Ruines circulaires

Le Zèbre est peut-être de tous les animaux quadrupèdes le mieux fait et le plus élégamment vêtu.

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dimanche 22 janvier 2017

Anecdotes de la-bas.



Ce texte de Marcel Griaule a été publié dans Le Journal du 26 octobre 1935. Griaule revenait de l'expédition Sahara-Soudan dont il avait rendu compte dans le même quotidien.

PREMIER TABLEAU

Alors, c'est bien entendu pour la visite de la dame, dimanche prochain ?
— Oui, commandant !
(Les indigènes appellent commandant l'administrateur).
— Répète.
— Vingt hommes pour dimanche avec le masque : cinq avec le masque crocodile, trois avec le singe, six avec l'antilope, trois avec le lièvre, trois avec l'oiseau.
Le commandant est sérieux. Le chef noir aussi.
Pourtant, étant donné que chez les noirs le masque ne se met que pour les funérailles, étant donné que les danses costumées sont un hommage aux morts, la demande de l'administrateur équivaut à celle-ci :
— Pour dimanche il me faut un enterrement de deuxième classe : deux suisses, un curé, six enfants de chœur, un porte-médaille et dix croque-morts.
Le chef ne bronche pas. Il note dans sa tête le nombre de figurants, prend congé et file.
Il galope à fond de train sur une carne maigre, le long de la route du chef-lieu aux falaises. Il prend des raccourcis étonnants et plonge brusquement à chaque branche d'arbre pour éviter l'accrochage. Son boubou bleu flotte jusqu'à deux mètres derrière lui, car il est riche et bien habillé. Il a l'air d'une flamme de fourneau à gaz glissant le long d'une rampe.
Il galope, puis tourne court, met sa carne au pas et rengage dans une ruelle du village aux maisons de terre rougies par le soleil couchant.
Une porte se referme sur la croupe de sa bête.
Un quart d'heure après, dans le silence de la nuit qui tombe brusquement, un crieur lance du haut d'une terrasse l'appel suivant :
— Pour dimanche, vingt hommes au chef-lieu : cinq crocodiles, trois singes, six... etc.
Comme il est dit plus haut, le village a l'impression d'entendre :
— Pour dimanche, corvée d'enterrement, cinq enfants de chœur, trois curés, six bedeaux, etc.
Le personnel désigné ronchonne dans les cases ; il en a assez de ces enterrements à vide. On comprend cela. Que dirait M. de Borniol si on lui commandait un défilé de corbillards pour la venue du roi de Porto-Novo ?

DEUXIÈME TABLEAU
Au matin du jour dit, on peut voir dans la campagne une file absurde de gens magnifiquement habillés avec des jupes rouges, des bracelets, des chevillières en fibres jaunes et noires. Sur la tête, des masques burlesques ou poignantes grandioses, effrayants.
Des masques pour plaire aux morts.
Personne ne dit rien ; les mâchoires sont serrées sur les bâtonnets placés à l'intérieur des masques pour les maintenir sur la tête ; ce sont des sortes de mors. On ne parle, pas sous le masque, mais on n'en pense pas moins.
La troupe se précipite sur la place où les attendent des blancs casqués et la dame importante venue de loin.
— Comme ils sont beaux ! dit la dame.
Et elle s'assied pour prendre des notes, sur une chaise de jardin vite apportée. Elle a posé son sac à main à côté d'elle, un grand cabas où sont entassés quantité d'objets usuels. Elle en tire un carnet et un crayon. Un noir s'est accroupi près d'elle pour lui donner les termes techniques, la « couleur locale » du futur article.
Les hommes dansent sans enthousiasme.
— Comme ils sont beaux ! redit la dame.
Les autres blancs approuvent. Ils en ont assez, eux aussi de ces danses répétées pour chaque visiteur. Mais quoi offrir ?
La cérémonie prend fin. Les noirs en sueur retournent au village, mélancoliquement, car la journée est perdue pour eux.

TROISIÈME TABLEAU
Un véritable enterrement au village.
Un homme est mort. Tous les masques sortent des cavernes.
Après les combats rituels, après les prises d'assaut des terrasses, torches en mains, les masques à genoux, recueillis, regardent passer sur le front qu'ils forment un homme portant le bâton de marche du défunt, touchante relique.
Le moment est solennel.
La foule multicolore est haletante.
C'est alors qu'on voit un personnage grotesque, à robe tombant sur les pieds, à tignasse énorme retenue par un filet : une sorte de caricature de dondon, briarde ou bourguignonne. Elle apparaît devant le front des masques, à petits pas. Elle s'assied sur une chaise de jardin miraculeusement surgie. Elle pose son sac à main à côté d'elle, une espèce de valise où sont entassés des objets hétéroclites. Elle en tire un carnet et un crayon. Un noir s'est accroupi près d'elle pour lui marmonner des explications.
Personne ne sourit, mais tout le monde pense que la caricature est bien réussie. Le culte des morts, chez certains noirs, veut que la société des masques soit une réduction de tous les peuples connus.
La dame blanche, bon gré, mal gré, est entrée en effigie dans le monde des croque-morts.

jeudi 19 janvier 2017

Napoléon et le Christ par Charlie Chaplin.



Ce texte est paru dans le magazine Bravo en mai 1930. En 1940 et 1947, Chaplin tournera respectivement Le Dictateur et Monsieur Verdoux.

Les deux personnalités que je désire le plus animer dans un film sont Napoléon et le Christ. Depui des années, tout le monde sait que je meurs d'envie de jouer le rôle de Napoléon. Longtemps avant que j'aie terminé Le Cirque, les journaux annonçaient déjà que mon film suivant serait consacré à Napoléon et on avait déjà dit la même chose après la présentation de La Ruée vers l'or. Cela viendra bien un jour.
Ce n'est pas tant chez moi l'acteur qui se sentirait à l'aise dans le costume de l'Empereur des Français, c'est l'apôtre. Je voudrais en représentant Napoléon tel que je le conçois, effacer chez une foule d'honnêtes gens la figure traditionnelle « artistique » et absolument fausse, que l'habitude leur a fait accepter. Je ne représenterais pas Napoléon comme puissant général, mais comme un être malingre, taciturne, presque morose, continuellement harcelé par les membres de sa famille. Sa famille, et en particulier sa mère, Letizia Ramolino, a tenu une place considérable dans la conduite de son existence. Je ne vois pas sans un certain humour ses efforts pour bien marier ses frères, ses sœurs et aussi ses beaux-enfants, pour rester en bons termes avec sa mère et sa femme, et gagner en même temps quelques guerres. Combien d'effets dramatiques ne pourrait-on pas tirer de tout cela ? Naturellement, je ne ferais pas de lui un burlesque - bien sûr – mais je voudrais montrer, avant tout, les difficultés domestiques qui le préoccupaient et tout le mal qu'il se donna pour s'en dégager et pour maintenir la paix dans sa famille.
Un des passages de sa vie qui m'intéresse le plus est le moment de sa rupture avec Joséphine. Je vois ça très nettement. D'abord l'Empereur l'appelle à lui pour la prier de s'éloigner – elle, la Joséphine qui l'avait aidé, qui avait cru en lui et l'avait poussé en avant. Un peu plus tard, dans son palais, la dernière nuit, elle compte lentement les heures, les minutes, cherchant à emporter un souvenir vivace de tout ce qui lui a été familier. Quand vient le moment du départ, je la vois s'enveloppant dans sa cape, passant lentement dans la nuit, montant en carrosse et disparaissant. Dans une autre scène, elle apprendrait par le tonnerre des canons la naissance de l'enfant de Napoléon, comptant les coups tirés, impatiente de savoir si un fils lui est né.
Et l'histoire dramatique de Napoléon ne peut pas laisser insensible, même ceux qu détestent le personnage. Le retour de l'île d'Elbe, le rassemblement d'une armée, la marche sur Paris, la vieille garde enthousiaste se jetant vers lui, les drapeaux déployés, les ovations, les réveils belliqueux. Je montrerais, par exemple, un vétéran borgne, avec une jambe de bois, un bras en mins, se précipitant sur la route et criant : « Voici l'Empereur qui revient ! Napoléon marche sur Paris ! Arrêtez le ! Tuez -le avant qu'il ne verse encore le sang à flots ! » Alors, je ferais apparaître l'armée grandissante, le petit Corse en tête, la musique jouant la Marseillaise et, passant devant le vétéran infirme, Napoléon le saluant. On verrait le vieux guerrier, envahi par l'émotion, jetant son chapeau en l'air et versant des larmes de joie, se joindre aux rangs et marcher aussi sur Paris.
J'ai une foule de notes de ce genre sur Napoléon, sujet de film. Mais le scénario n'est pas écrit, et quand ferai-je ce film ?...
Il y a une autre personnalité que je voudrais modifier dans l'esprit de la masse, c'est le Christ. J'ai longuement étudié la Bible et maints ouvrages concernant la religion chrétienne. Je connais, d'autre part, presque toutes les croyances. Et j'estime que le personnage le plus fort, le lus dynamique, le plus imposant qui ait jamais vécu a été effroyablement déformé par la tradition. Il n'était pas cet homme lointain aux longs cheveux, vêtu d'une tunique blanche comme personne n'en portait autour de lui, parlant d'une voix sépulcrale et ayant l'air exceptionnellement las et déprimé. On voudrait nous faire croire qu'il avait une attitude pire que celle d'Hamlet de Shakespeare, pourquoi ? Et pourquoi le représenter inévitablement comme une figure angoissante, déprimante, cherchant à inculquer la crainte dans le cœur de chacun?
On ne m'empêchera pas de le considérer comme un homme splendide, viril, au sang rouge, vers lequel on se tourne instinctivement quand on est en difficulté. Je le voudrais naturel, réel, humain, la force personnifiée par la chair et en même temps un esprit puissant. C'était un homme qui mangeait bien et buvait bien et aimait la compagnie de ses semblables. Son apparition dans un milieu quelconque devait immédiatement déclencher la bonne humeur et la joie. Je le vois dans une assemblée, disant à la société réunie : « Mangeons, buvons et soyons gais ! »
C'était simplement un homme plus fort que ses contemporains, splendide, plein de vie, ayant le pouvoir de dominer tout le monde et toutes choses, dans n'importe quelle circonstance.
Je ne crois pas que Ponce Pilate eut jamais l'intention de le faire mourir quand il l'appela devant lui. Pilate entendit l'accusation et demanda : « Que ferons-nous de cet homme ? » Et quelque imbécile, dans la foule, cria : « Crucifiez-le ! » Le mot fut répété et repris par tous et l'assemblée parut en faire son verdict. La psychologie de la masse l'emporta et Jésus fut sacrifié sans raison apparente.
Si je pouvais produire un film sur l'histoire du Christ, je le montrerais accueilli avec délire par les hommes, les femmes et les enfants ; on s'empresserait vers lui pour ressentir son magnétisme.
Mais je ne prévois pas que j'arrive jamais à tourner une vie du Christ. Vous pouvez imaginer quelle tempête cela déchaînerait aux États-Unis!
Je regretterai énormément de ne pas tourner une histoire du Christ, mais la religion chrétienne devrait le regretter plus encore. Mon film rendrait un service formidable à la religion s'il enseignait que Jésus était digne d'être aimé et réellement beau de caractère et de personnalité.
J'ai vu une fois le Christ représenté dans un film. Il avait l'air de souffrir d'une maladie d'estomac. C'était trop affreux et ridicule. Je suis parti, envahi par la colère.
C.C.

Mlle Lenglen est victorieuse.



En 1931, le mensuel Bravo consacre son numéro de janvier à ce que son directeur, Jacques Théry, appelle Les chefs-d'oeuvre éphémères. Il s'agissait de demander à quelques grands journalistes de choisir celui de leurs articles qu'ils jugeaient le plus durable.
Andrée Viollis, journaliste fameuse de l'entre-deux guerres (elle fut correspondante de guerre pendant le conflit de 14, ira en Union Soviétique, en Afghanistan, couvrira le conflit sino-japonais... ) choisit le compte rendu qu'elle fit du seul match opposant Suzanne Lenglen à Helen Wills, les deux meilleures joueuses de tennis de l'époque.

Cannes, 16 fév. (de not. env. spéc.)
Enfin, la rencontre historique Notre championne, grande favorite, restera-t-elle « Suzanne l'invincible » ? ou la jeune étoile, orgueil du Nouveau Monde, triomphatrice des Jeux olympiques, lui arrachera-t-elle le sceptre ?
Le match est pour 11 heures. Dès 9 h. 30, une file pressée d'autos trépide dans les rues pavoisées pour le carnaval, et malgré le service d'ordre, on s'écrase à la porte unique du club, et ce n'est pas un euphémisme. Et l'on a pourtant affaire à ce qu'on est convenu d'appeler la crème de la société.
Les tribunes, pareilles à des tapisseries des Gobelins trop neuves, se brodent de couleurs bariolées. Les opérateurs de cinéma, qui, après bien des controverses, sont tous admis à titre gracieux, sont massés dans un angle du terrain, sous les eucalyptus. Parmi eux, une vieille dame inattendue, en gants blancs immaculés, et toute souriante, trône dans une petite voiture de malade. Parente des concurrentes ou bien « as » d'antan ?
Aux fenêtres du grand palace, dominant les courts, sont accrochés des essaims pressés de têtes. D'autres cinéastes sont juchés sur les toits, sur des tours de bois, entre les réservoirs d'essence d'un garage.
Et tout à coup des cris éclatent : les propriétaires d'une petite maison voisine font tout simplement sauter leur toit, et, pareils à des diables qui sortent d'une boite, des gens émergent, remuent la tête et agitent les bras à mesure que, des deux côtés, les tuiles s'amoncellent en cubes. Joyeux papotages, derniers coups de marteau pour les tribunes édifiées in extremis et, là-dessus, un grand ciel d'azur pâle, tout voilé de blanc, comme pour tamiser l'éclat du soleil.
Le temps passe, égayé par des scènes de films acrobatiques : un agent ne s'avise-t-il pas de pourchasser des spectateurs imprudents agrippés aux toits de toile du fameux garage ?... Cris, protestations... La foule prend parti pour une irréductible dame blanche, qui garde sa situation élevée! Et maintenant, c'est un autre agent, esclave du devoir, qui, avec une agilité simiesque, s'élance de branche en branche d'un eucalyptus que, de la rue adjacente, ont escaladé des intrus. Et les clameurs redoublent.

Comment, dans ce tohu-bohu, discerner les grands de ce monde ? A peine aperçoit-on, sous un feutre beige, le profil jovial de l'ex-roi de Portugal, le turban du radjah de Kashia, le képi doré d'un général. Il y a aussi, paraît-il, le prince et la princesse Georges de Grèce, les ducs et duchesses de Nemours et de Vendôme, la princesse Karageorgevitch, et tout ce que la Côte d'Azur compte de lords et de ladies. Et, parmi les journalistes, le grand ,romancier espagnol Blasco Ibanez, prend des notes.
Précédées de hérauts d'armes, voici les mères des concurrentes : Mme Wills, haute et mince, vêtue de gris fer, d'allure un peu puritaine, le regard inquiet d'une poule qui a couvé un cygne blanc. Au contraire, tout en blanc, avec un chapeau violet, Mme Lenglen, généreuse de formes, son petit griffon jaune sous le bras - ne faut-il pas qu'il soit à l'honneur - se répand en gestes, en sourire, en.propos mêlés de crainte et d'espoir.
Puis l'arbitre, le commandant Hillyard, visage de brique, rouge sous un feutre gris, qui, bien qu'on soit, semble-t-il, en territoire français et qu'une des joueuses soit Française, annoncera les coups en anglais, monte dans sa tour de bois.
La minute approche. On sait bien qu'il ne s'agit là que d'un jeu, que le salut de la France n'est pas le prix de quelques balles qu'échangeront ces deux jeunes filles, que nous avons, certes, d'autres sujets de soucis, mais, tout de même, on est ému.
Enfin ! Enfin ! Les concurrentes ! Raid des photographes et des cinéastes. Côte à côte elles posent. Helen Wills est vêtue, comme d'ordinaire, d'une simple robe de toile blanche, jupe plissée, blouse bouffante à large col retombant sur les épaules, tout à fait le costume marin des garçonnets d'antan, qui alourdit un peu sa silhouette, mais lui donne un air touchant de grande fillette trop tôt poussée. Point d'autre bijou qu'une opale sertie d'or au bras et une autre opale sur l'épingle qui ferme son corsage.
Comment ces pierres qui portent malheur ?
- Pas du tout ! me dit quelqu'un ; elles sont, au contraire, en Amérique, un gage de bonheur.
Et la jeune championne ne montre nulle émotion. Toujours sa rose pâleur, dédaigneuse de tous les fards ; son sourire doux et un peu distant, ses traits parfaits de jeune divinité grecque, Diane chasseresse, par exemple.
Le visage, oui ; mais pas les jambes souffle quelqu'un.
Rondes et solides comme des colonnes doriques, en effet, tandis que celles de Suzanne Lenglen, fines et nerveuses, ont le frémissement impatient des jambes de pur sang. Notre championne est gainée, comme d'une cotte de mailles, d'un chandail de soie rose pâle, et un ruban ceint son front au-dessus des yeux qui brillent, de la bouche qui sourit, de tous ses traits hardis et mobiles.
Quelques balles, histoire de se dérouiller, et un silence subit s'abat sur la foule. La partie s'engage et l'on sent tout de suite que la lutte sera chaude.

C'est vraiment un spectacle d'émouvante beauté que ce duel de force et de grâce. Helen Wills s'impose aussitôt par son calme souverain d'inébranlable cariatide. A peine semble-t-elle quitter le sol, fermement plantée sur ses jambes en équerre et pourtant, elle est partout ! Ses terribles drives sonnent sur les balles comme des coups de gong, et ses bras font, sans se lasser, les gestes larges et puissants du faucheur.
Suzanne brûle le terrain comme une flamme vive et changeante. En un minute, elle inscrit sur le court toutes les belles attitudes des bas reliefs antiques, évoque les mouvements variés de tous les genoux hauts, puis s'enlève d'un bond aérien. rappelant la danse hardie et fougueuse de l'Isadora Duncan des beaux jours ; tantôt elle se penche, presque horizontale, suspendue sur un pied, les bras gracieusement étendus comme pour plonger, ou bien, tête en avant, comme un boxeur usant de sa raquette comme d'un gant, elle lance des revers pareils à des uppercuts. A moins qu'elle ne pirouette comme un derviche ou ne trace, au-dessus de sa tète, les cercles féeriques d'un jongleur. Tout cela, avec une rapidité d'éclair et l'équilibre le plus juste, le plus harmonieux.
Qui avait dit qu'elle triompherait aisément ? Plus le match avance, et plus la jeune championne américaine semble grandir et se surpasser. Au début du second set surtout, elle est vraiment incomparable, et l'on peut croire à une surprise.
Chose étrange. Si, au début, elle étonne par sa vigueur et sa superbe défense, voici qu'elle semble emprunter les qualités de son adversaire. Pour saisir une balle envoyée derrière elle, elle exécute le bond prodigieux d'un danseur russe. Elle a aussi des coups audacieux qui surprennent Suzanne. II faut alors voir la figure de notre championne tandis qu'après une erreur Helen Wills garde son joli visage impassible et regarde tout simplement la pointe de ses souliers, le visage de Suzanne prend une intensité volontaire, presque tragique.
Oui, des adversaires dignes de se mesurer. Elles ont des séries d'une technique éblouissante, qui tiennent les spectateurs haletants. Puis les applaudissements crépitent.
- Admirable, merveilleux, entend-on de tous côtés.
Au douzième jeu du deuxième set, on croit Suzanne Lenglen victorieuse. On se rue, on crie. Trop tôt. Il y a eu faute, paraît-il. Et, pendant trois jeux encore, l'émotion croît, tendant les nerfs, tirant les visages. Comme elles se suivent de près ! Devra-t-on recommencer un troisième set ?
Mais, tout à coup, clameur immense qui monte des tribunes, descend des fenêtres et des toits, roule et gronde comme le tonnerre. Allons, notre Suzanne est toujours là. Mais elle a maintenant une brillante seconde.
Un cortège fleuri traverse les courts. Des lilas et des roses plein les bras, rouge, joliment dépeignée, l'œil embué de larmes, notre championne sourit d'un faible sourire, épuisée, contente.
Derrière elle, paisible, le teint toujours intact, Helen Wills sourit aussi.
Andrée Viollis in Le Petit Parisien, 17 février 1926.

dimanche 8 janvier 2017

Potocki



En mai 1784, Potocki, l'auteur du Manuscrit trouvé à Saragosse , est à Constantinople. Il y fréquente les cafés, apprécie la fraicheur qui y règne, et plus que tout goûte les contes qu'il y entend. C'est l'un de ceux-ci qu'il rapporte à sa mère dans une lettre qu'il lui adresse.

Il y a environ un mois, (dit le conteur) qu'Omar, ce riche Mollah que vous connaissez tous, se promenant sur la terrasse de sa maison, aperçut la jeune Fatmé, qui venait d'épouser le beau Cassem, et en devint amoureux . Les riches ne connaissent que l'or pour réussir dans leurs desseins. Omar fit venir la vieille Emina Hanem, fameuse intrigante, et lui déclara l'objet de sa passion. Emina lui présenta que Cassem était jeune, amoureux et jaloux, et que Fatmé était heureuse avec lui . « D'ailleurs lui dit-elle, les hommes remplis de leurs passions, font des voyageurs altérés, ils désirent avec une ardeur une fontaine, et lorsque qu'ils l'ont trouvée, il boivent, puis ils tournent le dos ». Tels étaient les scrupules d'Emina, qui n'en avait jamais eu que pour son intérêt. Mais les dons et les promesses d'Omar lui prouvèrent qu'il ne serait point ingrat, et les levèrent tout-à-fait. Alors elle ne songea plus qu'à remplir sa commission. Les difficultés qui auraient arrêté tout autre, servirent à son projet, et la jalousie de Cassem, qui aurait effrayé une intrigante moins adroite, fut précisément ce qui la fit réussir. Emina prit une robe blanche, un voile vert, un gros chapelet, enfin tout l'équipage d'une Hagie de la Mecque ; ainsi déguisée, elle vint à midi frapper à la porte de Fatmé :
- Bonne et charitable Dame, lui dit-elle, j'ai fait neuf fois le voyage des villes Saintes ; soixante dix fois j'ai bu l'eau du puits de Zemzem ; trois cents fois mes lèvres ont touché la pierre noire, et plus de mille fois le seuil de la Kaaba. Dans mon dernier pélérinage, j'ai fait le vœu de ne jamais manquer aux cinq prières recommandées par le Prophète. Aujourd'hui les cris du Muezzin m'ont trouvée dans la rue et fort éloignée de ma maison : ainsi je ne vous demande qu'un peu d'eau pour faire mon Abdest, et un coin de votre maison pour y prier en liberté.
Fatmé était naturellement complaisante. Elle fit monter la vieille, lui donna de l'eau pour ses ablutions, et le tapis sur lequel son mari faisait sa prière. La fourbe Emina la remercia, fit semblant de prier, replia le tapis et le remit à sa place. Mais en le roulant, elle eut l'adresse d'y glisser une pièce d'étoffe riche. Elle se retira ensuite en comblant de bénédictions la bonne Fatmé, qui se félécitait d'avoir pu obliger une personne aussi pieuse. Cependant Cassem revint bientôt après, et voulut aussi dire sa prière : mais en ouvrant son tapis, la première chose qui frappa ses yeux fut l'étoffe brillante d'or que la vieille y avait laissée. Cassem n'était pas riche, et savait que Fatmé ne l'était pas assez pour faire une emplette aussi chère ; enfin, le démon de la jalousie s'empara de lui, et sans donner aucune raison à sa femme, il la conduisit chez le Cadi et la répudia. La malheureuse Fatmé se voyant abandonnée sans avoir rien à se reprocher passa trois jours dans les pleurs. Au bout de ce temps-là, elle vit arriver la vieille qui lui dit : - Ma chère Fatmé, je sais toute votre aventure, elle est triste, et Cassem n'est qu'un extravagant ; mais vous pleureriez toute une année que cela n'y changerait rien, et je pense qu'il vaudrait mieux s'occuper à trouver un autre mari.
Fatmé essuya ses beaux yeux, et convint de la vérité du fait :
- Mais dit-elle, je n'ai jamais connu que Cassem que j'aimais plus que ma vie, et je ne saurais comment m'y prendre pour chercher un autre époux ? »
- C'est mon affaire répondit Emina, et même je me fais fort d'en trouver un qui ne vous déplaira pas. Votre voisin, le riche Omar, a entendu parler de votre beauté, mais il a une fantaisie contraire à nos usages et à la modestie ; il veut voir sa femme avant de l'épouser. C'est à vous de vous y soumettre, si cette affaire vous convient.
Fatmé n'avait devant elle qu'un avenir assez triste, et fort peu de ressources. Elle résolut de se laisser conduire par la vieille. Mais elle ignorait encore que l'hypocrite est comme le roseau qui perce la main qui cherche à s'appuyer sur lui. Emina conduisit Fatmé chez Omar, qui aidé de ses efforts, n'eut pas de peine à triompher de la jeune épouse. Après quoi il lui fit un présent magnifique, et la renvoya chez elle, lui promettant de la faire chercher le lendemain avec les cérémonies accoutumées. Cependant la vieille était allée chez Cassem, et lui avait demandé une pièce d'étoffe riche qu'elle avait, disait-elle, laissée dans un tapis que sa femme lui avait prêté pour dire la prière. Ce peu de mots ouvrit les yeux de Cassem, et lui fit comprendre combien il avait été injuste. Il vivait malheureux éloigné de son épouse, et n'eut rien de plus pressé que d'aller réparer ses torts. Enfin, Fatmé vit arriver le lendemain, non les gens d'Omar, mais le beau Cassem, et malgré les richesses du Mollah, elle se crut heureuse de retrouver son époux. Cassem le fut bien davantage de retrouver sa chère Fatmé. Le riche Omar avait contenté ses désirs, tous étaient redevables de leur bonheur à l'adresse de la vieille Emina Hanem, et cette aventure doit prouver la justesse du proverbe persan qui dit : « Ne méprisons point des gens dont le métier est de ne faire que des heureux ».

jeudi 5 janvier 2017

Sous un volcan



Où sont Raynal Billy Dalize
Dont les noms se mélancolisent
Comme des pas dans une église
Guillaume Apollinaire

Sous un volcan.

…... A peine dormîmes-nous cette nuit-là. Passagers et marins demeurèrent sur le pont. L’atmosphère était chargée d’électricité, la brise lourde, presque matérielle. . . Le ciel offrait un aspect étrange. De sourdes lueurs rougeàtres, dans la direction de l'île déchiraient par instants le voile épais des ténèbres. Une angoisse nous étreignait. Les plus vieux marins eux-mêmes, ceux avaient fait des centaines de fois cet atterrissage, ne pouvaient cacher leur nervosité, leur inquiétude.
Enfin le jour se leva. Les dernières bordées nous permirent de reconnaitre le profil des mornes perdus dans les nuages bas. Devant nous était l'île attendue, la perle la plus rare du collier des Antilles. Mais le sort s’était accompli.
….. Sous les rayons du soleil levant, la montagne que nous avions connue verdoyante, apparaissait toute blanche, avec des reflets d’argent. Ses larges flancs coupés de rochers gigantesques et de crevasses s’étaient polis et arrondis. Toute végétation avait disparu. Il semblait qu’un immense linceul pâle eut été posé sur les coteaux et les vallées . . . Cette première vision claire était déjà une vision de mort.
L'emplacement de la ville se découvrit peu à peu derrière le grand rocher de l’Emeraude.
Et le spectacle de l’absolue désolation s’offrit à nos regards.
De la coquette cité, l’orgueil et la joie des Antilles, plus rien n’était qu’un confus amas de ruines. Seuls demeuraient debout de grands murs dêchiquetés, les tourelles et les phares à demi écroulés, quelques palmiers décapités et nus . . . Au rivage, des débris de carène, les matures noyées des goëlettes et des barques échouèes . . . Un grand steamer démonté s’était désespérément accroché aux lambeaux de la jetée . . . Une même teinte d'un gris morne et passé unifiait toutes ces choses. On eut dit que depuis des milliers d’années déja, le temps eut travaillé la ville morte.
Des foyers d'incendie qui fumaient se distinguaient cependant au rivage. Et sur la mer flottaient, encore nombreux, des débris de maisons, des arbres, des amas de lianes, des cadavres d’animaux et d’êtres humains . . .
Le sommet de la montagne s’était dégagé et on apercevait maintenant, sortant du cratère, un long panache sombre qui s’élevait à plusieurs kilomètres en l’air et que les vents alizés repoussaient toujours dans la même direction. Nous traversâmes la zone des cendres. Le jour, quelques minutes, se fit blafard.
Nous jetâmes l'ancre devant la ville, puis une barque nous conduisit à terre.
Il ne subsistait guère de traces de vie humaine à travers les rues de la nécropole. Par endroits le tourbillon de gaz et d’électricité avait tout volatilisé, même le métal. Le feu avait épuré les êtres et la matière.
Nous nous engageâmes sur la route du Morne-Vert qui serpente aux flancs du volcan.
Elle était toute blanche. Mais la pluie avait durci la couche de cendre. Auprès de nous la rivière coulait une eau sale et bouillonnante.
Nous visitâmes une maison, vers la limite du feu de la grande éruption. Il semblait que la vie eut été arrêtée en un instant. Sur la table les couverts calcinés étaient encore disposés pour le repas, un goulot de carafe seul avait été liquéfié.
Sans doute les convives avaient-ils réussi à fuir de quelques mètres au dehors par la fenêtre brisée. Mais dans le fond de la salle, parmi les débris d’un fauteuil, on a apercevait un squelette humain effrondré. La chaleur était telle dans ces parages que la mort avait fait en quelques jours l’œuvre de plusieurs années.
… Le soir tombait. Et du Morne-Vert nous avions décidé de gagner sans plus tarder Fort-Royal.
La route était fort encombrée. L’aspect du volcan n’était pas bon en effet. Il semblait ce soir qu'il fut en travail sourd. On apercevait par moment au cratère de longues langues de flammes. La population était inquiète. Des villages environnant la montagne, elle émigrait vers le sud de l'île. Les uns passaient à cheval, les autres en voiture, la plupart à pied, les hommes soutenant leurs femmes et celles-ci portant leurs enfants. Ils s’en allaient, ils s’en allaient, le dos tourné à ce volcan qui avait fait périr tant de leurs frères...
Il était près de dix heures quand nous fîmes halte dans une petite auberge, au village du Gros-Piton... La terre maintenant tremblait comme une chaudière qui ne peut plus supporter la pression...
Soudain, du cratère, une gerbe immense jaillit, toute noire avec des points brillants. Elle s'éleva à une prodigieuse hauteur en l’air, parut hésiter, puis s’épandit de tous côtés. C’était comme un vaste chamignon dont les bords allaient s’élargissant en roulant... En moins d’une demi-minute l'éruption eut dépassé le Gros-Piton et couvert le ciel entier. Au-dessus de nos têtes, nous n’eûmes plus bientôt qu'un océan de feu. Les décharges électriques en effet zigzaguaient en tous sens et les gaz dilatés explosaient par millions... Des profondeurs du cratère, de gigantesques éclairs sortaient à chaque nouvel effort, à chaque convulsion de la terre qui éclairaient d’un reflet violet-rouge, sourd et puissant, la masse innombrables des cendres suspendue dans les airs...
Cependant des petits cailloux commencèrent à pleuvoir. Et une pénétrante odeur de souffre se répandit.
« Nous sommes perdus » dirent ceux qui s’étaient réfugiés dans l'auberge. Les femmes tombèrent à genoux, leurs enfants pressés contre elles ; les hommes tremblaient, les uns par crainte, les autres de leur impuissance.
Etait-ce, au dessus de nos têtes, la même masse de feu qui avait détruit la ville ? Etait-ce l'incendie, l'asphyxie qui descendait sur nous ?
Vingt-cinq minutes, nous pûmes le croire.
….. Enfin le ciel s'obscurcit. Les blocs fulgurants avaient été noyés, dissous en leur chute. De lourdes et bienfaisantes ténèbres emprisonnèrent la terre. Le vent avait dissipé l'odeur du souffre. Et la pluie monotone des cendres reprit.
L'animation revint dans l'auberge. Nous exprimâmes chacun notre soulagement. Des femmes, tout à l'heure muettes, pleuraient ; leurs enfants criaient. Sur le seuil de la porte, un vieux noir avait entonné une chanson...
Fort-de-France 1902.
René DALIZE in Les Soirées de Paris, janvier 1913.

René Dalize (1879-1917) né Charles Marie Edouard René Dupuy, descendant du Chevalier René Dupuy des Islettes (amant de Joséphine de Beauharnais, introducteur du menuet à la Martinique) fut tout à la fois officier de marine, romancier, journaliste, poète et dramaturge. Au cours de ses voyages, il contracta le goût de l'opium qu'il transmis à ses amis littérateurs et artistes. Il aimait à raconter l'éruption de la montagne Pelée à laquelle il a probabablement assistée. En 1902, peu après la catastrophe, il rendit visite, en compagnie de Guillaume Appolinaire (ils furent les fondateurs avec A. Salmon de la revue Les Soirées de Paris) à G. Meliès qui venait de réaliser un film sur ce sujet. Interrogé, le cinéaste leur livra ses secrets de fabrication. Se tournant alors vers Dalize, Appolinaire declara : « Eh bien ! tu vois, monsieur et moi, nous faisons à peu près le même métier : nous enchantons la vulgaire matière » La remarque vaut aussi pour Dalize.
Annonçant sa mort à Craonne, là où Cogne-le vent, fauché par un obus, L'Intransigeant le présenta comme un des esprits les plus curieux et les plus aigus de sa génération.
Deux ans avant sa mort, alors qu'il était sur la ligne de front, il écrivait :

Je suis le pauvre macchabé mal enterré,
Mon crâne lézardé s'effrite en pourriture,
Mon corps éparpillé divague à l'aventure
Et mon pied nu se dresse vers l' azur éthéré.

Plaignez mon triste sort.
Nul ne dira sur moi: « Paix à ses cendres! »
Je suis mort
Dans l'oubli désolé d'un combat de décembre.

Nul ne sait où il est enterré.