Ruines circulaires

Le Zèbre est peut-être de tous les animaux quadrupèdes le mieux fait et le plus élégamment vêtu.

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mercredi 28 février 2007

D'un bête, mais d'un bête...

Alors que nous discutions des mérites comparés de deux candidats à l'élection présidentielle, candidats pour lesquels ni elle, ni moi n'allions voter, une jeune femme à chapeau, qui se trouvait donc chapeautée, me déclara tout de go que j'avais le goût du paradoxe. Je fus surpris parce que le goût du paradoxe je ne croyais pas l'avoir, je croyais même ne l'avoir jamais eu. Plus jeune, par exemple, j'avais été fort agacé par ouvrage sur John Ford qui en faisait un cinéaste de gauche proto-marxiste alors que Ford m'apparaissait, et m'apparaît toujours comme un cinéaste de droite, un type bien qui n'avait pas besoin d'être racheté, ni sanctifié, et avant tout comme un immense metteur en scène. Bref, s'il me fallait revendiquer quelque chose ce serait plutôt ce qu'il me faut nommer le goût du bon sens : partir de A pour arriver à B en respectant le principe de non-contradiction. Un autre exemple. Samedi dernier, j'écoutai un animateur radio s'étonner, voire même s'indigner que le rôle d'Aziz, dans la production par la Comédie-Française d'une pièce de Koltés, ne soit pas tenu par un acteur maghrébin et ce au nom de la diversité et papati et papata... J'avoue ne pas avoir compris. Car il y a fort à parier que le même animateur aurait pousser des cris d'orfraie si l'on avait exprimé des réticences quant à voir le rôle d'Orgon, dans Le Tartuffe, joué par un acteur noir ce qui fut d'ailleurs le cas en 2005 à la même Comédie-Française. Si on admet qu'un acteur noir puisse jouer un bourgeois parisien du 17ème siècle, il me semble difficile de ne pas admettre qu'un acteur blanc puisse jouer un jeune arabe. Question de cohérence. Pour ma part, outre le fait que je ne connais pas grand chose au théatre, il me semble que c'est un art de convention, et pour ce cas particulier, je me souviens avoir vu un Hamlet monté par Peter Brook avec un acteur noir dans le rôle du prince danois et, compte tenu de la qualité du jeune homme et du spectacle, n'avoir point été "dérangé". Ce que j'aurais voulu dire à mon amie à chapeau, mais notre conversation tourna court, j'avais un train à prendre, c'est que ce dont j'avais profondément le souci c'était ça : la cohérence. Une prochaine fois j'expliquerais pourquoi étant contre ce qu'il est convenu d'appeler le mariage homosexuel, je suis plutôt favorable à l'adoption mais il paraît que je suis le seul.

Fordisme.



Mais plus tard j'ai compris que l'étrangeté saisissante, la beauté spéciale de ces fresques tenait à la grande place que le symbole y occupait, et que le fait qu'il fût représenté non comme un symbole puisque la pensée symbolisée n'était pas exprimée, mais comme réel, comme effectivement subi ou matériellement manié, donnait à la signification de l'oeuvre quelque chose de plus littéral et de plus précis, à son enseignement quelque chose de plus concret et de plus frappant.
Marcel Proust - Du coté de chez Swann.

samedi 24 février 2007

La vie du boulevard.

Mercredi, dans les salons du ministère de la Culture, Susy Delair a recu des mains de Renaud Donnedieu de Vabres, la rosette de la Légion d'honneur. A l'issue des discours, la comédienne a essuyé une larme d'émotion.
La presse.

Un homme, une femme. Ils ont la quarantaine passée. Tout laisse à croire qu'ils sont mari et femme.
Lui : J'aime bien ces chiens, genre bouledogue, tu sais ceux qu'on voit dans les dessins animés américains, courts sur pattes et qui, tout d'un coup on ne sait trop pourquoi*, se mettent à te fixer d'un regard triste et clair.
Elle : Moi, je ne les aime pas trop.
Joignant le geste à la parole, elle enserre son visage de sa main gauche, paume ouverte, le bout du majeur repose sur la racine du nez, index et annulaire entourent les narines, pouce et mineur sont posés sur les joues. On percoit qu'elle exerce une pression sur son visage, comme si elle voulait l'écraser.
Elle : Ils ont une tête comme ça... j'aime pas.
Il comprend ce qu'elle veut dire, sourit, mais ne dit rien. Elle le regarde.
Elle : Ils te ressemblent.

-*Quelques fuligineuses pensées ?
- Ta gueule !

jeudi 22 février 2007

Géographie.


My task which I am tryin to achieve is, by the power of the written word, to make you hear, to make you feel - it is, before all to make you see !
Joseph Conrad

Les Pygmées de Mambasa déclarent n'avoir pas été mangés.
Une dépêche d'agence (septembre 2004)

L'Explosion de la durite de Jean Rolin, comme la plupart des textes de l'auteur, est un récit épatant. De quoi s'agit-il ? Du convoyage par Rolin d'une Audi 25, dans une version équipée d'un moteur diesel de Vitry (France) à Kinshasa (Congo - ci-devant Zaïre) via Anvers-l'estuaire de la Gironde-Pointe-Noire-Matadi (D'Anvers à Matadi, l'itinéraire sera exclusivement maritime, de Matadi à Kinshasa l'opération se déroulera par voie terrestre). Convoyage effectué pour le compte de Désiré Foudron, congolais, vrai-faux (à moins que ce ne soit l'inverse) réfugié politique, mais vrai réfugié sanitaire, et vigile au McDonald's de La Fourche ; le but final étant de destiner le véhicule à un usage de taxi afin de subvenir aux besoins de la famille rapprochée (sa femme et ses filles restées au pays) de monsieur Foudron
Entre donc Vitry (...ce parking, et l'entreprise elle-même sont comme une parcelle du territoire congolais enclavée dans le département de la Seine-Saint-Denis) et Kinshasa (Le Centre d'accueil protestant donne sur l'avenue de Kalemie, non loin de son intersection avec l'avenue Longole Lutete. Ces indications topnymiques n'ont que peu de valeur, Kinshasa faisant partie des villes où personne ne désigne une voie par le nom qu'elle porte aujourd'hui).

Mais aussi entre Audubon (...je venais de manifester un intérêt peut-être déplacé, ou excessif (...), pour quelques oiseaux terrestres dont un héron cendré et un pouillot, qui avaient indûment prolongé leur visite à bord après l'escale du Verdon...) et Graham Greene (Ce dernier (Foudron) porte invariablement des lunettes noires, et transporte toujours ses papiers dans une malette également noire qu'il désigne comme sa valise diplomatique. Exceptionnellement, il utilise aussi des sacs en plastique, issus le plus souvent de magasins Shopi, qui ne se réfèrent à aucune tradition connue du roman d'espionnage)

Entre précision (...il apparaît que Lukala est situé à 133 km de Matadi, et Thysville (Mbanza Ngungu) à 184 km de la même ville, de telle sorte que pour tomber en panne sur la section de la route empruntée le 17 janvier 1961 par le convoi de Lumumba, il aurait fallu que l'Audi, quarante-quatre ans et huit mois plus tard, parcoure au moins 34 km de plus avant l'explosion de la durite) et understatement (là, il faudrait citer tout le livre).

Entre Proust (Rolin profite du voyage pour relire La Recherche à partir de A l'ombre des jeune filles jusqu'à La Fugitive) et Conrad (Tout d'abord, le navire a stoppé, ce dont je me suis aperçu, dans mon salon percé de trois sabords, où pour la seconde fois je venais de franchir le seuil de La Raspelière, au silence soudain de la machine et à la cessation consécutive des vibrations. Puis, presque aussitôt, il s'est mis à giter fortement sur le bâbord, de telle sorte, si l'on veut, qu'il m'était donné de lire Proust (et d'être reçu à la Raspelière) dans des circonstances évocatrices plutôt de Conrad, et notamment de cet épisode de Lord Jim lors duquel ce dernier pêche par irrésolution, imprimant à sa vie le caractère fatidique qui en déterminera toute la suite).

Entre illusion (Il me paraît aujourd'hui très difficile de déterminer pourquoi, à seize ans, on adopte telle posture idéologique plutôt que telle autre. Et comment cette posture finit par prendre la consistance d'une conviction, voire d'une conviction fanatique, si bien que ce qui n'était d'abord qu'une fantaisie, au moins pour une part, peut croître et se renforcer jusqu'à devenir plus ou moins durablement le cadre tyrannique d'une existence) et sens de l'observation (Comme beaucoup de ressortissants de l'ex-Union soviétique, le second exprimait volontiers son mépris pour les atermoiements de la démocratie et sa préférence pour les solutions expéditives de la tyrannie, celle de Staline en particulier, voire celle d'Hitler, que cependant il définissait l'un et l'autre comme des crazy people (...). En fait, et malgré les idées extravagantes ou criminelles qu'il lui arrivait de professer, le second était un type émouvant, que l'on sentait agité d'une nervosité épuisante (...) telle qu'on en observe les symptômes chez des hommes ayant longtemps combattu, et particulièrement s'ils l'ont fait dans le contexte d'une guerre perdue d'avance et menée le plus souvent contre des civils)

Entre un passé par trop imposant - Rolin a passé son enfance au Congo où son père, ancien gaulliste, fut médecin militaire, (...et là, soudainement, dans l'entrebaillement d'une porte, je crus reconnaître le bureau que mon père avait occupé dans les années soixante, presque inchangé depuis la dernière fois, en 1980, où je l'avais visité) et occasion à jamais manquée (Un jour, il faudra que je raconte cette histoire, l'histoire de ma mort heroïque et de la révolution qui s'ensuivit).

Entre fébrilité et nonchalance.
Entre...on comprend dès lors le goût de l'auteur pour les zones portuaires (Par la fenêtre de cette chambre, j'apercevais des objets qui me sont familiers et dont le spectacle me met invariablement de bonne humeur : les portiques d'un chantier naval, des grues alignées le long d'un quai, le toit d'une gare, des voies de chemin de fer et les superstructures d'un ferry) et les frontières (le fleuve Congo sépare Kinshasa de Brazzaville - De telle sorte que cette berge, et le spectacle du fleuve, qui devrait constituer le principal agrément d'une ville qui en compte peu, est presque partout inacessible au public).

Et si pour conclure, car il faut bien arriver à destination, on disait tout simplement que Jean Rolin est un très grand écrivain.
Fortement recommandé.

mardi 20 février 2007

Week-end (suite et fin).

Dimanche soir.
La télévision scintille. Les images sont criardes.
Un homme est allongé sur une chaise-longue face à une piscine. Il se redresse. Grâce à un plan large, on comprend que la scène se déroule sur un paquebot de luxe. Tout autour, la mer. Le commentaire nous informe que monsieur s'est payé une croisière dans les caraïbes et ce à l'occasion de son mariage ; madame est en arrière-plan et s'ébroue au son d'une musique de bal sous l'oeil béat de son époux. La caméra s'approche de l'homme. Une voix off demande : Pourquoi avoir choisie une croisière ? L'homme est cadré en gros plan, il répond : C'est quand même mieux que de passer ses journées sur une plage. Sa femme continue de s'ébrouer.
J'ai ri.

Un peu plus tard.
Reportage sur le GPS. Il s'en vendrait des milliers. J'ai toujours aimé les cartes et le plaisir qu'elles procurent lorsque, au cours d'une randonnée, on constate avec ravissement qu'elles coincident avec le monde, que le sentier parcouru avec ses montées, ses dénivelés correspond avec sa représentation de papier. La carte n'ordonne pas, elle indique, laisse la possibilité de se perdre, puis de se retrouver. La carte à la main, il ne vient pas à l'idée, on s'y refuse même, de demander au promeneur que l'on croise et qui est sur la route du retour une indication (on a aussi sa fierté) qui vous priverait du bonheur de voir le chemin se déplier sous ses pas.
Tout le contraire du GPS dont la voix numérique vous intime de tourner à droite, à gauche...
La concurrence semble rude entre les divers constructeurs de GPS. Les ingénieurs travaillent. Ainsi apprend-on que la plupart des GPS indiquent une durée de 18 minutes pour la montée en voiture de L'Alpe d'Huez. Un nouvel arrivant sur le marché, en tenant compte des ralentissements occasionnés par les fameux lacets, se targue d'être plus précis. La durée de la montée serait de l'ordre d'une trentaine de minutes. Les calculs sont en cours.
Quel peut bien être l'intérêt de savoir s'il faut 18 ou 30mn (ou 29, ou 33) pour monter à l'Alpes d'Huez ? Et quand bien même mettrait-on 18 ou 30mn (ou 29, ou 33) pour le faire ? Mystère.
Je n'ai pas ri.

Le touriste et l'ingénieur...le monde tel qu'il va.

dimanche 18 février 2007

Week-end

Samedi.
Déçu par le dialogue entre Paul Thibaud et Pierre Pachet autour de Au coeur des ténèbres (relu pour l'occasion).
Il me semble que la nouvelle tire toute sa force - au-delà des considérations sur le colonialisme - de la tension, de la confrontation entre les trois points de vue en présence :
- Celui de Conrad tel qu'il est exprimé dans la préface du Nègre du Narcisse datée d'aout 1897 (Heart of Darkness sera publié pour la première fois dans le Blackwood's Edinburgh Magazine en février, mars et avril 1899) - ce texte est d'ailleurs cité par l'un des intervenants de l'émission.

Il (l'artiste) parle à notre capacité de joie et d'admiration, il s'adresse au sentiment du mystère qui entoure nos vies, à notre sens de la pitié, de la beauté, et de la souffrance, au sentiment latent de solidarité avec toute la création ; et à la conviction subtile mais invicible de la fraternité qui unit la solitude d'innombrables coeurs (...).

- Celui de Marlow qui narre les aventures de Kurtz.

« Non, c'est impossible ; on ne peut donner aucune impression vivace d'une quelconque époque de son existence, ce qui en fait l'authenticité, la signification, l'essence subtile et pénétrante. C'est impossible. On vit comme l'on rêve - seul....»

- Et enfin celui de Kurtz qui fait l'expérience radicale (l'horreur ! l'horreur !) de cette solitude.

(...) comment pourriez vous imaginer dans quelles régions des premiers âges les pieds d'un homme libre peuvent l'entraîner au moyen de la solitude - solitude absolue, sans un policeman -, au moyen du silence - silence complet, où nulle voix d'un voisin bien intentionné ne vient dans un murmure vous conseiller de vous méfier de l'opinion publique ?

Mais il nous faut bien vivre. A l'inverse du réactionnaire ou du progressiste le conservateur est celui qui sait qu'il faut faire, et du mieux que l'on puisse, qui sait donc qu'il faut faire comme si (Conrad écrit sa nouvelle, Marlow mentira à la fiancée de Kurtz), qu'il faut faire malgré...

Dimanche.
Grâce à (à cause de) Madame Beaussart, replongé dans Ulysse.

Sa chemise déchirée en rubans qui battent l'air, et ses culottes aux talons, il sautille et chancelle autour de la table, poursuivi par Ades de Magdalen College armé des ciseaux du tailleur. Une tête de veau affolée et dorée de marmelade orange. (p 8, Ed de la Pléiade).

Les malheureuses brutes au marché aux bestiaux qui attendent que la masse leur fende le crâne. Meuh. Pauvres veaux tout tremblants. Meh. (p 193).

vendredi 16 février 2007

Contribution à une anthologie du fantastique (4)

L'important résidait dans le fait qu'il s'agissait d'un être doué et que, parmi tous ses dons, le plus intéressant, celui qui comportait une réelle impression de présence, était sa faculté d'élocution, ses mots - le don de l'expression, le don ahurissant, illuminant, le plus célébré et le plus méprisable de tous, la pulsation de lumière, ou le flot trompeur issu du coeur d'une obscurité impénétrable.
(...)
Il avait l'air de mesurer plus de deux mètres. La couverture avait glissé et son corps en émergeait pitoyable et effrayant, comme d'un linceul. Je voyais monter et descendre sa cage thoracique, son bras s'agiter. On aurait dit qu'une représentation animée de la mort, sculptée dans un vieil ivoire, remuait une main menaçante en direction d'une foule immobile d'homme façonnés dans un bronze sombre et brillant. Je le voyais ouvrir sa bouche toute grande , ce qui lui donnait un aspect de voracité hallucinant, comme s'il voulait avaler l'air, la terre, et tous les hommes qu'il avait devant lui. J'entendais vaguement le son d'une voix grave ; sans doute criait-il. Il se laissa brusquement retomber. La civière trembla, tandis que les porteurs vacillaient et manquaient de tomber ; et, presqu'au même instant, je m'aperçus que la horde sauvage avait disparu sans qu'on l'ai vue se retirer, comme si la forêt qui avait soudainement propulsé ces créatures les avait réingurgitées dans une longue aspiration.
(...)
...et ce murmure s'était révélé irrésistiblement fascinant. Il avait trouvé en lui un vibrant écho parce que son être était vide...
Joseph Conrad - Au coeur des ténébres (Heart of Darkness - 1902) - Trad. Odette Lamolle - Ed. Autrement.

L'Agneau était assis bien droit, ses mains blanches jointes sur ses genoux. Elles étaient exquises, comme les mains d'un enfant, car elle étaient aussi potelées que minuscules.
(...)
La poitrine de L'Agneau était comme une mer blanche - une petite mer de boucles - de boucles amassées, ou comme les crêtes douces et blanches de la végétation au clair de lune ; une végétation aussi blanche que la mort, gelée au regard, mais d'une douceur voluptueuse au toucher - et mortelle aussi, car plonger la main dans cette poitrine, c'était constater qu'il n'y avait là aucune substance, seulement les boucles de l'Agneau - pas de côtes, pas d'organes ; seulement la sensation de s'enfoncer dans l'horrible mollesse d'une laine sans fin !
Et pas de coeur à découvrir ou à entendre. Une oreille posée contre cette implacable poitrine n'aurait entendu qu'un grand silence, un désert de vide ; un vide infini. Et dans ce silence les deux mains se séparèrent un court instant et les bouts des doigts se touchèrent étrangement comme auraient pu le faire ceux d'un chanoine, mais pour quelques secondes à peine avant de se retrouver de nouveau, de sorte que les paumes se rejoignirent en faisant un bruit semblable à un râle lointain à la recherche de son souffle.
(...)
C'était un lieu délaissé. Un lieu vide. Comme si une gigantesque marée avait pour toujours quitté des rives où autrefois le bruit des voix avait résonné.
A une époque reculée, ces solitudes abandonnées avaient été habitées par l'espoir, l'excitation et les conjectures sur les possibilités de changer le monde ! Mais ces temps étaient révolus derrière l'horizon. Il ne restait plus qu'une sorte d'épave. Une épave de métal. Elle partait en spirale ; elle formait de grands arcs ; elle s'élançait, étages après étages ; elle était suspendue au-dessus d'immenses puits de ténèbres ; elle dessinait des escaliers gigantesques qui ne venaient de nulle part et ne menaient nulle part. Elle conduisait toujours plus loin ; perspectives de métal oublié, moribond, rigide, immobilisé en milliers d'attitudes morbides ; et pas un rat, pas une souris, pas une chauve-souris, pas une araignée. Seul l'Agneau assis sur son grand trône, un léger sourire aux lèvres , seul dans le luxe de cette salle voutée, où le tapis rouge était comme du sang et ou les murs étaient couverts de livres qui grimpaient... grimpaient... grimpaient... grimpaient... volume après volume, jusqu'à être engloutis par l'ombre.
Mais l'Agneau n'était pas heureux car, bien que son cerveau eût la transparence de la glace, le vide qui aurait dû recevoir son âme bouillonnait d'un mal horrible. Car sa mémoire était à la fois aiguë et immense et il pouvait se rappeler non seulement l'époque où la salle obscure était remplie de suppliants de toutes formes et de tous types à divers stade de mutations et de sinistres transformations, mais aussi des personnages eux-mêmes, dans les profondeurs des siècles, chacun avec ses particularités, gestes, attitudes, et visages , chacuns avec ses textures, sa crinière ou sa barbe ; les mouchetés, les rayés, les alezans et ceux qui n'avaient aucun trait particulier. Il les avait tous connus. Il les avait réunis selon son bon vouloir, car en ses jours sereins le monde était rempli de créatures et il lui suffisait de faire résonner sa voix douce pour qu'elles courent et rassemblent autour de son trône en toute hâte.
Mais ces jours florissants étaient désormais très lointains, car peu à peu ces créatures étaient mortes, les unes après les autres - les expériences étaient sans précédent.
(...)
Car pour l'Agneau le plus délicieux plaisir était celui de dégrader. D'intervenir et de transformer de telle façon que, par le subtil enchevêtrement de la terreur et de la vile flatterie, ses victimes imprudentes les unes après les autres, perdaient leur volonté propre et commmençaient à se désintégrer, non seulement moralement, mais aussi physiquement. C'était alors qu'il exerçait sur elles une pression infernale car, ayant étudié leurs divers types (ses petits doigts blancs papillonnant ici et là sur les visages osseux de tant de têtes tremblantes), il les soumettait à sa volonté et les réduisait à un état où leur seul désir était de faire ce qu'il voulait qu'elles fissent, et d'être ce qu'il voulait qu'elles fussent. De sorte que graduellement, l'apparence et le caractère des bêtes auxquelles ces créatures avaient vaguement ressemblé s'étaient accentués et de légers signes étaient apparus, une inflexion, par exemple, dans une voix où elle avait été jusqu'alors absente, où une façon de secouer la tête comme un cerf, ou de la baisser comme une poule qui se précipite sur sa nourriture.
Mervyn Peake (1) - Titus dans les ténèbres ( Boy in Darkness - 1956) - Trad. Bernard Hoepffner - Ed.Joelle Losfeld.

Titus dans les ténèbres (Boy in Darkness) se rattache au cycle de Gormenghast. La nouvelle fut publiée pour la première fois en 1956 dans l'anthologie Sometime, Never: Three Tales of Imagination avec deux autres textes, l'un de William Golding, l'autre de John Wyndham.

jeudi 8 février 2007

INLAND EMPIRE.


INLAND EMPIRE de David Lynch est un échec, une impasse dans laquelle s'est engouffré un grand cinéaste. Et ce parce que Lynch a oublié (je cite J.Gracq) que la fiction est par essence proposition d'un possible, d'un possible qui ne demande qu'à se changer éventuellement en désir ou en volonté et, qu'ici il n'y a ni désir, ni volonté, que le film ne propose rien, qu'il figure, avec une majesté immobile, bloquée, invariablement un terminus (j'emprunte encore les mots de Gracq dans En lisant, en écrivant).

On ne dira jamais assez la richesse que constitue un site comme Gallica.
A propos de cet extrait des Mémoires où Saint-Simon se décrit lors du conseil de régence au cours duquel sera prononcée la déchéance des batards de Louis XIV, déchéance pour laquelle Saint-Simon a oeuvré et qui constitue pour lui comme une apothéose :

J'avais mis sur mon visage une couche de plus de gravité et de modestie. Je gouvernais mes yeux avec lenteur, et ne regardais qu'horizontalement pour le plus haut (...). Contenu de la sorte, attentif à dévorer l'air de tous, présent à tout et à moi-même, immobile collé sur mon siège, compassé de tout mon corps, pénétré de tout ce que la joie peut imprimer de plus sensible et de plus vif, du trouble le plus charmant, d'une jouissance la plus démesurément et la plus persévéramment souhaitée, je suais d'angoisse de la captivité de mon transport, et cette angoisse même était d'une volupté que je n'ai jamais ressentie ni devant ni depuis ce beau jour. Que les plaisirs des sens sont inférieurs à ceux de l'esprit, et qu'il est véritable que la proportion des maux est celle-là même des biens qui les finissent.

Sainte-Beuve écrit :

Irrassasiable d'émotions et infatiguable à les exprimer, il (Saint-Simon) ne tarde pas à pousser la langue jusqu'à ses dernières limites. Elle est, entre ses mains, comme un cheval qui a fournir sa course : elle est rendue, mais lui il ne l'est pas, et il lui demande encore ce qu'elle ne sait plus comment lui donner. Elle ne peut suffire à porter toute sa joie et toute sa fougue.

Compression-déflagration, systole-diastole, rétention-exténuation. Rythme.

INLAND EMPIRE est un film désespérément monocorde.

Pour une approche différente et plus favorable (à propos de la notion d'arbitraire) : ici.

jeudi 1 février 2007

Babillage et recopiage

L'Éternel Dieu forma de la terre tous les animaux des champs et tous les oiseaux du ciel, et il les fit venir vers l'homme, pour voir comment il les appellerait, et afin que tout être vivant portât le nom que lui donnerait l'homme.
Et l'homme donna des noms à tout le bétail, aux oiseaux du ciel et à tous les animaux des champs (...).
Genèse 2:19-20




Dans l'ombre des murs, les lézards trainent leur lenteur assoupie.
C.-A. Cingria.

Recherchant l'origine d'une citation (Feindre de feindre afin de mieux dissimuler) je parcours quelques livres de Baltasar Gracián (1601-1658). La piste s'avérera fausse, mais qu'importe : seul compte le chemin. En 1646 Gracián écrit El Discreto. El discreto c'est selon les traductions l'homme universel, l'honnête homme, un homme prudent, sage, au goût certain, de bonne éducation, un homme accompli, consommé. Et c'est aussi, peut-être en premier lieu, l'homme du discernement. L'homme qui possède une double capacité ; celle de séparer et de désigner les choses et celle d'établir des corrélations entre des phénomènes éloignés les un des autres et ce afin d'avoir un jugement juste.
Et voilà que tout d'un coup je pense à Charles-Albert Cingria (1883-1954). Or, le soir même j'entends à la radio une anecdote selon laquelle à la fameuse question qu'est ce que la littérature que lui posaient des jeunes gens, Jean Paulhan répondit, tout en montrant un vieil exemplaire de Bois sec Bois vert : ceci.
Hasard ? Chance ? Il se trouvait en plus que Cingria en avait parlé de la chance.

Essayez pourtant, par exemple ceci : vous avez besoin d'un livre indispensable à la question qui vous préoccupe, et qui plus est extrêmement rare. Vous sortez. Immédiatement il vous tombe sous les yeux sur les quais. C'est mal concevable une chance pareille, et pourtant c'est advenu. Racontez cela : on croira que vous mentez. Tant mieux. Il vaut mieux que les indications de la chance restent secrètes ; mais dès lors, puisque vous la tenez, faîtes comme Jacob avec l'ange : ne la lâchez sous aucun prétexte. Habituez-vous à des chances, vous les aurez. Commandez-lui : je crois qu'il n'y a rien qu'elle déteste autant que l'indécision et l'incertitude. Elle veut un compagnonnage, une familiarité. Si elle les a, elle est radieuse. Autrement, elle vous fusille.
C.-A. Cingria - Bois sec Bois vert.

Je décidai de ne pas le lâcher, le hasard, et envoyai au loin les filets de la chance. La soirée fut heureuse.
A propos d'une description de Rome dans l'Histoire du Monde de saint Jacques de Nisibe, Cingria écrit :

Je défie qui que ce soit parmi les cuistres qui font des livres à notre époque, et principalement des livres sur Rome, d'avoisiner de très loin ce talent. Il faudrait pour cela cette ivresse de la rétine - cette foi - qui brandit des équerres et jette de grosses couleurs comme du rose, du vert, de l'ardoise humble, du roux de grand chat terrible, et les fait se correspondre symphoniquement.

Je ne connais pas de meilleure définition, ni de plus belle, de ce que Gracián nommait conceptismo : Un acto del entendimiento que expresa la correspondencia que se halla entre los objetosBaltasar Gracián - Agudeza y arte de ingenio.

Cingria possédait au plus haut degrée cette faculté de replier les mots sur le monde (Un quartier de mandarine froide qui est le soleil bouge lentement de la tête d'un des quatres orateurs de la fontaine...) non point pour l'épuiser ou le clore mais pour le nommer.
Mais arrêtons nous là, on va encore nous accuser de pérorer, et concluons en disant, plus simplement, que Charles-Albert Cingria est un écrivain discret.

Ps: On peut lire ici des notes consacrées par Jean-Louis Kuffer à Cingria.
Il semblerait que la citation soit de Rodolphe Toepffer qui, étrange coïncidence, est, comme Cingria, suisse.