pour l'esprit des bêtes pourchassées, nos frères dans la peur; et, si Dieu est bon et juste— ce que je crois, — pour l'âme harmonieuse des fleurs en cristal.

John FLANDERS in La Revue Belge, 15 juillet 1929.