Léon Werth à qui l'on doit Déposition magnifique journal rédigé entre1940 et 1944 tint la chronique judiciaire de L'Intransigeant au cours des années 30.

Coups de couteau dans un de ces cafés que fréquentent les manœuvres arabes. Isabelle, habituée du bar, insulta Mohammed. Il la gifla deux fois. Et ce fut la bagarre. Une bouteille fut lancée dans la glace de la devanture.

Tel est le scénario. On discute sur le nombre des coups de couteau. Mais quelles passions ou quelle colère fut à l’origine de ces coups de couteau, ce mystère ne sera pas résolu, on ne tentera même pas de le résoudre. Je ne saurai jamais pourquoi Isabelle insulta Mohammed. Elle ne le sait peut-être pas non plus. Mohammed se lève : chevelure inextricable, teint d’ambre et de bile. Mais dans le regard de ses yeux bruns, je ne puis rien lire, je n’en vois que la couleur. Il se lève et conte la bataille. Sa voix est rauque, mais son français est facile.
C’est avec cette aisance que devait parler Schéhérazade, c’est ainsi, je pense, que parlent les conteurs des souks. Mais plus Mohammed parle, moins je comprends. A la confusion de la bataille s’ajoute la confusion des mots. Ce ne sont plus les hommes qui portent les coups de couteau, ce sont les couteaux qui conduisent les hommes.

Mohammed, en parlant, sourit. Ce sourire indispose les juges. Peut-être ont-ils tort. En Europe occidentale, le sourire implique familiarité. Je me souviens qu’en Extrême-Orient. il n’est qu’une forme de la décence, qu’il est le signe de la domination de l’homme sur lui- même ou d’une pudeur qui masque la souffrance. Mais le sourire oriental, le sourire de Mohammed, je n’en connais pas le sens.
Cependant, Abd-El-Kader, le tenancier du café, a reçu, pour sa part, deux coups de couteau. Il en vient témoigner. Mohammed entend mal : il croit que Abd-El- Kader dit en avoir reçu quatre. Il l’interrompt :
— Combien ?...
— Deux...
Alors le volubile conteur, d’un ton de dédaigneuse indulgence :
— Deux... ça va...

Le président lui reproche cette ironie. Mais on sent en Mohammed un grand mépris pour Abd-El- Kader, le mépris du guerrier pour le « tôlier ». Il semble dire : « De quoi se plaint-il ? C’étaient des coups de couteau pour rire. Si j’avais voulu le saigner, il aurait vu... »...

Isabelle vient à la barre. C’est elle, l’Europe. Par déférence pour le tribunal, elle ne s’est pas fardée. Pas même un trait de rouge sur les lèvres, pas même un trait de noir aux paupières. Elle s’est coiffée comme une petite fille, les cheveux rejetés en arrière et tombant droit sur la nuque. On la prendrait pour une paysanne, n’était qu’elle est trop grasse pour paraître rustique. Son visage rond a la pâleur des feuilles poussées en cave. Elle est éblouie par la lumière diurne. On renonce à interroger cette chouette. On a hâte qu’elle se refasse des traits avec du rouge et du noir. On a hâte que la houri du café d’Abd- El-Kader retrouve sa place d’idole giflée.

Léon Werth in L'Intransigeant, 9 juin 1939.