Ruines circulaires

Le Zèbre est peut-être de tous les animaux quadrupèdes le mieux fait et le plus élégamment vêtu.

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jeudi 30 octobre 2008

La vie des images.




Me suis acheté un mini PC portable et me suis enfourné, tous ces derniers soirs, des séries US et Grande Bretonne. Profitons en tant que cela reste encore possible.

Life on Mars : Version américaine d'une série anglaise (grève des scénaristes oblige), c'est l'histoire d'un flic de 2008 qui, suite à une rupture spatio-temporelle, se retrouve, au début des années 70, dans un commissariat dirigé par Harvey Keitel (excellent) aux méthodes plutôt rudes. Le ressort dramatique repose sur la confrontation des méthodes de l'un et de l'autre et des points de vue quant aux questions dites de société (à laquelle s'ajoute un brin de mystère sur la situation réelle du voyageur temporel). La série semble rêver, seuls trois épisodes ont été diffusés, un âge d'or, une utopie, où tough guys, contre-culture et political correctness se donneraient la main. D'où parfois une certaine impression de mollesse. Bande son excellente.

Mad Men : Ici aussi retour dans le passé, aux débuts des années 60 dans le milieu de la publicité. La saison 1 (la seule que j'ai vue) a été diffusée en 2007, la saison 2 (en attente de visionnage) vient de se terminer sur la chaine AMC (Américan Movie Classic ). De facture justement classique (on peut penser au travail d'un Todd Haynes sur Loin du paradis), la mise en scène s'attache à retrouver une gestuelle en rapport avec des objets qui, pour nous, ont disparu ou quasi-disparu. Ainsi on ne peut qu'être frappé par la place prise par la cigarette, hommes et femmes fument tout le temps, avant l'amour, après l'amour, au bureau, à la maison, dans le train, au bar...Le travail d'écriture est aussi remarquable, le scénario donne, au fil des épisodes, aux personnages une densité, une présence (le jeu de l'acteur principal est sous cet aspect tout à fait exceptionnel), une loudeur pourrait-on même dire, qui font que chaque plan en porte la charge jusqu'au déséquilibre. Recommandé.

Jekyll et My Own Worst Ennemy : Ces deux séries (la saison 1 de la première est terminée, la deuxième en est à son 3ème épisode) revisitent Jekyll et Hyde. Si je les mentionne c'est qu'elles sont agréables à suivre (My Own Worst Ennemy n'est pas sans point commun avec Alias) mais c'est aussi pour ceci :
- L'approche classique du suspens, en gros celle de Hitchcock, consistait en une dilatation du temps. Ce que l'on voit ici est d'un tout autre registre. Le temps n'est plus dilaté, mais il est fragmenté et réorganisé non seulement à l'intérieur de chaque épisode (cf le coup de tonnerre que fut le flash-foward de Lost) mais au sein des séquences elles-mêmes. On retrouve cette figure de style dans les deux séries évoquées. Le personnage principal doit découvrir un espace où se cache un danger, une menace. L'avant, le pendant et l'après sont divisés en cellules temporelles qui feront l'objet d'une superposition qui n'obéit plus aux lois de la chronologie. Le spectateur n'attend plus, il sait que le héros ne va pas mourir, l'innocence est perdue mais aussi la rédemption. Ne reste plus qu'à reconstituer le puzzle, jouer avec. Le temps se fait alors simple meccano.
- Ces deux séries perpétuent le contresens à propos de Jekyll et Hyde, encore que My Own Worst Ennemy soit l'adaptation littérale de cette phrase du roman de Stevenson. Mais pour moi, sous mon impénétrable déguisement, la sécurité était complète.
Borges en décembre 1941 faisait un sort à ce contresens lors de la sortie de l'adaptation de Victor Fleming avec Spencer Tracy. Selon lui voir dans le roman une simple lutte entre le Bien et le Mal est une déformation et une diffamation de la pensée de Stevenson.
Dans le roman de 1886, le docteur Jekyll est moralement double, comme le sont tous les hommes, cependant que son hypostase - Edward Hyde- est un scélérat sans trêve et sans alliage.
Ces deux séries prolongent cette altération puisque les deux entités sont complètement isolées l'une de l'autre.
Au 1 + 1 = 2 proposé par ces séries, on peut préférer la complexité de l'arithmétique stevensonienne, à savoir 2 = 1 + 2.

jeudi 23 octobre 2008

La vie des morts.

L'enfant venait d'entendre de ce côté un bruit, qui n'était ni le bruit du vent, ni le bruit de la mer. Ce n'était pas non plus un cri d'animaux. Il pensa qu'il y avait là quelqu'un.
En quelques enjambées il fut au bas du monticule.
Il y avait quelqu'un en effet.
Ce qui était indistinct au sommet de l'éminence était maintenant visible.
C'était quelque chose comme un grand bras sortant de terre tout droit. A l'extrémité supérieure de ce bras, une sorte d'index, soutenu en dessous par le pouce, s'allongeait horizontalement. Ce bras, ce pouce et cet index dessinaient sur le ciel une équerre. Au point de jonction de cette espèce d'index et de cette espèce de pouce il y avait un fil auquel pendait on ne sait quoi de noir et d'informe. Ce fil, remué par le vent, faisait le bruit d'une chaîne.
C'était ce bruit que l'enfant avait entendu.
Le fil était, vu de près, ce que son bruit annonçait, une chaîne. Chaîne marine aux anneaux à demi pleins.
(...)
Une brise faible agitait la chaîne, et ce qui pendait à la chaîne vacillait doucement.
C'était ce qui n'est plus.
(...)
Le cadavre au bout de la chaîne, poussé par le souffle invisible, prenait une attitude oblique, montait à gauche, puis retombait, remontait à droite, et retombait et remontait avec la lente et funèbre précision d'un battant. Va-et-vient farouche. On eût cru voir dans les ténèbres le balancier de l'horloge de l'éternité.
(...)
Le mort sembla pris d'une vie monstrueuse. Les souffles le soulevaient comme s'ils allaient l'emporter; on eût dit qu'il se débattait et qu'il faisait effort pour s'évader; son carcan le retenait. Les oiseaux répercutaient tous ses mouvements, reculant, puis se ruant, effarouchés et acharnés. D'un côté, une étrange fuite essayée; de l'autre, la poursuite d'un enchaîné. Le mort, poussé par tous les spasmes de la bise, avait des soubresauts, des chocs, des accès de colère, allait, venait, montait, tombait, refoulant l'essaim éparpillé. Le mort était massue, l'essaim était poussière.
(...)
On entendait en bas un grondement immense, qui était la mer.
Victor Hugo, L'Homme qui rit.

Il s'agit d'un acte de soulèvement autre : soulèvement contre la domination totalitaire du présent qui veut ravir à l'individu et extirper de son champ toute présence d'un passé inexpliqué, d'un devenir historique, d'un temps mythique. Il est selon son essence souvenir de ce qui gît au fond de nous, et dans cette mesure il est une initiation religieuse ou protopolitique. Il est toujours et existentiellement une imagination de la Perte et non de la Promesse (terrestre). C'est donc une imagination de poète, depuis Homère jusqu'à Hölderlin.
Botho Strauss, Le Soulèvement contre le monde secondaire.

mercredi 15 octobre 2008

Flipper.




Dimanche soir, au collège des Bernardins, revu Pickpocket. Je suis toujours ébahi par l'intensité qui se trouve dans tous les plans du film. C'est un film dont chaque plan est plein, habité. Par quoi ? Cette vision, cette énième vision n'a pas soulevé ce mystère. Ou du moins les mots me manquent.
Le personnage de Michel est un être non contraint, libre de ses actes. Or le film est tendu, bandé pourrait-on dire, la plupart des plans se raccordent dans le mouvement, vers l'image finale où Michel acceptera de se soumettre à son amour pour Jeanne, à l'amour de Jeanne. C'est cette tension entre la liberté du personnage et le tracé que s'impose le film qui en fait toute la beauté.

Me suis également souvenu des flippers dans les cafés aux alentours du Trocadéro. Heureuse époque où ces machines n'avaient pas une pente infernale et où il ne fallait pas gagner un milliard de points pour décrocher une partie gratuite.

mercredi 8 octobre 2008

Alchimie.

L’indomptable vigueur de son esprit (il s'agit de Machiavel) paraît encore dans l’étrange description qu’il a faite de la peste de Florence un mois avant sa mort, un mois après le sac de Rome.
Cet homme, d’un malheur accompli, seul, vieux, pauvre, haï, méprisé, savez-vous ce qu’il fait ? Parmi les litanies funèbres, sur le bord de sa fosse, il écrit une espèce de Pervigilium Veneris du mois de mai. C’est l’idylle de la peste. Dans la ville, il est fort à l’aise : il va en long, en large, au milieu des fossoyeurs qui crient : « Vive la, mort ! » comme c’était l’usage de chanter Mai et le printemps. A travers les ténèbres, il croit voir passer la peste dans une litière. C’était une jeune morte, traînée par des chevaux blancs.
Il s’en va sur la place où l’on élit les magistrats. Il n’y a plus de peuple. Des citoyens encore, mais allongés sur des civières qu’on porte. Au défaut de vivants, au vote on appelle les morts.
Étonnant aspect des églises ! Le clergé est mort, les moines sont morts. Tel reste pour confesser les femmes malades qui se traînent et viennent mourir là. Il est assis au milieu de la nef, les fers aux pieds, aux mains, pour empêcher qu’il ne les touche. Songez-y, dans ce temps de mort, c’est tout d’être vivant. Trois dévots en béquilles, qui circulent dans l’église, lancent un regard d’amour à trois vieilles édentées. Machiavel, avec ses soixante ans, est sûr de plaire et de trouver fortune.
Sur les tombes qui entourent l’église, il trouve une jeune femme échevelée qui se frappe le sein. Il avance, non sans quelque crainte ; il console, interroge. Elle répond, s’épanche, elle conte en paroles hardies (les morts n’ont peur de rien), en lamentations effrénées, les joies conjugales qu’elle n’aura plus. Ce disant, elle pâme. Est-elle morte ? Pestiférée ou non, Machiavel la délace et desserre, « quoiqu’elle ne fût pas très serrée ». Elle revient alors, et jure qu’elle n’a plus souci d’elle, de moeurs ni de pudeur. Là-dessus, un sermon équivoque du bon apôtre, qui prêche la décence des plaisirs secrets.
C’est l’horreur sur l’horreur ! la mort entremetteuse !... Ailleurs, à Santa-Maria-Novella, sur les degrés de marbre de la grande chapelle, il trouve, sous de longs vêtements, une admirable veuve. Suit la description, laborieuse, mythologique, de cette divinité. Morceau sensuel, triste, qui sent le vieillard et l’effort. Cupidon, Vénus, les Hespérides, ne réchauffent pas tout cela. Moins froid le marbre funéraire où siège cette idole de mort.
Sa vie y reste aussi, un mois ou deux après il meurt.
Michelet, Histoire de France, Réforme.

Un article lue dans la revue L'Histoire, à propos d'un roman dont je ne sais rien, m'a donné envie d'en savoir plus.

L’histoire racontée par Michelet (1855) s'appuie sur La Description de la Peste à Florence en 1527, dernier écrit de Machiavel. La journée décrite est celle du 1er mai. Machiavel meurt le 22 juin 1527. Le texte de Machiavel n’est pas sans poser quelques problèmes. Les historiens ne semblent pas faire mention d’une épidémie de peste qui aurait ravagé Florence au cours de ce mois. On sait cependant que la maladie a gagné Rome fin 1527. S’agirait-il de la description de cas isolés ayant touché la Toscane ?
D’autre part quel est le statut de La Descrizione ? Ecrite à un moment le plus trouble de l’histoire de l’Italie (la dernière phrase doit y faire allusion), Florence vient tout juste d’échapper aux troupes du connétable de Bourbon, Rome sera mise à sac par ces dernières les 5-6 mai, elle semble, bien que rapportant des faits tragiques, être une sorte récréation pour Machiavel. Ce mariage par temps de peste à quelque chose de bizarre et parait tout droit sorti d’un conte.

Je me prépare pour la nuit prochaine aux plaisirs d'une comédie future…

Pour terminer, il faut aussi ajouter que cette description fut attribuée à Lorenzo Strozzi.
C’est donc de ce texte que s’empare Michelet. Il le condense, le triture, force sur le grotesque - les femmes boiteuses deviennent trois vieilles édentées, il en renverse les perspectives.

Je poursuivis mon chemin ; et près du Marché-Neuf je rencontrai la peste qui venait à cheval. Dans le premier moment ce spectacle me trompa, car, voyant venir de loin une litière portée par des chevaux dont la blancheur était aussi éclatante que la neige, je crus que c'était quelque noble dame ou quelque personnage de haut lignage qui allait en partie de plaisir ; mais ayant vu tout autour, au lieu de serviteurs, les hospitaliers de Santa-Maria-Nuova, je n'eus pas besoin d'autres informations.
Machiavel.

Machiavel rencontre effectivement la peste. Ce qu’il avait pris au départ pour une femme qui allait à une partie de plaisir se trouve être la peste en mouvement. En peu de mots Michelet balaie l’image. Ne subsiste plus que le corps de la jeune morte.
A l’inverse Michelet désérotise la veuve dont Machiavel fait le portait. Là où Machiavel voit un corps bien réel de femme, objet de son désir,

Comme il me semblait que je perdais inutilement le temps, et brûlant du désir de revoir une beauté aussi désirée, je me hâtai de rentrer chez moi...

Michelet introduit la figure de la mort. Il fait image.
Quand Machiavel ne sait pas,

Quant à ce qui arrivera, après les noces je vous le ferai savoir.

Michelet énonce une certitude.

...un mois ou deux après il meurt.

Jules Michelet est un alchimiste.

mercredi 1 octobre 2008

LV2 et Physique-chimie.


Le nouveau gardien de mon immeuble m'énerve. Il est portugais. Ce n'est pas la raison pour laquelle il m'énerve quoiqu'il essaye vainement, il parle très mal le français, de m'initier aux joies et mystères du championnat lusitanien de futebol, m'obligeant, par lâcheté, hypocrisie ou politesse, à accompagner son sabir de oui incertains et de dodelinements de la tête. Non s'il m'énerve c'est à cause de sa tournure d'esprit.
Il y a quelques jours, c'était un matin, je le croisai, alors qu'il passait la toile mouillée, dans les escaliers. Je prends la mine du travailleur pressé, lui adresse un bonjour auquel il me répond en substance (je traduis ces propos).
- C'est la décadence, l'immeuble part à vau-l'eau...
Je m'arrête, surpris par cette remarque. Rien ne me semble avoir changé. Que veut-il me dire ?
C'est alors qu'il me montre son seau et me fait remarquer (je résume encore) que ce dernier est cassé, qu'un bon ouvrier doit avoir de bons outils, qu'il est désolé de n'être pas à la hauteur de sa tâche etc...
J'écoute intrigué.
Quand d'un coup je comprends. Tel un aérostier, il est en train de lacher du lest afin que la nacelle de son ego prenne de l'altitude, ce qu'il attend c'est que je fasse office de brûleur pour permettre la dilatation de son moi.
- Mais non monsieur, tout va bien...
Je m'y suis refusé.
C'est qu'il me fit penser à un ancien camarade de classe, nous étions en première, qui, bien qu'ayant des notes honorables en Physique-chimie, s'exclamait lors de la remise des copies de manière ostentatoire : je suis nul, vraiment nul...
Mais il est vrai que les miennes étaient particulièrement mauvaises.