Ruines circulaires

Le Zèbre est peut-être de tous les animaux quadrupèdes le mieux fait et le plus élégamment vêtu.

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mercredi 31 janvier 2007

Recopiage.

Le 24 juin, le planteur de tabac assiste aux feux de la Saint Jean, le 26 il célèbre la naissance (en 1794) de l'aviation d'observation, lorsque "l'Entreprenant", monté par Coutelle suivit à la bataille de Fleurus les mouvements de l'ennemi.
Alors il procède au binage, au sarclage, au buttage, à l'arrosage, à la lutte contre le mildiou, à l'épamprement qui est l'élagage des feuilles basses. Il n'omet pas l'écimage ainsi que l'inhibition des bourgeons. Il photographie sa femme pratiquant cette opération.
En septembre, rien n'empêche le vrai planteur de terminer la récolte du tabac, que d'ailleurs les compagnies d'assurances ne garantissent plus après la fin du mois.
Il coupe les "tiges" à leur base, à moins qu'il ne détache son bien feuille à feuille en commençant par les plus basses qui mûrissent les premières.
Il transporte sa récolte dans des séchoirs où il met "à la pente" ses tiges ou ses feuilles, qu'il a pris soin d'enfiler en guirlandes.

L'automne commence le 23 septembre, le planteur surveille la dessication de son tabac. Il règle l'humidité de son séchoir, en manoeuvrant avec dextérité les volets d'aération. Le 28 octobre, il se rappelle l'incendie de l'Opéra (en 1873) qu'on représente encore à Marseille dans certains théatres de puces. Il n'oublie pas que le 31, sont morts Max Linder, la bête du Gévaudan et Pline l'Ancien, ni que le 1er novembre fut créée l'Ecole normale supérieure, d'ou sont sortis tant de gens sérieux.
Puis, il dépend ses feuilles, il les trie grâce à son coup d'oeil averti et son sens du toucher exercé, ou bien il donne l'ordre à sa famille d'effectuer cette opération. Celle ci obéit.
Le mois de décembre lui rappelle, surtout s'il s'appelle Leboeuf, la naissance du maréchal Leboeuf (4 décembre 1804).
Il remarque que les événements qui se déroulent en automne sont nombreux et évoluent généralement selon le principe de Murphy énoncé ainsi : "Tout ce qui est de nature à tourner mal, tournera mal."

Janvier, d'abord doux et pluvieux, devient neigeux à partir du 16, avec des pluies et des tempêtes. Février reste froid, s'ensoleille sur la fin, et mars est trempé par la pluie.
Cependant, ces rigueurs météorologiques ne gênent pas le planteur de tabac. Il confectionne, seul ou aidé de sa famille, ou par du personnel rétribué, des balles de 25 kilogrammes ou, s'il est Alsacien de 15 seulement. Il livre au magasin de fermentation les résultats de son labeur.
Entre-temps, dans sa prévoyance de père de famille inquiet de l'avenir, il a prodigué au champ consacré au tabac la plus grande partie du fumier de sa ferme, et bien entendu il a effectué les labours d'hiver, mais le 5 février, il a méprisé le dicton : "A la sainte Agathe, il faut semer lou tabac."
Il s'est borné à offrir, aux Agathe de sa famille et de sa connaissance, des îles désertes, des chèques en blanc où même des crayons à bille.

Extraits des textes donnés par Alexandre Vialatte pour les quatres numéros de l'année 1962 de Flammes et Fumées, le journal d'entreprise du Service d'exploitation industrielles des tabacs et allumettes (SEITA) in Chroniques de Flammes et de Fumées édité Au Signe de la Licorne (2001)

vendredi 26 janvier 2007

Esquisses (2)

Le meilleur des mondes.

Via l'impeccable Slothorp cette déclaration d'Anne Hidalgo (adjointe au maire de Paris) :
Il faut que la Ville invente des solutions pour un tourisme durable.
à laquelle on se permettra de rajouter celle de Christophe Girard (adjoint au maire de Paris) :
Prendre le tramway est non seulement un plaisir pour sa rapidité, son confort, le respect de l'environnement mais c'est aussi l'occasion de découvrir des oeuvres d'art tout au long du parcours de la Porte d'Ivry à la Porte de Versailles.

How many goodly creatures are there here !
How beauteous mankind is ! O brave New World
That has such people in't.
Tempest, V, 1.

Dans La redevance du fantôme de H.James, cette remarque du narrateur alors qu'il s'apprête à entrouvir une des fenêtres d'une maison qu'il croit hantée.
Le jeu que je jouais là comportait certes des risques : le risque d'être vu de l'intérieur et le risque - plus redoutable encore - de voir moi-même quelque chose que je me repentirais d'avoir vu. (Trad : Marie Canavaggia)
Assez bon résumé de toute l'oeuvre de James, puisque le propre de ses personnages est qu'ils regarderont, seront vus, se repentiront d'avoir vu le tout dans une sorte de boucle sans fin (A voit B qui voit C qui voit..., chacun redoutant et se repentant de ce qu'il observe ; B de voir C, A de voir B qui voit C...).

Au fond ce que nous propose Anne, Christophe et tous les autres c'est de briser cette boucle, d'évacuer le tragique. Ce qu'il nous propose c'est un monde sans arrière plan, un monde dans lequel au dispositif jamesien se substituerait celui de la ronde enfantine. Un monde pour reprendre les propres termes de M.Girard, un monde décoincé : Dans mon esprit, décoincer signifie partager, mélanger, métisser, échanger, et laisser libre cours à une certaine démesure.
Outre qu'on ne voit pas très bien la place que peut occuper l'art dans un tel paysage (le long du parcours de la Porte d'Ivry à la Porte de Versailles ?), il ne faut pas être grand clerc pour prévoir que le retour du refoulé ne se fera pas sans dégats.

Pour terminer, laissons les derniers mots à Henry James :

L'heure et le paysage composaient une des ces impressions qui, en Suisse, compensent quelque peu les conditions outrageantes du voyage moderne : les promiscuités et les vulgarités, la gare et l'hôtel, la patience de troupeau, la lutte pour conquérir des bribes d'attention, l'abaissement à l'état d'unité anonyme.
La Vie privée (Trad : Marie Canavaggia)

(c'est bien entendu moi qui souligne.)

mardi 23 janvier 2007

Esquisses.

- Le boulevard Sébastopol, la rue de Turbigo, la rue Saint-Martin sont dénués de poésie intime. Il n'y a que la vie ardente du travail. Trop de boutiques, trop de peuple, trop de cris, trop de voitures, trop de marchands, trop d'appels incessants et vulgaires !
Un ami me dit avoir apprécié cette description tirée du Journal de l'abbé Mugnier en date du 12 novembre 1879. Mon ami y reconnaît ce quartier de Paris tel qu'il est - selon lui - encore aujourd'hui.
En rentrant, je me dis qu'il se pourrait bien qu'on lise des romans pour constater, au-delà des personnages et des situations, une certaine intemporalité des sentiments. Alors que la lecture des mémoires et autres journaux nous amène à éprouver, au-delà des changements, la permanence des lieux. Et que l'âge venant on en arrive à préférer la géographie aux sentiments. Et que finalement on ne lit pas tant pour connaître que pour reconnaître.

«Je crois qu’on pourra réussir à avoir ce monsieur à dîner, continua Flora; quand on le met sur Maubant ou sur Mme Materna, il parle des heures sans s’arrêter.» «Ce doit être délicieux», soupira mon grand-père dans l’esprit de qui la nature avait malheureusement aussi complètement omis d’inclure la possibilité de s’intéresser passionnément aux coopératives suédoises ou à la composition des rôles de Maubant, qu’elle avait oublié de fournir celui des sœurs de ma grand’mère du petit grain de sel qu’il faut ajouter soi-même pour y trouver quelque saveur, à un récit sur la vie intime de Molé ou du comte de Paris. «Tenez, dit Swann à mon grand-père, ce que je vais vous dire a plus de rapports que cela n’en a l’air avec ce que vous me demandiez, car sur certains points les choses n’ont pas énormément changé. Je relisais ce matin dans Saint-Simon quelque chose qui vous aurait amusé.
Du coté de chez Swann.

J'avais été fort troublé lorsque ma belle-mère à qui j'avais prêté un roman de Modiano (lequel ? la question n'a bien entendu pas de sens puisque tout le projet de Modiano est qu'à cette question la seule réponse possible soit : je ne sais plus) m'avait déclaré découvrir dans l'un des appartements décrits l'un de ceux qu'elle avait fait visité, à maintes reprises, à d'éventuels acquéreurs.

- Relevé dans Mon plus calme visage, Et autres journaux de guerre de Raymond Dumay, réédité à La Table Ronde, cette annotation à propos d'un jeune Tartuffe.
J'ai cru deviner qu'il a voulu lui-même se laisser découvrir, car si le boxeur triomphe sur le ring, l'hypocrite ne peut triompher si son vice n'est révélé.
L'idée est assez belle.
Songé à un personnage de roman ou de nouvelle qui, à la manière du joueur au casino qui joue fondamentalement pour perdre, pour éprouver le sentiment de la perte, un personnage donc qui mentirait non pas tant pour cacher une vérité mais pour que justement son mensonge soit révélé, pour qu'il soit constitué au yeux de tous en tant que mensonge
(à creuser)

vendredi 19 janvier 2007

Contribution à une anthologie du fantastique (3)


La vie politique de ce pays m'emmerde de plus en plus. Même si elle nous réserve quelque fois des moments d'amusement.

Déniché, par hasard dans une boite, pour C. Les plumes du corbeau et autres nouvelles cruelles de Jehanne Jean-Charles (Le Livre de Poche-1973). Cela devrait lui plaire. Du moins je l'espère.
Les nouvelles à connotation sociologique me semblent avoir vieillies, mais celles qui ressortent de la veine fantastique restent excellentes. Pas d'effet de style, on pourait même parler d'une sur-banalité de l'écriture, mais avec une attention au détail dans lequel l'inattendu vient s'engouffrer, le tout sur cinq ou six pages au maximun. C'est Pauvert son premier éditeur, qui je crois parlant de Jehanne Jean-Charles a dit : «Si elle était anglaise, elle serait lue dans le monde entier.» Ce n'est pas faux.
Ce n'est pas la peine de la chercher en librairie, aucun de ses recueils ne fait l'objet d'une réédition.
Deux textes donc de Jehanne Jean-Charles, le premier une variation sur le thème de l'enfant trouvé (un anti Sans famille), le deuxième (ici) sur l'innocence (un anti En famille).

Sa main ridée paraissait encore plus vieille sur le cuir lisse et rouge de l'album. Il l'ouvrit en soupirant et se pencha, très près. De toute façon il connaissait les photos par coeur, dans leur moindre détail :
La première de toutes : Tonio à six ans, maigre, gauche, l'air tellement effrayé dans ses habits tout neufs...
Celle-là datait du jour où Tonio était entré pour la première fois dans la maison. Depuis longtemps déjà, Alex Masson l'observait. Très exactement depuis la fois où un grincement horrible l'avait fait bondir hors de son fauteuil pour aller fermer sa fenêtre. Au lieu de cela, il était resté accoudé, contemplant deux étages plus bas, l'affreux vieillard barbu assis sur un pliant et le petit garçon qui raclait un minuscule violon.
L'enfant était beau et gracieux, malgré son aspect squelettique. Le vieillard, bien calé sur le coussin sale qui rembourrait son pliant, était hideux. Son estomac croulait sur ses cuisses énormes; sa barbe blanche mangeait ses joues flasques, mais il servait de repoussoir à la beauté désincarnée du petit garçon.
Une crainte irraisonnée de les voir avait conduit Alex Masson dans la rue et là, il avait été victime du coup de foudre définitif. Dans le visage de l'enfant, le nez délicat, la bouche parfaite n'étaient rien à coté des yeux. Plus que la forme c'était le regard qui échappait aux définitions. Et ce regard terrifié, intense, donnait à Alex Masson l'envie d'étrangler sur-le-champ l'ignoble vieux bonhomme repu, pour lui arracher son trésor.
Ill déposa un billet dans la sébile contre laquelle était posé la pancarte «aveugle». Le vieillard eut un marmonnement qui devait être un merci. Ses grosses lunettes noires brillaient dans le soleil.
Jour après jour, ils étaient revenus. L'obole exceptionelle en était sûrement la cause. Et chaque après-midi, à la même heure, Alex Masson guettait avec une impatience anxieuse le moment où retentirait l'affreuse musique que le pauvre ange tirait de son violon.
Déjà sa décision était prise. Il voulait que ce petit garçon devienne le sien. Veuf, sans enfant, il avait souvent pensé qu'un jour il rencontrerait ainsi, n'importe où, celui qui lui tiendrait lieu de fils. Et le temps pressait car il vieillissait.
Mais il ne savait comment s'y prendre. Ce vieillard cupide accepterait-il contre une forte somme d'abandonner son gagne-pain ? Personne ne lui aurait fait l'aumône sans ce chérubin près de lui.
Le problème se résolut pourtant sans qu'Alex Masson eut à intervenir.
Un jour, à l'heure habituelle, au lieu du crissement de l'archet, il entendit un grand cri. Il courût à sa fenêtre. Déjà, en bas, un petit attroupement se formait. Le vieillard était tombé près de son pliant renversé et le petit garçon cachait son visage dans ses mains. Un agent accourait.
Alex Masson descendit très vite. Sans qu'il ressente des remords, son coeur bondissait de joie. L'agent qui le connaissait bien le salua respectueusement. Oui, le vieux était mort brutalement. Crise cardiaque sans doute. Il habitait une masure de bois dans la zone. Le petit ne lui était rien. Le mendiant l'avait recueilli, avant de devenir aveugle, alors qu'il avait deux ans. Il ne parlait pas. Le vieux l'avait d'abord cru muet, mais il n'en était rien. Un enfant très intelligent au contraire. Bien sûr qu'il aurait dû être à l'école, mais quand il y allait, il était battu. Une assistante sociale s'en était occupée. Elle affirmait que l'enfant n'était pas malheureux. Quand on avait voulu l'emmener il avait d'abord poussé des cris déchirants. Ensuite il avait fait la grève de la faim. Finalement on l'avait rendu à son exploiteur puisqu'il lui était tellement attaché.
On l'appelait Tonio.
Ensuite tout se passa facilement : Tonio ne regimba pas pour suivre Alex Masson. Le jour même, un domestique courut acheter un vestiaire complet pour un petit garçon de huit ans. Un coiffeur vint qui lui coupa soigneusement les belles boucles brunes. Tout le monde fit la réflexion que ce petit garçon si maigre et haillonneux était pourtant fort propre. Il se baigna sans étonnement dans l'immense baignoire en marbre noir.
Et c'est tout de suite après, quand il eut revêtu son beau costume gris clair, qu'on le photographia. Ensuite Alex Masson voulut qu'on le laisse en paix.
Tonio s'apprivoisa assez rapidement. Longtemps il appela Alex Masson «Monsieur», mais il appris vite à sourire.Son merveilleux regard bleu se chargeait d'une douceur nouvelle. Alex Masson était heureux. Le jour où les formalités d'adoption furent terminées, il dit à son fils adoptif, avec une maladresse dont il était terriblement conscient, qu'il aimerait s'entendre appeler papa et Tonio le lui accorda le plus simplement du monde. Six années s'étaient écoulées depuis...
Alex Masson tourna encore une fois les pages de l'album. Il tâtait de ses doigts tremblants chaque photos, comme si elles avaient été pourvues d'un relief : Tonio sur la plage, regardant la mer ; Tonio à cheval ; Tonio faisant du ski ; Tonio, déguisé en mage dans une fête enfantine ; Tonio au golf, à la piscine ; Tonio, surchargé de prix, de coupes, de récompenses. Il réussissait tout ce qu'il entreprenait, les études comme les sports. Seule la musique lui inspirait une aversion totale. Sur la dernière photo, Tonio, qui à quatorze ans en paraissait dix-sept, n'était pas seul. Une fillette de son âge se tenait près de lui et le contemplait sans cacher son admiration. Tonio lui souriait.
Cela, Alex Masson le devinait beaucoup plus qu'il ne le voyait. Car, depuis quelques temps, il n'essayait même plus de se leurrer. Il savait qu'il était en train de devenir aveugle.
Le bonheur d'être père in Les plumes du corbeau (1962)

mercredi 17 janvier 2007

Antiquité (un drôle de bonhomme).



Je veux conserver le droit de glorifier les causes vaincues et de regretter les religions mortes.
Louis Ménard.



A propos de Louis Ménard, M. Barrès écrit dans Le Voyage de Sparte (1906) : C'était un homme un peu bizarre...
Un drôle de bonhomme donc que Louis Ménard. Né en 1822, il fit ses études à Louis-Le Grand en compagnie de Baudelaire. Sitôt entré à l'Ecole normale, il en sort au bout de quelques mois pour des raisons obscures, et publie un Prométhée délivré (1843). Remy de Gourmont dans ses Promenades littéraires le décrit comme : un jeune homme d'une ardeur incroyable à l'étude, mais qui au moment même où il se sentait plein de vers eschyliens, ne pouvait oublier qu'il était le contemporain de Victor Hugo. Quand il lisait Homère, il pensait Shakespeare, mettait Hélène sous les regards distraits de Hamlet et entrevoyait au pieds d'Achille la plaintive Desdémone. Puis subitement - moment d'énergie ou de dépit (je cite Gourmont) - Ménard se dirige vers des études de chimie. Il découvre alors le collodion mais - négligence ? - bien que cette découverte soit présentée à l'Académie des sciences en 1846, elle est attribuée à un étudiant américain du nom de Maynard. Cet épisode fait d'ailleurs l'objet d'une note de Jules Verne au chapitre IX de De la terre à la lune (1865).

NOTA -- Dans cette discussion le président Barbicane revendique pour l'un de ses compatriotes l'invention du collodion. C'est une erreur, n'en déplaise au brave J.-T. Maston, et elle vient de la similitude de deux noms.
En 1847, Maynard, étudiant en medecine a Boston, a bien eu l'idée d'employer le collodion au traitement des plaies, mais le collodion était connu en 1846. C'est à un Francais, un esprit très distingué, un savant tout a la fois peintre, poète, philosophe, hélléniste et chimiste, M. Louis Ménard, que revient l'honneur de cette grande découverte. -- J. V.

Il semblerait que toute sa vie, je cite Barrés, Ménard fut gêné de la manière la plus déplorable et la plus comique par un tas d' homonymes.Plusieurs littérateurs, dont un qui s' avisa de découvrir des " pages inédites " déjà publiées dans les oeuvres complètes de Bossuet, portent les noms de Menars, Mesnard, Maynard et même de Louis Ménard. En février 1902, après la mort de Ménard, Bloy reçoit des éditions Champion un Tombeau de Louis Ménard. Il note dans son journal : j'ai connu il y a trente ans, un Louis Ménard, médecin prolifique et vertueux...mais ce n'est pas celui-là.
Survient la révolution de 1848, Ménard abandonne la chimie et s'engage dans la politique. Décu par la tournure prise par les évènements - il est proche de Blanqui - il publie en 1849 Prologue d'une révolution, février-juin 1848 dont l'exergue attribué à Robespierre indique bien la nature du contenu : Une révolution qui n'a pas pour but d'améliorer profondément le sort du peuple n'est qu'un crime remplaçant un autre crime. Conséquence, il est condamné à la prison et choisit l'exil à Londres, puis à Bruxelles. C'est au cours de cet exil qu'il connut Marx. L'un de ses poèmes sera publié dans La Nouvelle Gazette Rhénane. Revue économique et politique dirigée par K.Marx et F.Engels.
Profitant de l'amnistie de 1852, il revient à Paris où il se lie d'amitié avec les futurs membres de l'école parnassienne. Poussé par ses amis il retourne à ce qui furent ses premières amours : la civilisation grecque, sa religion. Il publie ses deux ouvrages majeurs : La morale avant les philosophes (1860) et le Polythéisme hellénique (1863).
Ménard fut profondément polythéiste, et peut être fut-il même le dernier des polythéistes ? Croyait-il vraiment aux dieux de l'Olympe ou pour reprendre les mots de Gourmont faisait-il parti de ces éclectiques qui admettent tous les dieux, n'étant pas bien sûrs de croire en Dieu ? On ne le saura jamais vraiment.
Pour Ménard, les religions sont la vie des peuples, la science, la morale et la politique en découlent. Ainsi la religion est le tout de la vie grecque mais la société grecque n'est pas une théocratie, le clergé n'y ayant aucun rôle politique. Le sacerdoce n'est pas une caste séparée du reste de la nation ; le culte est mêlé à la vie des peuples dans les fêtes à la fois nationale et religieuse. La religion grecque, la religion d'avant les philosophes, est une religion sans dogme, une religion mobile, hommes et dieux sont de la même famille. Le Polythéisme est cependant différend du Panthéisme. Pour ce dernier, les êtres ne sont que des attributs de la substance unique. D'où l'imposibilité de fonder une individualité. Mais alors que le Monothéisme fait place à l'individu, il le soumet au contrôle de l'Un. Pour Ménard, diversité et pluralité constituent le fond du réel. Le grec perçoit surtout les différences, les caractères propres et distinctifs des objets, et les désigne par les mots qui traduisent leur manière d'etre..les être n'existent que par les qualités qui les déterminent, qui permettent de les distinguer et les nommer. D'où un sentiment de variété radicale. La nature est un ensemble de forces mais ces forces sont indépendantes, elles s"équilibrent mais ne se réduisent pas l'une à l'autre, dans l'immmense panthéon grecque, il y a de la place pour tous les dieux. L'affrontement des contraires créé l'harmonie, un principe ne pouvant jamais absorder tous les autres. La nature est le contenu d'une expérience religieuse, elle revêt alors un caractère sacré. Voir la nature comme un objet inerte c'est vouloir bannir les dieux de leur empire, les dieux vivants, les dieux visbles, qui se révélaient dans la beauté du monde, qui se manifestaient à l'esprit par les sens, qui pénétraient l'homme par tous les pores. L'homme et son esprit font partie de la nature. La coupure onthologique du monothéisme avec son Dieu transcendant et créateur n'existe pas.
Ménard développe alors sa deuxième grande thèse : Le Panthéisme correspond au système des castes, le Monothéisme à la monarchie, le Polythéisme à la république. Seul le Polythéisme est compatible avec la république.
On ne pouvait pas, semblait-il, pousser plus loin l'amour de la Grèce, de la pensée grecque, de la morale grecque, de l'art grec. (Gourmont).
A peine ces deux ouvrages édités, Ménard abandonne la philosophie. Il part pour Barbizon où il se consacre à la peinture pendant une dizaine d'années. Arrivent les événements de la Commune auxquels Ménard ne participera pas (il se trouve à Londres) mais dont il sera le défenseur. En 1876, paraissent Les Rêveries d'un païen mystique où Ménard reprend ses thèses sous forme de contes et de poèmes. L'un de ces contes Le Diable au café publié anonymement en 1868 fut attribué à Diderot, seul Anatole France sut déjouer la supercherie. L'ouvrage considéré comme le meilleur de Ménard exerça une grande influence sur des personalités aussi diverses que A.France, M.Barrès ou les Parnassiens.
Sur la fin de sa vie, en 1895, Ménard de plus en plus païen mystique donne des cours d'histoire universelle à l'hotel de ville de Paris : j' aime beaucoup la sainte vierge, m'écrivait-il ; son culte est le dernier reste du polythéisme. A l' hôtel de ville, il justifiait les miracles de Lourdes et, le lendemain, faisait l' éloge de la Commune. Le scandale n'alla pas loin, parce que personne ne venait l'écouter. (Barrès)
Dernière facétie de ce drôle de bonhomme, en 1896 il se pique de réforme ortographique et fait reparaître ses ouvrages - ils ont encore corrigé mes fautes se désolait-il - selon de nouvelles régles.
Ménard était bien tout le contraire d'un esprit droit. On n'en vit guère de plus tordu et de plus biscornu, de plus difficile à comprendre du point de vue logique. mais il n'en fut guère aussi de plus original à la fois et de plus cultivé (Gourmont).
Le 9 février 1901, il meurt dans l'indifférence du siècle.
Selon certain, il aurait servi de modèle au Pierre Ménard de Borges.

Les livres de Louis Ménard sont disponibles sur le site Gallica.

lundi 8 janvier 2007

Cinq choses peu connues à mon sujet (interlude)

Répondons à la commande : le jeu des «5 little known things about oneself»

Mon «premier séjour linguistique» eut lieu sur l'île anglophone de la Barbade. Je me souviens que le jeune homme de la famille passait ses après-midi allongé sur la véranda tirant avec une mitraillette imaginaire sur les véhicules qui passaient, le tout ponctué de hurlements. Je crois n'avoir pas prononcé plus d'une dizaine de mots en anglais durant les quinze jours où je fus présent.

Je ne sais pas faire de patin à roulettes mais, bien que cela n'ait aucun rapport, je peux facilement réussir des séries de dix au bilboquet.

Nous avions pour voisine une jeune fille peu avare de ses charmes. Le soir venu, alors que nos parents nous pensaient couchés, nous retirions les jalousies en verre de notre chambre et par le même procédé allions la rejoindre. Si je dis nous, c'est que ce fut tantôt le tour de mon frère, tantôt le mien. Ce doit être la seule fille que nous nous sommes partagés et je n'ai jamais su lequel des deux elle préférait. Il m'arrive de penser à elle.

On doit pouvoir compter sur les doigts d'une main de menuisier maladroit le nombre de chemises ou pantalons qu'il m'est arrivé de repasser au cours de mon existence. Non que je sois un adepte du négligé, mais il s'est toujours trouvé une âme généreuse pour le faire à ma place.
Cette affaire de doigts de la main me fait penser que pour indiquer le chiffre quatre, au lieu de rabattre le pouce à l'intérieur de la paume, je replie instinctivement l'auriculaire ce qui a pour effet de baisser l'annulaire d'environ 45 degrées (essayer vous verrez). Ca n'a l'air de rien, mais lorsque que l'on se trouve à l'étranger, dans un pays dans lequel on ne maitrise pas la langue, c'est le plus sûr moyen de se faire engueuler par le boucher du coin à qui on a commandé quatre tranches de jambon, qui vous en sert trois à la vue de votre menotte et à qui on essaye désepérément faire comprendre qu'il s'est trompé et ce après qu'il a rangé tout son attirail.

Je n'ai jamais mangé de chats où alors il y a longtemps.

Je transmets ce jeu à qui le voudra (d'autres réponses ici, ici, et )

vendredi 5 janvier 2007

Mascaret (2)


A propos du mascaret un correspondant me fait remarquer : ...le mascaret qui, s'il n'est plus observable aujourd'hui que dans l'estuaire de la Gironde, le fut aussi jusqu'à une date relativement récente (encore du vivant de Proust ?) dans l'estuaire de la Seine. Parce que c'est quand même une question ça aussi : a-t-il vu un mascaret ?
A la deuxième question je n'ai malheuresement pas de réponse précise à apporter.
Quant à la première, et presque tout se trouvant dans les livres, on peut lire dans le journal de Léautaud ceci :

10 septembre 1908.
Gourmont allait passer une semaine à Rouen qu'il aimait beaucoup. Dumur l'accompagnait pour trois jours, Gourmont me dit «Venez-vous. On vous emmêne. On rira.» (...)
Nous nous sommes retrouvés à la gare St Lazare, tous trois enchantés de la réunion.

12 septembre 1908.
Nous sommes sur pied de très bonne heure, pour prendre le train de Caudebec, pour y assister au mascaret.
Changement de train à Barentin. Petit déjeuner. Nous arrivons à Caudebec à 9 heures et demie environ. Gourmont mal renseigné sur l'heure du mascaret projetait de le voir sans quitter la gare. On nous renseigne. Le mascaret n'est qu'à 10 heures moins vingt. Nous allons jusqu'au port.
Juste à l'heure indiquée le «flot», comme on dit là-bas, arrive, rapide, écumant, envahisseur, submergeant la rive, montant jusque sur les rives élevées au-dessus du niveau de l'eau. Phénomène très curieux, cette vague qu'on voit de loin accourir, passer devant soi, et poursuivre sa route. Sur le port à l'endoit où aborde le bac, deux femmes qui s'étaient entêtées à rester là, ont été jetées à la mer.
A deux pas de là, Gourmont ramasse un os de sèche apporté de la mer et laissé là par le flot, et me le donne.