Tout à coup, et dans la nuit du 24 décembre 1342, l'impératrice mourut. Cette mort inattendue causa un grand deuil à la cour. L'empereur surtout adorait l'impératrice et donna toutes les marques du plus profond regret. L'impératrice fut exposée, selon la coutume, sur un lit de parade, et tous les seigneurs et les nobles dames de la cour furent admis à lui baiser la main. L'étiquette voulait que cette cérémonie se pratiquât ainsi: l'impératrice était seule dans la chapelle ardente, couchée sur son lit de parade, revêtue de ses habits impériaux, la couronne sur la tête et le sceptre à la main. Un de ses serviteurs veillait à la porte, relevé toutes les deux heures par un autre serviteur; il introduisait dans la chambre mortuaire la personne qui venait rendre hommage à la défunte; cette personne s'agenouillait, baisait la main de celle qui avait été son impératrice, revenait frapper à la porte, qui s'ouvrait, et, en s'éloignant, faisait place à un autre visiteur. Les courtisans de la mort n'entraient qu'un à un.
C'était au tour du comte Sigismond d'Eppstein d'être de garde près de la porte d'Ermangarde. Vingt: quatre heures s'étaient passées déjà depuis la ‘mort de l'impératrice: on était au dernier jour de Noël. Le comte Sigismond avait commencé sa garde à midi. Il était une heure et un quart; il avait déjà introduit près de l'impératrice morte huit ou dix personnes, lorsque, à son grand étonnement, il vit apparaître à la porte la comtesse Léonore d'Eppstein, sa femme. Nous disons son grand étonnement, parce qu'il n'avait pas fait prévenir la comtesse, s'étant réservé, sa faction finie, de monter à chevalet d'aller la prévenir lui-même; car, sachant la grande amitié que sa femme portait à l'impératrice, il voulait adoucir autant qu'il était en lui le coup qui allait la frapper.Sigismond ne s'était pas trompé: le coup avait dû être terrible, car la comtesse Léonore était d'une pâleur mortelle. Cette pâleur ressortait d'autant mieux, qu'elle était vêtue de longs habits de deuil. Son mari s'élança vers elle, et,comme il savait quel pieux devoir l'amenait, sans lui demander par qui elle avait appris la fatale nouvelle, il la conduisit, muette et éplorée, à la porte qu'il ouvrit et qu'il referma sur elle.
En général, les visites étaient courtes. Le visiteur ou la visiteuse fléchissait le genou, baisait la main de l'impératrice et sortait aussitôt, Mais le comte Sigismond savait qu'il n'en serait pas ainsi de sa femme. Ce n'était pas un devoir de simple étiquette que la comtesse accomplissait : c'était un besoin du cœur qui l'amenait là. Il ne s'étonna donc pas de ce qu'au bout de quelques minutes elle ne fût pas encore sortie; mais, lorsqu'un quart d'heure se fut écoulé sans qu'il entendit la comtesse frapper à la porte pour sortir, il commença a s'inquiéter : il craignit que l'impression n'eût surpassé les forces de Léonore; et, n'osant ouvrir la porte sans appel,—ce qui eût été une infraction aux règles de l'étiquette, — il se baissa pour regarder au trou de la serrure, tremblant de voir la comtesse évanouie près de son impératrice morte. Mais, à son grand étonnement, il n'en était pas ainsi.
Après avoir regardé pendant quelques secondes par le trou de la serrure, il se releva la sueur au front et pâle lui-même comme un cadavre. L'altération de ses traits était si visible, que quelques courtisans qui étaient là, attendant leur tour, lui demandèrent ce qu'il avait.
- Rien, répondit le comte Sigismond en passant la main sur son front, rien, absolument rien.
Les courtisans se remirent à causer de leurs affaires, et le comte Sigismond, croyant avoir mal vu, appliqua une seconde fois son œil au trou de la serrure. Cette fois, le comte Sigismond fut convaincu qu'il ne s'était pas trompé, et voici ce qu'il vit :
Il vit l'impératrice morte, toujours sa couronne en tête et son sceptre à la main, assise sur son lit et causant avec sa femme, la comtesse Léonore. L'événement était trop étrange pour que le comte en crût ses propres yeux : il pensa qu'il rêvait, qu'il était sous l'empire de quelque songe, et il se redressa encore plus pâle que la première fois.
Presque au même instant, la comtesse Léonore frappa, en signe que sa visite à l'impératrice était achevée. Le comte d'Eppstein ouvrit la porte, lança un coup d'œil rapide dans l'intérieur de la chapelle : l'impératrice était de nouveau couchée, immobile, sur son lit mortuaire.
Le comte donna le bras à sa femme, et, en la reconduisant, il lui adressa deux ou trois questions auxquelles elle ne répondit point. Son devoir le rappelait pour dix minutes encore à la porte de l'impératrice; il quitta donc la comtesse dans l'antichambre, pensant que son silence venait de son affliction, ou plutôt ne se rendant compte de rien, tant ses idées étaient bouleversées.
Les courtisans continuaient d'entrer les uns après les autres. Durant chaque visite, le comte d'Eppstein regarda par le trou de la serrure; mais toujours l'impératrice demeura immobile. Deux heures sonnèrent : le grand écuyer, qui devait le remplacer dans ses fonctions d'introducteur, entra. Le comte prit à peine le temps de le saluer, il lui transmit la consigne, et, s'élançant hors de la chambre, il courut à l'appartement de l'empereur, qu'il trouva dans un état voisin du désespoir.
- Majesté sacrée, s'écria-t-il, ne pleurez plus ainsi,mais envoyez au plus tôt votre médecin près de l'impératrice : l'impératrice n'est pas morte.
- Que dites-vous, Sigismond ? s'écria l'empereur.
- Je dis que tout à l'heure j'ai vu de mes deux yeux, j'ai vu la très noble impératrice Ermangarde assise sur son lit funèbre et causant avec la comtesse d'Eppstein. - Quelle comtesse d'Eppstein ? demanda l'empereur.
- La comtesse Léonore d'Eppstein. .. ma femme.
- Mon pauvre ami, reprit l'empereur en secouant la tête, la douleur vous a fait perdre l'esprit.
- Comment cela, sire ?
- La comtesse d'Eppstein ! Que Dieu vous donne la force de supporter ce malheur !
- Eh bien, la comtesse d'Eppstein ?... demanda avec anxiété Sigismond.
- La comtesse d'Eppstein est morte ce matin. Le comte Sigismond jeta un cri. Il courut à sa maison, sauta sur un cheval, traversa les rues de Francfort comme un insensé; une demi-heure après, il entrait au château d'Eppstein.
- La comtesse Léonore ? s'écria-t-il; la comtesse Léonore ?
Mais ceux auxquels il s'adressait détournaient la tête et ne répondaient que par des larmes. Il courut vers l'escalier en criant :
- La comtesse Léonore ? la comtesse Léonore ?
Sur son chemin, il rencontrait des serviteurs, mais personne répondait à ses cris. Il se précipita dans la chambre de sa femme : elle était couchée sur son lit, vêtue de noir, pâle comme il l'avait vue trois quarts d'heure auparavant; le chapelain psalmodiait des prières au pied de son lit. La comtesse était morte depuis le matin. Le messager, n'ayant pas trouvé le comte Sigismond chez lui, avait porté la triste nouvelle à l'empereur. Le comte s'informa si, depuis l'heure de minuit que la comtesse était morte, ou lui avait vu faire quelque mouvement.
- Aucun, répondit-on.
Il demanda au prêtre qui priait près du lit s'il s'était éloigné de ce lit.
- Pas une seconde, dit le prêtre.
Alors le comte se souvint qu'on était juste au jour de Noël, et qu'une vieille prophétie de Merlin disait que les comtesses d'Eppstein qui mourraient pendant la nuit de Noël ne mourraient qu'à moitié. Léonore était la première comtesse d'Eppstein qui mourut ce n'était pas Ermangarde qui était vivante, c'était Léonore qui était trépassée ; la comtesse morte était venue baiser la main de son impératrice morte, et les deux fantômes avaient causé dix minutes ensemble.
Le comte Sigismond pensa devenir fou. On assurait que la comtesse, à l'âme de laquelle avait été accordé le privilège de se mettre en relation avec les vivants, avait, pendant la maladie que fit le comte à la suite de cet événement, visité plusieurs fois son époux. Un an après, Sigismond entrait dans un monastère, laissant à son fils aîné son rang, son titre et sa fortune, auxquels il renonçait pour se consacrer à Dieu.
Ces apparitions avaient eu lieu, disait-on, dans la chambre du château qu'on appelait la chambre rouge, et qui, par une porte s'ouvrant dans la muraille et donnant sur un escalier secret, avait une communication avec les tombeaux des comtes d'Eppstein. On ajoutait que, pendant trois générations, la comtesse dans les grandes circonstances, était apparue aux aînés de la famille, mais enfin, qu'à la quatrième génération, les apparitions avaient cessé. Depuis ce temps, on n'avait pas revu la comtesse Léonore; mais la tradition s'était perpétuée dans le château d'Eppstein, et l'aîné de la famille avait conservé l'habitude de coucher dans la chambre rouge. Du reste, aucune autre comtesse d'Eppstein, depuis cette époque, n'était morte pendant une nuit de Noël.
Le Chateau d'Eppstein, Alexandre Dumas (en collaboration avec Paul Meurice).