Ruines circulaires

Le Zèbre est peut-être de tous les animaux quadrupèdes le mieux fait et le plus élégamment vêtu.

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dimanche 19 mai 2019

Notes sur l'Amérique



Le septième jour, nous arrivons en vue de New-York, par un matin d'été à la fois brûlant et voilé. Nous n'avons pu débarquer hier, à cause de l'heure tardive, et je m'en réjouis devant l'incomparable tableau de cette entrée. Le paquebot remonte la bouche de l'Hudson, qui sert de port à la grande ville, avec un mouvement aussi doux qu'il était rapide voici vingt-quatre heures. Rien que cette sensation vaudrait le voyage, tant elle est inattendue et profonde. L'énorme estuaire frissonne et clapote, remué par le dernier battement de l'Atlantique, et sur ses deux rives, si loin que le regard puisse aller, à droite où s'étale New-York, à gauche où grouille Jersey-City, indéfiniment, interminablement, c'est une suite de courtes jetées en bois, larges et couvertes. Des noms s'y inscrivent, ici d'une compagnie de chemins de fer, la d'une compagnie de bateaux, puis d'une autre compagnie de chemins de fer, puis d'une autre compagnie de bateaux, et indéfiniment aussi de chacune de ces jetées un gigantesque bac se détache ou s'approche, emportant ou vomissant des passagers par centaines, des dizaines de voitures tout attelées, des trains entiers de marchandises. Je compte cinq et six de ces bacs, puis quinze, puis vingt. Énormes, surplombant l'eau verte de leurs deux étages peints en blanc et en brun, ils vont, battant cette eau pesante de leurs roues de fer, et sur leur sommet un gigantesque balancier rythme leur mouvement uniforme. Ils vont, se croisant, se frôlant, sans jamais se heurter, tant leur marche est précise, avec des apparences de colossales bêtes laborieuses dont chacune accomplit sa tâche avec une sûre conscience. D'innombrables petites chaloupes, agiles et trapues, courent au travers. Ce sont des remorqueurs. Le remous secoue durement leurs coques minces, et l'on entend le souffle rude de leurs machines, robustese et larges poumons d'acier qui remplissent tout leur petit corps. On la sent cette robustesse à leur élan, mesuré si juste que, sans jamais le ralentir, ils volent entre les lourdes masses dont le choc les chavirerait. Derrière eux ils traînent de toutes fragiles barques chargées de deux, de trois, de quatre hommes. — Le mince et pauvre esquif tremble, disparaît presque dans le glauque sillage, creusé profond sur cette eau, si labourée, si fouettée, qu'elle se dresse en vagues. De temps en temps un de ces remorqueurs jette un coup de sifflet, aigu et déchirant, qui se mêle au rauque beuglement des bateaux passeurs. Et les uns et les autres circulent sur cette vaste rivière que remontent et que redescendent, avec la même lenteur que nous, cinquante paquebots peut-être, grands comme le nôtre, venus de l'Europe, venus de l'Amérique du Sud, venus de celle du Nord. Les hautes coques rouges fendent avec une douceur puissante la nappe écumeuse, chargée de tant de travail humain, de tant de vies humaines. Dans la brume chaude les formes s'effacent, les contours s'estompent, se fantômatisent. D'autres paquebots apparaissent, s'esquissant, se devinant par derrière ceux-là, et par derrière encore un monstrueux entrecroisement de vergues et de mâts, colossale, dominant cette gigantesque usine mouvante, qui donne l'impression d'être l'entrepôt du monde entier. La statue de la Liberté surgit, silhouettée dans la buée et haute comme un phare. Cependant les deux villes, à droite et à gauche, continuent de s'étendre à perte de rêve. Penché du côté de New-York, je démêle des maisons toutes petites, un océan de constructions basses d'où émergent, comme des îlots aux abruptes falaises, des bâtisses de brique si hardiment colossales que, même d'ici, leur hauteur écrase le regard. Je compte les étages au-dessus de la ligne des toits : une d'elles en a dix, une autre en a douze. Une autre n'est pas finie. Une armature de fer évidée dessine dans le ciel le projet de six de ces étages au-dessus de huit autres déjà construits... Gigantesque, colossal, démesuré, effréné, — on répète malgré soi les mêmes formules, car les mots manquent pour égaler cette apparition, ce paysage où la bouche énorme du fleuve sert de cadre à un déploiement d'énergie humaine plus énorme que lui. Arrivée à cette intensité d'effort collectif, cette énergie devient un élément de la nature. L'histoire ajoute à cette impression, pour la redoubler, la brutalité indiscutable de ses chiffres. En 1624, — il n'y a pas beaucoup plus de deux cent cinquante ans, — les Indiens vendaient à un Westphalien la pointe de cette île de Manhattan. Il fondait cette ville que voici devant moi. C'est la poésie de la Démocratie et c'en est une que ces poussées de vitalité populaire, où l'individu disparaît, où l'effort personnel n'est plus qu'une note perdue dans un immense concert. Ce n'est certes pas le Parthénon, ce petit temple sur une petite colline, où les Hellènes ont résumé leur Idéal : presque pas de matière, et de l'Esprit de quoi l'animer toute, jusqu'au moindre atome, avec de la mesure et de l'harmonie. Mais c'est l'obscure et violente poésie du monde moderne, qui vous donne un frisson tragique, tant il tient d'humanité volontaire et forcenée dans un horizon comme celui de ce matin, — et il est le même tous les jours !...

Paul Bourget, Outre-Mer (Notes sur l'Amérique), 1895

dimanche 12 mai 2019

Impressions de New-York



Ce petit livre se compose de lettres écrites, au cours d'un voyage dans l'Amérique du Nord, juste à la veille de la guerre. Elles sont sans aucune prétention : leur seul mérite est d'avoir été rédigées sur place, au jour le jour, sous l'impression directe des choses et des gens.

New-York, le 1er juin 1914.

Les choses belles ne sont pas nécessairement grandes, mais il y a dans les choses vraiment grandes un élément certain de beauté. Telle est l'impression que m'a laissée New- York, que je n'avais pas vu depuis dix ans.




Le charme des États-Unis (et ils ont un indiscutable charme), c'est leur exotisme. Quelques apparences, toutes superficielles, y sont anglaises ; en réalité, il s'agit bien d'un nouveau monde, n'ayant plus qu'une parenté lointaine avec l'ancien continent.




La nature d'abord est taillée dans des proportions plus larges. Par une chaude et merveilleuse nuit de mai, l'arrivée dans la rade, avec les mille lumières des étoiles et les lumières presque aussi nombreuses de la côte, évoque quelque rêve de nature et d'humanité tropicales. Voici, sur la pointe extrême de la terre, en face de l'Atlantique, les illuminations violentes de Coney Island (leur Magic City). De près, ce serait un spectacle vulgaire. De loin, c'est une évocation un peu mystérieuse de fête et de luxe. Et puis, tout au fond, à une hauteur énorme et comme invraisemblable, voilà les buildings géants, dont l'éclairage sur l'horizon sombre produit un effet d'extraordinaire lanterne magique. Tout cela est énorme, et l'on comprend un peu que les Américains, quand ils viennent chez nous, trouvent tout petit.




L'entrée dans le port, le lendemain matin,, et la vue de la ville dans la splendeur d'un beau jour d'été ne modifient pas cette première impression. Située sur une longue langue de terre pointue, entre deux fleuves larges comme des estuaires, la cité de New-York, avec ses deux villes annexes de Brooklyn et de New-Jersey City, rappelle un peu, par sa position, la Corne d'or de Constantinople. Les eaux très bleues sillonnées d'innombrables navires, la triste masse rouge-brique des villes qui se dressent autour des deux bras de mer, l'immense activité, l'intensité de vie que respire cet ensemble colossal de cinq millions d'âmes, voilà un décor merveilleux de capitale mondiale. Quelle magnifique série un Claude Monet ne tirerait-il pas du puissant spectacle de cette ville étonnante !

Par exemple, il n'y a que l'ensemble qui puisse donner une impression de beauté. Le détail est simplement affreux. Toutes ces maisons carrées, sans toits, ressemblent à une accumulation de boîtes d'épicerie géantes qu'on aurait mises côte à côte.




C'est au milieu d'elles que s'élèvent, dans le quartier des affaires et un peu plus loin dans le quartier des hôtels, les fameux buildings cent fois décrits. En dix ans, leur nombre, leur hauteur se sont prodigieusement accrus. C'est par douzaines que s'élèvent ces bâtisses, la plupart exactement semblables, comme architecture, à des commodes ou à des armoires monstres. En 1904, lors de mon dernier voyage, le plus grand building avait 40 étages. On a édifié depuis un nouveau bâtiment de 60 étages et de 250 mètres de haut, le Woolworth building. Sa forme affecte une ressemblance tout à fait inattendue avec la cathédrale de Strasbourg vue par le devant. Il y a une sorte de clocher doré gothique. Du haut de cette tour, d'où l'on domine cent kilomètres de paysage, on peut voir, tout à côté, un autre building dont le toit est manifestement copié de la Sainte-Chapelle. Le hall central du monument est d'un style byzantin surchargé, où aucune dorure n'a été épargnée. Les Romains de la décadence se plaisaient à ces combinaisons de styles disparates. Du reste, de même que ce New-York géant, la Rome impériale devait donner constamment l'impression du colossal, sinon de la pure beauté.




Les hommes qui circulent dans cette ville, en armées pressées, sans cesse renouvelées, donnent plutôt l'idée d'un peuple en formation que d'une population constituée. Je n'avais pas conservé le souvenir que leur type fût si peu fondu. Sur une demi-douzaine d'hommes qui passent on discerne aisément un juif (ils sont 1 million à New- York), un Irlandais, un Allemand, un Méditerranéen ; les types purement yankees sont rares. Cela forme un mélange singulier de caractéristiques ethniques qui semblent se contredire : les gens sont à la fois flegmatiques et excités ; et ce n'est pas sans étonnement qu'on retrouve un peu partout des attitudes paresseuses et un peu canailles de lazaroni !

Mais, ce que tous ces hommes ont, sans conteste, c'est une allure commune. Oui, c'est par là qu'ils sont vraiment unifiés et qu'ils forment, sinon par la race, au moins par l'âme (si l'on peut dire), un peuple ayant sa personnalité. Une activité tendue, qui ne se relâche pas, une volonté consciente de se pousser, de percer, d'agir, voilà ce qui, sans exception, distingue chacun d'eux. C'est comme une estampille que l'Amérique met immédiatement sur eux. Et de l'action puissante de ce creuset, les éléments envoyés par la vieille Europe sortent décidément méconnaissables. Je n'avais jamais senti si fortement à quel point le nouveau monde est vraiment un autre monde.

ANDRE SIEGFRIED, DEUX MOIS EN AMÉRIQUE DU NORD à la veille de la Guerre (Juin-Juillet 1914), LIBRAIRIE ARMAND COLIN, 1916